Le blog des Chroniques du Chapeau noir poursuit la publication de « Seuphor, libre comme l’art », écrit par Claude Guibert sur la vie de l’écrivain, historien et artiste Michel Seuphor (1901-1999), de son vrai nom Fernand Berckelaers. Ce livre a été écrit en 2008 et sera publié intégralement à raison de quelques pages par publication, une fois par semaine.
Publication N° 70
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Du 22 janvier au 13 février 1954, le très lent cheminement presque secret de Seuphor vers une œuvre de plasticien est rendu public. Il ne se veut pas peintre, mais dessinateur. Depuis ces jours de 1932 où les dessins unilinéaires apparaissent sous sa plume lassée d’écrire, il aura fallu vingt années de maturation pour que soit révélé ce talent. L’exposition reçoit un bon accueil. Le procédé des dessins lacunes en étonne plus d’un et on découvre la face cachée de l’écrivain. Alors que les dessins composent une symphonie de noir, blanc et gris, le collage de formes géométriques apparaît et, avec elles, la couleur. C’est le début d’un jeu infini entre la forme géométrique et le trait à main levée, associant rigueur et liberté, noir et blanc et couleur. Seuphor, à plus de cinquante ans, a trouvé la gamme à partir de laquelle il va jouer et développer une œuvre de plasticien.
Dans le courant de l’année, Seuphor reçoit la visite du professeur Hammacher, directeur du Musée Kröller-Müller, aux Pays-Bas. Ami de longue date, le visiteur observe attentivement les dessins à lacunes aux murs de l’appartement. L’exposition de la galerie Berggruen vient de s’achever. Ce que Seuphor appelait son « violoncelle d’Ingres », les dessins à lacunes, occupe désormais le devant de la scène. Lors de cette visite du professeur Hammacher, le mot de tapisserie est prononcé mais on en reste là. Peu de temps après, Seuphor reçoit, à son grand étonnement, venant de Arnheim, une commande de deux tapisseries destinées à la nouvelle Maison de la province de Gueldre récemment construite au bord du Rhin. Soudain associé aux métiers d’art, Seuphor collabore avec deux jeunes tisserands hollandais, Hermann Scholten et Désirée van de Rivière. Pendant presque quatre ans, les deux artisans travaillent sur ce projet reçoivent plusieurs fois la visite de l’artiste et aboutissent à ces deux premières tapisseries de près de trois mètres de côté et que l’on installe, en effet, dans la salle des pas perdus de la maison de la province de Gueldre. Plus tard, les dessins à lacunes orneront des vases de Sèvres, dépassant parfois la taille d’un homme. Les tapisseries atteignent maintenant des tailles imposantes, plus de cinq mètres de long pour « Quel destin ? quel ruissellement d’étoiles , quel spectacle ? » accueillie par la nouvelle faculté de droit de Bordeaux.
La galerie Denise René
La galerie Denise René , après les turbulences de la vague informelle, maintient le cap sur la voie de la rigueur géométrique. Si de jeunes peintres abstraits sont venus se proposer, tels Marie Raymond, Hartung et Schneider, entre autres artistes, une tendance s’affirme, un groupe se constitue autour de Vasarely rassemblant Dewasne, Jacobsen, Mortensen, Herbin, Deyrolle, Poliakoff. Progressivement la galerie Denise René assume son identité, l’art abstrait construit. Denise René n’échappe pas, pour autant, à la critique : l’art construit qu’elle promeut est jugé trop froid. Elle trace un chemin qu’elle poursuivra toute sa vie : défendre les nouveaux courants autour de l’art cinétique et de l’optical-art. En 1954, Vasarely propose à Denise :
– « J’ai une idée sensationnelle, il faut la réaliser le plus vite possible parce qu’elle est dans l’air. Le cinétisme, c’est la quatrième dimension, le mouvement. ». 1
Du 6 au 30 avril 1955, Denise René propose donc une exposition qui, avec le recul du temps, apparaîtra historique : « Le Mouvement ». Pontus Hulten met en avant Agam, Pol Bury, Alexandre Calder, Marcel Duchamp, Jésus Rafael Soto, Jean Tinguely, Victor Vasarely.
Une pancarte avertit les visiteurs :
– « Prière de toucher ! »
Jean Tinguely, jeune artiste Suisse de trente ans, propose d’étranges constructions métalliques mues par des moteurs. Ses « Meta-mécaniques » mènent leur vie de façon autonome. L’une d’elles réalise automatiquement ses propres dessins. De l’historique Marcel Duchamp avec sa « Rotative demi-sphère» à Alexandre Calder et ses mobiles, tous les aspects du mouvement réel se côtoient. A leurs côtés, puisant eux leurs origines dans le néoplasticisme et l’art géométrique, Vasarely et Agam ouvrent un champ d’investigation nouveau. Le mouvement peut s’apparenter à celui du spectateur se déplaçant devant l’œuvre pour y découvrir ses aspects changeants, mais également se rattacher à la vibration rétinienne face à une œuvre perturbant la vision.
A l’occasion de cette exposition « Le Mouvement », Vasarely édite le Manifeste jaune qui énonce la notion de plastique cinétique. Il renoue ainsi avec les recherches des pionniers constructivistes, mais aussi avec l’enseignement du Bauhaus. Le mouvement ne relève pas de la composition ni d’un quelconque sujet. Il surgit de l’appréhension par le regard qui en est le seul créateur Selon lui, le caractère unique d’une œuvre d’art et l’engagement personnel de l’artiste pour sa réalisation sont des concepts bourgeois. Il choisit de travailler pour sa part d’une façon qui se prête à la reproduction de masse au moyen de procédés techniques modernes.
-« Nous ne pouvons laisser indéfiniment la jouissance de l’œuvre d’art à la seule élite des connaisseurs. L’art présent s’achemine vers des formes généreuses, à souhait recréables; l’art de demain sera trésor commun ou ne sera pas. Les traditions dégénèrent, les formes usuelles de la peinture dépérissent sur des voies condamnées. Le temps juge et élimine, le renouveau part d’une rupture et la manifestation de l’authentique est discontinue et inattendue.(…) La chaîne majestueuse de l’image fixe sur deux dimensions se déroule de Lascaux aux abstraits…l’avenir nous réserve le bonheur en la nouvelle beauté plastique mouvante et émouvante. » 2
Le dépliant comportant son texte Notes pour un manifeste comprend également un texte de Pontus Hulten, Mouvement-Temps ou les quatre dimensions de la plastique cinétique, deux textes de Roger Bourdier sur le cinéma et l’œuvre transformable. Si, à travers l’art cinétique, le mouvement prend des directions fort diverses, avec Agam et Vasarely s’affirment les avancées d’un art qui a poussé sur le terrain du néoplasticisme et du constructivisme.
Malgré l’importance du tournant pris par la galerie Denise René avec cette exposition, le monde des critiques, la presse spécialisée font preuve de réserve voire d’ironie.
– « Si je ne puis me défendre d’un préjugé défavorable à l’idée d’une forme d’art abandonnée aux impératifs de la cybernétique dont l’emprise menace déjà une civilisation à laquelle j’ai la faiblesse d’être attaché, je me bornerai pour l’instant à demander à l’inventeur qui consacre tous ses soins à élaborer des mécaniques qui pourraient un jour se substituer à l’homme pour faire des œuvres d’art, s’il envisage également, avec le même humour noir, de mettre face à celles-ci une machine spectatrice et pourquoi pas un robot critique d’art ? »Roger Van Gindertaël 3
1 « Conversations avec Denise René », Catherine Millet Adam Biro 2001
2 Cité dans : http://art-contemporain.eu.org/base/chronologie/742.html
3 Roger Van Gindertaël, « Les Beaux-arts » Bruxelles 22 avril 1955