Seuphor, libre comme l'art

Seuphor, libre comme l’art : Denise René

Le blog des Chroniques du Chapeau noir poursuit la publication de « Seuphor, libre comme l’art », écrit par Claude Guibert sur la vie de l’écrivain, historien et artiste Michel Seuphor (1901-1999), de son vrai nom Fernand Berckelaers. Ce livre a été écrit en 2008 et sera publié intégralement à raison de quelques pages par publication, une fois par semaine.

Publication N° 70

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Du 22 janvier au 13 février 1954, le très lent cheminement presque secret de Seuphor vers une œuvre de plasticien est rendu public. Il ne se veut pas peintre, mais dessinateur. Depuis ces jours de 1932 où les dessins unilinéaires apparaissent sous sa plume lassée d’écrire, il aura fallu vingt années de maturation pour que soit révélé ce talent. L’exposition reçoit un bon accueil. Le procédé des dessins lacunes en étonne plus d’un et on découvre la face cachée de l’écrivain. Alors que les dessins composent une symphonie de noir, blanc et gris, le collage de formes géométriques apparaît et, avec elles, la couleur. C’est le début d’un jeu infini entre la forme géométrique et le trait à main levée, associant rigueur et liberté, noir et blanc et couleur. Seuphor, à plus de cinquante ans, a trouvé la gamme à partir de laquelle il va jouer et développer une œuvre de plasticien.

Dans le courant de l’année, Seuphor reçoit la visite du professeur Hammacher, directeur du Musée Kröller-Müller, aux Pays-Bas. Ami de longue date, le visiteur observe attentivement les dessins à lacunes aux murs de l’appartement. L’exposition de la galerie  Berggruen vient de s’achever. Ce que Seuphor appelait son « violoncelle d’Ingres », les dessins à lacunes, occupe désormais le devant de la scène. Lors de cette visite du professeur Hammacher, le mot de tapisserie est prononcé mais on en reste là. Peu de temps après, Seuphor reçoit, à son grand étonnement, venant de Arnheim, une commande de deux tapisseries destinées à la nouvelle Maison de la province de Gueldre récemment construite au bord du Rhin. Soudain associé aux métiers d’art, Seuphor collabore avec deux jeunes tisserands hollandais, Hermann Scholten et Désirée van de Rivière. Pendant presque quatre ans, les deux artisans travaillent sur ce projet reçoivent plusieurs fois la visite de l’artiste et aboutissent à ces deux premières tapisseries de près de trois mètres de côté et que l’on installe, en effet, dans la salle des pas perdus de la maison de la province de Gueldre. Plus tard, les dessins à lacunes orneront des vases de Sèvres, dépassant parfois la taille d’un homme. Les tapisseries atteignent maintenant des tailles imposantes, plus de cinq mètres de long pour « Quel destin ? quel ruissellement d’étoiles , quel spectacle ? » accueillie par la  nouvelle faculté de droit de Bordeaux.

La galerie Denise René


La galerie Denise René , après les turbulences de la vague informelle, maintient le cap sur la voie de la rigueur géométrique. Si de jeunes peintres abstraits sont venus se proposer, tels Marie Raymond, Hartung et Schneider, entre autres artistes, une tendance s’affirme, un groupe se constitue autour de Vasarely rassemblant Dewasne, Jacobsen, Mortensen, Herbin, Deyrolle, Poliakoff. Progressivement la galerie Denise René assume son identité, l’art abstrait construit. Denise René n’échappe pas, pour autant, à la critique : l’art construit qu’elle promeut est jugé trop froid. Elle trace un chemin qu’elle poursuivra toute sa vie : défendre les nouveaux courants autour de l’art cinétique et de l’optical-art. En 1954, Vasarely propose à Denise :

–  « J’ai une idée sensationnelle, il faut la réaliser le plus vite possible parce qu’elle est dans l’air. Le cinétisme, c’est la quatrième dimension, le mouvement. ». 1

Du 6 au 30 avril 1955, Denise René propose donc une exposition qui, avec le recul du temps, apparaîtra historique : « Le Mouvement ». Pontus Hulten met en avant Agam, Pol Bury, Alexandre Calder, Marcel Duchamp, Jésus Rafael Soto, Jean Tinguely, Victor Vasarely.

Denise René et Victor Vasarely

Une pancarte avertit les visiteurs :

– « Prière de toucher ! »

Jean Tinguely, jeune artiste Suisse de trente ans, propose d’étranges constructions métalliques mues par des moteurs. Ses « Meta-mécaniques » mènent leur vie de façon autonome. L’une d’elles réalise automatiquement ses propres dessins. De l’historique Marcel Duchamp avec sa « Rotative demi-sphère» à Alexandre Calder et ses mobiles, tous les aspects du mouvement réel se côtoient. A leurs côtés, puisant eux leurs origines dans le néoplasticisme et l’art géométrique, Vasarely et Agam ouvrent un champ d’investigation nouveau. Le mouvement peut s’apparenter à celui du spectateur se déplaçant devant l’œuvre pour y découvrir ses aspects changeants, mais également se rattacher à la vibration rétinienne face à une œuvre perturbant la vision.
A l’occasion de cette exposition « Le Mouvement », Vasarely édite le Manifeste jaune qui énonce la notion de plastique cinétique. Il renoue ainsi avec les recherches des pionniers constructivistes, mais aussi avec l’enseignement du Bauhaus. Le mouvement ne relève pas de la composition ni d’un quelconque sujet. Il surgit de l’appréhension par le regard qui en est le seul créateur Selon lui, le caractère unique d’une œuvre d’art et l’engagement personnel de l’artiste pour sa réalisation sont des concepts bourgeois. Il choisit de travailler pour sa part d’une façon qui se prête à la reproduction de masse au moyen de procédés techniques modernes.

-«  Nous ne pouvons laisser indéfiniment la jouissance de l’œuvre d’art à la seule élite des connaisseurs. L’art présent s’achemine vers des formes généreuses, à souhait recréables; l’art de demain sera trésor commun ou ne sera pas. Les traditions dégénèrent, les formes usuelles de la peinture dépérissent sur des voies condamnées. Le temps juge et élimine, le renouveau part d’une rupture et la manifestation de l’authentique est discontinue et inattendue.(…) La chaîne majestueuse de l’image fixe sur deux dimensions se déroule de Lascaux aux abstraits…l’avenir nous réserve le bonheur en la nouvelle beauté plastique mouvante et émouvante. » 2

Le dépliant comportant son texte Notes pour un manifeste comprend également un texte de Pontus Hulten, Mouvement-Temps ou les quatre dimensions de la plastique cinétique, deux textes de Roger Bourdier sur le cinéma et l’œuvre transformable. Si, à travers l’art cinétique, le mouvement prend des directions fort diverses, avec Agam et Vasarely s’affirment les avancées d’un art qui a poussé sur le terrain du néoplasticisme et du constructivisme.

Malgré l’importance du tournant pris par la galerie Denise René avec cette exposition, le monde des critiques, la presse spécialisée font preuve de réserve voire d’ironie.

– «  Si je ne puis me défendre d’un préjugé défavorable à l’idée d’une forme d’art abandonnée aux impératifs de la cybernétique dont l’emprise menace déjà une civilisation à laquelle j’ai la faiblesse d’être attaché, je me bornerai pour l’instant à demander à l’inventeur qui consacre tous ses soins à élaborer des mécaniques qui pourraient un jour se substituer à l’homme pour faire des œuvres d’art, s’il envisage également, avec le même humour noir, de mettre face à celles-ci une machine spectatrice et pourquoi pas un robot critique d’art ? »Roger Van Gindertaël 3

1 « Conversations avec Denise René », Catherine Millet Adam Biro 2001

2 Cité dans : http://art-contemporain.eu.org/base/chronologie/742.html

3 Roger Van Gindertaël, « Les Beaux-arts » Bruxelles 22 avril 1955

Seuphor, libre comme l'art

Seuphor, libre comme l’art : « Le monde est plein d’oiseaux »

Le blog des Chroniques du Chapeau noir poursuit la publication de « Seuphor, libre comme l’art », écrit par Claude Guibert sur la vie de l’écrivain, historien et artiste Michel Seuphor (1901-1999), de son vrai nom Fernand Berckelaers. Ce livre a été écrit en 2008 et sera publié intégralement à raison de quelques pages par publication, une fois par semaine.

Publication N° 61

Le 25 août 1944 les éléments de la 2e DB entrent dans Paris. La signature de la reddition des troupes nazies intervient à la gare Montparnasse. Charles de Gaulle, chef du Gouvernement provisoire de la République française, arrive au ministère de la guerre rue Saint-Dominique, puis prononce à l’hôtel de ville un discours à la population.

Le même jour, à Tornac, une trentaine de maquisards ont immobilisé un convoi de quelques centaines de soldats allemands . Seuphor insiste pour connaître tous les détails de l’opération. Le convoi allemand, bien armé, subit alors l’attaque de quatre avions venus les mitrailler. Le 26 août, De Gaulle salue les forces américaines et celles de Leclerc lors du défilé de la victoire sur les Champs-Élysées.

Lorsque novembre arrive, Seuphor, après bien des hésitations, se décide enfin, monte à Paris et loge chez des amis russes. En quête d’un bon éditeur, il vient signer un contrat avec une jeune maison en développement, « Les Éditions du Pavois ». Ce voyage se révèle désastreux: logé dans une maison humide et mal chauffée, il contracte une pleurésie et rentre fiévreux à Anduze. Cette fois encore, la maladie entraîne un bouleversement dans la vie de Seuphor. Un admirateur de ses écrits, fabriquant de biscuits dans la région, lui rend visite avec un médecin. Avec 40 degrés de fièvre, il ne se remet pas de son escapade parisienne. La maison du mas blanc est toujours humide, le lit du Gardon voisin souvent inondé. On juge rapidement que l’endroit se révèle néfaste pour sa santé. Pris en charge par son marchand de biscuits, généreux et actif, le couple Seuphor se voit offrir la possibilité de déménager dans une nouvelle demeure à Aubagnac, près de Bagnols-sur-Cèze. La petite maison de maître, entourée de superbes platanes, devient leur nouveau gîte. Seuphor y écrit « Le monde est plein d’oiseaux » où il tire un trait sur la religion. Doucement se tourne une page.

Le 31 décembre 1944 sera le dernier passé dans cette région d’accueil. Soirée froide où il faut se résoudre à brûler des chevrons destinés à la construction d’une cabane au sommet de la colline. Invité à cette Saint Sylvestre, Francis Bernard a apporté la veille un coq pour lequel on dresse une nappe blanche sur le bois nu de la grande table. Accepté au rang des amis proches , Francis Bernard obtient le privilège de lire le contrat d’édition que Seuphor a rapporté de la capitale. La soirée s’achève dans la fumée de fines cigarettes en devisant sur la condition des écrivains. Francis Bernard se décide à lire à haute voix les premiers chapitres de son futur livre sur Seuphor alors qu’un vent violent couvre sa voix. Parfois Seuphor l’interrompt pour corriger tel détail biographique.

Déjà , le désir de rentrer à Paris fait son chemin. Quelques peu lassés par la cohabitation avec la propriétaire qui loge dans la même maison au rez-de-chaussée, ils se décident. Quatorze années de retraite, quatorze années hors de Paris. Son aspiration à retrouver la capitale s’impose aussi ardente qu’avait été son désir de la fuir. La plongée dans la littérature religieuse, les classiques grecs et latins, la théologie, le repli dans une vie rurale et isolée, tout cela appartient désormais au passé. Les trois années vécues à Bagnols-sur-Cèze contribuent à ce désengagent. Dans Paris libéré, Seuphor voit-il la perspective de sa propre libération?

De la plume qui sert à bien des choses

Au retour de l’exode, Denise Bleibtreu et Victor Vasarely poursuivent l’idylle engagée au café de Flore lors du Noël 1939.Victor est toujours charmeur, plus que jamais pétillant d’idées. Et si le local de la rue La Boétie se transformait en atelier de décoration ? Victor maîtrise la technique de la ballottine, une peinture à l’huile rehaussée d’un semi de fines perles de verre. Denise adopte la proposition et l’activité prend son essor. L’idée germe de transformer ce local en galerie; en couple, ils mènent de front l’aventure de l’artiste et celle de la galeriste.

A peine plus jeune que Seuphor, Victor Vasarely, est entré en 1929 au « Muhëly » sorte d »équivalent du Bauhaus à Budapest. L’école, créée sur le modèle du Bauhaus de Dessau, reprenait les enseignements  de Gropius, Kandinsky, Klee ou Albers Cette influence se révèle considérable dans l’œuvre de Vasarely. Là, il s’initie aux tendances du constructivisme et découvre l’art abstrait. Il rêve de fonder une école où toutes les disciplines artistiques seraient réunies. C’est pourquoi il souhaite, en 1944, exposer le fruit de ses recherches graphiques. Tout le café de Flore accompagne leur projet et la presse suit. Le local de Denise Bleibtreu  devient la galerie Denise René.

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Au sortir de la seconde guerre mondiale, le mouvement de l’art géométrique et de l’art concret s’offre une occasion  significative pour revenir dans l’actualité de l’art à Paris. Réalisée avec la collaboration de Nelly Van Doesburg, la Galerie René Drouin présente, du 15 juin au 13 juillet 1945, une grande exposition d’art Concret. Même si elle s’ouvre dans l’espace restreint d’une galerie, cette rétrospective marque une étape importante dans l’histoire de l’abstraction géométrique en France. Pour la première fois depuis la libération, sont accrochées des œuvres de Jean Arp, Sonia et Robert Delaunay, César Domela, Otto Freundlich, Jean Gorin, Auguste Herbin, Wassili Kandinsky, Alberto Magnelli, Piet Mondrian, Antoine Pevsner, Sophie Taeuber-Arp, Théo van Doesburg. On y propose une vue élargie de l’art concret. Jean Arp et un auteur anonyme, peut-être Jean Gorin, fixent le cap dans leur préface :

– « Peinture concrète et non abstraite, parce que rien n’est plus concret, plus réel qu’une ligne, qu’une couleur, qu’une surface. C’est la concrétisation de l’esprit créateur » .


Quinze ans après la création de Cercle et Carré et le manifeste de l’art concret de Van Doesburg, l’art abstrait soulève toujours les passions et les controverses. Pendant plusieurs mois, au terme de l’exposition chez René Drouin, les critique se répondent par articles interposés dans la presse artistique La revue  Arts  participe aux échanges. « Feu sur l’art abstrait », « A propos d’art concret », «  Concret, pas concret »,  Raymond Cogniat, Frédo Sidès, Léonce Rosenberg s’affrontent. Au bout du compte, la guerre des appellations semble quelque peu vaine, dépassée, « Qu’importe, après tout, le nom ? »,  « Ce sont les hommes qui comptent, non les formules ou les étiquettes »…. Sur le front de l’art abstrait, le courant de l’art géométrique doit également compter avec les avancées de l’abstraction gestuelle.

Seuphor, libre comme l'art

Seuphor, libre comme l’art : la maison claire

Le blog des Chroniques du Chapeau noir poursuit la publication de « Seuphor, libre comme l’art », écrit par Claude Guibert sur la vie de l’écrivain, historien et artiste Michel Seuphor (1901-1999), de son vrai nom Fernand Berckelaers. Ce livre a été écrit en 2008 et sera publié intégralement à raison de quelques pages par publication, une fois par semaine.

Publication N° 58

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La maison claire

En ces temps de montée des périls, de soubresauts politiques, un événement au premier abord anodin s’apprête à bouleverser la vie des Seuphor. A côté de leur bâtisse, à Anduze, une rentière et sa fille sont devenus leurs voisins depuis quelque temps. En soi, rien d’inquiétant à ce voisinage. Néanmoins, la vie va devenir insupportable pour le couple à cause d’un poste de T.S.F. insistant, entêtant, inamovible, obsédant, bref un calvaire. Toutes les injonctions, toutes les menaces, tous les cris n’y font rien : cette « boite de T.S.F. » nargue au quotidien leur tranquillité et tourne à l’obsession pour Seuphor.   Après tant d’ efforts, tant d’investissement de travail pour leur maison en ruine, ils décident, malgré cela de battre en retraite. Cette fuite qui se présentait comme un repli de vaincu se transforme en geste salutaire. Le 9 juin 1939, Seuphor, femme et enfant déménagent pour rejoindre, à un kilomètre du village, « la maison claire ». Madame Berthézène leur loue un étage dans son mas blanc, au pied d’une colline. Proche de la montagne, le panorama est magnifique. De la fenêtre de son nouveau cabinet de travail, Seuphor découvre cette perspective sur les rochers pelés alentours. Il ne lui restera plus qu’à fabriquer de ses mains quelques petites bibliothèques. Il y ajoutera un tableau noir et un grand crucifix. En pratique, la propriétaire ne vit jamais là, résidant le plus souvent chez sa fille dans la Drôme. Les Seuphor disposent de l’immense maison pour eux seuls, une demeure claire, sur trois niveaux, ouverte sur un pré. Très compacte, cette grande bâtisse ne se montre pas pour ce qu’elle est réellement : une véritable ferme, destinant le rez-de-chaussée au logement des animaux et réservant les étages à l’habitation humaine ainsi que le grenier à fourrage. Sans quitter son foyer, le fermier peut aller du poulailler à la cuisine, du grenier à la chambre à coucher.

Le Flore

Noël 1939. Paris, dans le climat de guerre, reste encore libre. Un endroit où cette prérogative conserve tout son sens vit encore presque normalement : le Café de Flore. Dans l’effervescence intellectuelle qui anime le lieu, la brasserie constitue pour certains une seconde famille. Parmi les serveurs, Pascal se distingue par son érudition et son jugement. Albert Camus l’a surnommé Descartes. Les frères Prévert, Antonin Artaud, Marcel Duhamel, Picasso et Dora Maar fréquentent Le Flore. Les groupes se forment autour de Sartre d’une part, des Prévert de l’autre. Les anciens du groupe octobre Raymond Bussières, Marcel Mouloudji, Maurice Baquet, Margot Capelier, où encore Paul Grimault, Yves Allégret et Jean-Paul Le Chanois s’y retrouvent. Parmi les clients, une jeune femme ne manque aucune visite quotidienne : Denise Bleibtreu. Fille d’un soyeux Lyonnais, Denise Bleibtreu s’est vu confier, avec sa sœur, en 1938, un appartement au deuxième étage du 124 rue La Boétie pour l’utiliser comme un atelier de mode. Tous les soirs, à sept heures, une fois quitté son travail, Denise se rend au Flore. En cette période de fête singulièrement troublée par le conflit, le café se change en havre convoité, lieu d’intimité protégé par de grands rideaux noirs de défense passive. Accompagnée d’une amie, Denise Bleibtreu pénètre, comme chaque soir, dans son refuge. Trois jeunes gens les invitent à leur table. L’un d’eux est vicomte, descendant de la noblesse hongroise : Victor de Vasarely. Le jeune homme, brillant  causeur, charme les deux jeunes filles. Denise, sans doute intimidée, cherche à dissimuler un de ses ongles. Le jeune vicomte, presque offusqué, raille :

– «  Mais ce n’est pas si terrible d’avoir un ongle écaillé ! »1

Tous les jours Denise et Victor se revoient au Flore, puis au spectacle, puis au concert. Vasarely, dessinateur publicitaire pour des laboratoires pharmaceutiques, a des projets plein la tête. Marié avec une de ses camarades étudiante à l’école des Beaux-arts de Budapest, il est père de deux enfants. En cette fin d’année 1939, célibataire à Paris, son rêve serait de fonder une sorte de Bauhaus où toutes les disciplines se mêleraient.

1« Conversations avec Denise René » par C.Millet Adam Biro 2001

Expositions

Vasarely, le siècle d’après

« Le partage des formes »

Dans l’art cinétique et l’Optical art, les premiers auront été les derniers. Entre les artistes disparus et les artistes oubliés, le contingent s’était singulièrement réduit. Même si des lieux de résistante entretenaient une présence de l’art cinétique, notamment Denise René dans ses galeries, le mouvement avait vécu ses heures de triomphe. Après le long purgatoire dans lequel se sont trouvés ces créateurs, on a vu, depuis quelques années, revenir dans la lumière ces noms qui avaient partagé la gloire. En 2013 se sont ouvertes simultanément deux grandes expositions consacrées à des artistes cinétiques : Julio Le Parc au Palais de Tokyo à Paris et Jésus Raphael Soto au Centre Pompidou toujours à Paris. L’exposition Dynamo en 2013, également au Grand Palais à Paris, a marqué une étape essentielle dans ce retour en grâce de l’art cinétique et lumino-cinétique.
Victor Vasarely, qui fut le premier d’entre, eux restait pourtant bien absent des institutions quand bien même la Fondation Vasarely à Aix en Provence entretenait la flamme.

« Il faut maintenant construire le monde! »

L’exposition du Centre Pompidou de Paris replace Vasarely en perspective dans l’histoire de ce mouvement en donnant à voir comment l’artiste puise ses racines dans le Mühely  fondé à Budapest en 1928. C’est le temps de Het Overzicht fondé par Michel Seuphor. Het Overzicht (Le Panorama) va souffler l’esprit nouveau partout. « Il faut maintenant construire le monde! » clame Seuphor.

Tournage avec Victor Vasarely en 1970 à Annet sur Marne;

A peine plus jeune que Seuphor, Victor Vasarely, est entré en 1929 au « Muhëly » (« Petit Bauhaus ») connu comme étant l’équivalent du Bauhaus à Budapest. L’école, créée sur le modèle du Bauhaus de Dessau, reprenait les enseignements de Gropius, Kandinsky, Klee ou Albers Cette influence se révèle considérable dans l’oeuvre de Vasarely. Là, il s’initie aux tendances du constructivisme et découvre l’art abstrait. Il rêve de fonder une école où toutes les disciplines artistiques seraient réunies. C’est pourquoi il souhaite, en 1944, exposer le fruit de ses recherches graphiques. Tout le café de Flore, où se sont rencontrés Vasarely et sa nouvelle compagne Denise Bleibtreu, soutient le projet et la presse le suit. L’atelier de couture de Denise Bleibtreu devient la galerie Denise René.
C’est le début de cette aventure qui aboutira à l’extraordinaire influence de l’Op-art et de l’art cinétique non seulement dans le domaine de l’art mais en envahissant comme un Tsunami tous les domaines : architecture, spectacles vivants, cinéma, mode, design ….au point de devenir en quelque sorte l’art pompier des années soixante et soixante dix. C’est aussi l’époque où Nicolas Schoeffer rêve de sa Tour cybernétique qui devait devenir la nouvelle Tour Eiffel du vingtième siècle et qui finalement ne verra pas le jour.
Aujourd’hui, dans le siècle d’après, Vasarely revient au premier plan à l’occasion de cette exposition du Centre Pompidou. Bien discret dans un angle des cimaises, le « Manifeste Jaune » (1955), texte fondateur du projet de l’artiste, témoigne de ce point de départ historique. Dommage que la si décisive époque de la galerie Denise René soit quelque peu occultée dans l’exposition. Des « Zèbres » de 1938 jusqu’à la série des « Vega », ce parcours témoigne de la rigueur de l’oeuvre à l’image de celle de l’homme lorsque je le rencontrai au début des années soixante dix dans son atelier et domicile d’Annet sur Marne.
Avec le recul, ce qui s’inscrivait dans la seconde moitié du vingtième siècle comme la pointe avant-gardiste d’un mouvement qui voulait changer le monde, apparaît aujourd’hui comment un moment d’histoire. La modernité  n’est plus ce qu’elle était.

Photos de l’auteur.

Vasarely
Le partage des formes
6 février 2019 – 06 mai 219
Centre Pompidou Paris

 

 

Livres

Une galerie, pour quoi faire ? (2)

Sans prétendre cerner en quelques lignes l’ensemble des données sur l’histoire des galeries d’art contemporain en France tel que le relate de façon très complète  le livre de Julie Verlaine , « Les galeries d’art contemporain à Paris« , cette question toujours sous-jacente : une galerie, pour quoi faire?  trouve dans cet ouvrage un certain nombre de réponses. On sait que le devenir d’une galerie d’art contemporain n’échappe pas à l’impérieuse nécessité de se situer d’une façon claire dans le paysage artistique, de donner une image qui personnalise son propos, ses objectifs.  On a vu précédemment que la capacité à « remplir une fonction d’intermédiaires militants » constituait pour les galeristes  un atout essentiel. Il est aisé de prendre un exemple ayant traversé la seconde moitié du vingtième siècle pour durer jusqu’à  aujourd’hui : la galerie Denise René.

Denise René, années Cinquante
Denise René, années Cinquante

Denise René

Denise Bleibtreu rencontre au café de Flore à Paris en 1939 un vicomte descendant de la noblesse hongroise : Victor de Vasarely. C’est le début à la fois d’une histoire personnelle et d’une aventure artistique exceptionnelle. Pendant plus d’un demi-siècle, celle qui devient Denise René a poursuivi, avec une opiniâtreté exemplaire la défense de l’art cinétique et de l’Op-art. Victor Vasarely aura joué personnellement un rôle moteur dans cette action. Les prises de position artistiques de Denise René se sont révélées non seulement déterminantes pour l’activité de la galerie mais ont participé directement à l’histoire de l’art : l’exposition « Le Mouvement » d’avril 1955 porte haut la détermination d’une galeriste qui n’a jamais vacillé dans ses engagements même lorsque l’art cinétique triomphant des années soixante a perdu son aura et connu une très longue période d’oubli.

Tapié
Michel Tapié

Michel Tapié

Parfois, le positionnement  historique d’une galerie s’opère par l’intermédiaire d’un critique (on ne parle pas encore de commissaire d’exposition ou de curator).
Adepte de l’art informel, le critique Michel Tapié, se consacre essentiellement à la promotion de ce mouvement. Dès 1946, il soutient ces jeunes artistes informels que sont Bryen, Dubuffet, Hartung, Mathieu, Michaux, Pollock ,Riopelle, Wols. Joignant le geste à l’écrit, Tapié organise en mars 1951 une grande exposition « Véhémences confrontées » chez Nina Dausset. Pour la première fois sont présentés côte à côte des artistes français et américains abstraits, opérant une entrée en force des peintres du gestuel, de l’élan spontané, du hasard, du chaos contre l’abstraction géométrique. En novembre de la même année, il met sur pied une manifestation de groupe, « Signifiants de l’informel » avec Fautrier, Dubuffet, Michaux, Mathieu et Serpan, au Studio Paul Facchetti à Paris.

Groupe ou écurie ?

Au regard des artistes d’une galerie, comme l’observe Julie Verlaine dans son livre, on peut faire une distinction entre le groupe et l’écurie. « Cette métaphore hippique (…) n’est jamais appliquée aux artistes de la galerie Denise René, ni à ceux de la galerie Arnaud. Dans ces deux cas, on  préfère soit le qualificatif de « groupe », soit une caractérisation esthétique précise (les abstraits géométriques, les lyriques) ».
Le terme d’écurie ne porte pas la même charge artistique, ne situe pas la galerie sur le plan du choix collectif. Il s’agit là davantage de défendre ses propres « poulains » sans que soit pris en compte formellement  un parti-pris.
Dans ces années où  l’ Etat ne s’est pas encore affirmé comme un acteur majeur du développement de l’art contemporain, les galeries se voient donc en situation pour jouer ce rôle de promoteur de  l’art en train de se faire. Parfois même, son rôle s’affirmera sur un plan plus muséal. C’est Denise René, encore un fois, qui présente Mondrian à Paris avant les institutions.
Cette mise en perspective de l’histoire des galeries d’art contemporain en France se révèle alors riche en enseignements sur ce que peut être le devenir d’une galerie, à la fois dans la mission qu’elle se fixe et pour les perspectives que lui offrent ses engagements.

(A suivre)

Photo Tapié :http://contemporary-coterie.blogspot.fr/
Photo Denise René : Galerie Denise René

 

« Les galeries d’art contemporain à Paris  »
« Histoire culturelle du marché de l’art » (1944-1970)

Julie Verlaine
Publications de la Sorbonne 2012
586 pages
ISBN 978-2-85944-723-6 / ISSN 2105-5505

Expositions

La virtuosité immatérielle de Jesús-Rafael Soto

« Volume virtuel » 1979 Centre Pompidou Paris Jesus Rafael Soto

Le hall du Centre Pompidou après son ouverture en 1977  a vécu sous le signe de l’art cinétique et de l’op-art. Déjà le portrait de Georges Pompidou créé par Victor Vasarely personnalisait  l’entrée du centre. Puis c’est l’artiste Jesús-Rafael Soto qui bénéficia d’un emplacement privilégié dans ce hall avec un Volume virtuel  réalisé par la suspension de tiges colorées. Au fil des années, ce volume, suivant la disposition des tiges, prenait une forme ou une autre. Puis l’œuvre disparut du hall.
Aujourd’hui Soto fait l’objet d’une exposition personnelle alors que dans Paris une vague cinétique déferle sur les lieux d’art : Julio Le Parc au Palais de Tokyo et à la galerie Denise René du Marais, exposition Soto donc au Centre Pompidou et à la galerie Denise René Saint-Germain, Francisco Sobrino à la galerie Nmarino dans le marais et bientôt la grande exposition « Dynamo » au Grand Palais. Ce retour fracassant de l’art cinétique à Paris contraste avec le silence assourdissant qu’à subi ce courant artistique pendant de nombreuses années.

Vertus du pénétrable

Dans l’exposition actuelle du Centre Pompidou, le visiteur doit franchir l’obstacle du pénétrable de Soto. Cet aspect bien connu du travail de l’artiste Vénézuélien montre combien, dès les années soixante, ce type de réalisation établissait un nouveau mode de communication entre le visiteur et l’art. Expérience à la fois corporelle, sensorielle et visuelle, le pénétrable de Soto nous implique dans une relation physique et mentale à l’oeuvre.

Pénétrable de Soto au Centre Pompidou 2013

Au-delà de l’abandon même du tableau et du plan, il décrit un espace-temps. Nous ne somme plus observateurs passifs d’un objet peint, mais acteurs d’un « moment » . Le visiteur, mobile à l’intérieur de cet espace, fournit lui-même les critères d’un art à la fois cinétique  et  relationnel.  Des artistes de génération plus récente comme Yann  Kersalé ont prolongé cette recherche dans la voie  du pénétrable.

L’immatériel

A l’époque où Victor Vasarely dominait la scène artistique à la fois pas son oeuvre et  son implication dans la galerie Denise René, Soto se tenait à distance respectueuse. Il renonce à participer à « The Responsive eye » exposition emblématique qui a lieu au Museum of Moderne Art de New York en 1965 :  Autour de ce thème de « L’oeil sensible », on présente, d’Albers à Vasarely, toute la chaîne des artistes qui ont compté pour révéler cette tendance de l’art du temps, parmi lesquels Agam, Carlos Cruz-Diez, François Morellet, Bridget Riley. Soto estimait  qu’on voulait le faire passer pour un suiveur de Vasarely :
– « Je ne pouvais accepter que ceux qui « patinaient » encore dans l’art optique passent comme des maîtres de quelque chose à quoi ils ne s’étaient jamais résolus« .
En effet, Soto développa le concept d ‘ »immatériel » dans ses oeuvres. Dépassant l’objet physique, réalisé à partir de différents matériaux, cet immatériel transcende l’oeuvre et crée une vision virtuelle tout à fait nouvelle à l’époque.
L’ancien guitariste virtuose qui se produisait à l’Escale à Paris pour gagner de quoi subsister dans la capitale, était devenu un artiste majeur auquel le Centre Pompidou rend hommage alors que symétriquement le  Palais de Tokyo présente Julio Le Parc.

Jésus Soto dans l’Encyclopédie audiovisuelle de l’art contemporain

Photos volume virtuel : éditions IMAGO
Photo pénétrable : de l' »auteur

 

Jesús-Rafael Soto

Du 27 février 2013 au 20 mai 2013
Centre Pompidou Paris

 

Pour mémoire

Le siècle de Denise René

Décédée le 9 juillet dernier, la galeriste Denise René (1913-2012) a traversé un siècle qu’elle a  façonné à son idée.
Noël 1939. Paris, dans le climat de guerre, reste encore libre. Un endroit où cette prérogative conserve tout son sens vit encore presque normalement : le Café de Flore. Dans l’effervescence intellectuelle qui anime le lieu, la brasserie constitue pour certains une seconde famille. Parmi les clients, une jeune femme ne manque aucune visite quotidienne : Denise Bleibtreu.

Denise René années Cinquante

Fille d’un soyeux Lyonnais, Denise Bleibtreu s’est vu confier, avec sa soeur, en 1938, un appartement au deuxième étage du 124 rue La Boétie pour l’utiliser comme un atelier de mode. Tous les soirs, à sept heures, une fois quitté son travail, Denise se rend au Flore. Accompagnée d’une amie, Denise Bleibtreu pénètre, comme chaque soir, dans son refuge. Trois jeunes gens les invitent à leur table. L’un d’eux est vicomte, descendant de la noblesse hongroise : Victor de Vasarely. Le jeune homme, brillant causeur, charme les deux jeunes filles. Tous les jours Denise et Victor se revoient au Flore, puis au spectacle, puis au concert. Vasarely, dessinateur publicitaire pour des laboratoires pharmaceutiques, a des projets plein la tête. C’est à la fois le début d’une idylle et celui d’une aventure exceptionnelle : Denise Bleibtreu, devenue Denise René, a porté sans faillir, tout au long de sa vie professionnelle, les mouvements de l’art cinétique et de l’Op-Art.
En 2001, le Centre Pompidou consacra une exposition à cette femme sous le titre « Denise René, l’intrépide« . Occasion émouvante de voir rassemblés physiquement tous les artistes vivants autour de son oeuvre.

Catalogue de l'exposition "Denise René, l'intrépide" au Centre Pomlpidou à Paris en 2001

En 2008,  Denise René avait accepté de me recevoir pour que je puisse recueillir son témoigne sur l’artiste et écrivain Michel Seuphor (1901-1999). Comme elle, Seuphor a traversé un siècle complet. Ces deux-là défendaient les mêmes valeurs même si leurs personnalités s’affrontaient parfois.Tous deux occupaient le centre du monde : celui de l’art géométrique.
La mémoire de Denise René se montrait un peu défaillante, mais son regard traduisait sa vigilance constante sur ce monde de l’art qu’elle connaissait mieux que quiconque. Le siècle de Denise René est celui de découvertes permanentes d’artistes, de soutien indéfectible aux courants qui constituaient le fond de sa galerie : l’art cinétique, l’Op-art :  Agam, Boto, Bury, Calder, Cruz-Diez, Demarco, Dewasne, Garcia-Rossi, Herbin, Le Parc, Morellet, Nemours, Schoeffer, Sobrino, Soto, Stein, Tinguely,Tomasello, Vardanega, Yvaral…. Comment citer tous ces artiste qui, après Vasarely, ont mis leurs pas dans ceux de la galeriste ? On nous dit que Denise René avait décidé de prendre sa retraite en 2013. La retraite à cent ans, voilà bien une décision à l’image de cette femme libre et infatigable.

Source photo :http://le-beau-vice.blogspot.fr/

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