Le blog des Chroniques du Chapeau noir poursuit la publication de « Seuphor, libre comme l’art », écrit par Claude Guibert sur la vie de l’écrivain, historien et artiste Michel Seuphor (1901-1999), de son vrai nom Fernand Berckelaers. Ce livre a été écrit en 2008 et sera publié intégralement à raison de quelques pages par publication, une fois par semaine.
Publication N° 80
A la fin de l’année 1977 Seuphor a fait bénéficier le Centre Pompidou d’une donation. Il entend, par ce geste, faire retourner au public pour combler des trous dans les collections publiques des œuvres de Larionov, Robert Delaunay (portrait de Michel Seuphor), Stanton Macdonald-Whright, Morgan Russel, Patrick Henri Bruce, Janco, Baumeister, Huszar, Peeters, Werman, Fleischmann, Joostens, Marcelle Cahn, Nina Trygvadottir, Atlan. En 1979 la donation Seuphor fera l’objet d’une exposition au Musée National d’Art Moderne du Centre Georges Pompidou.
L’affaire des Mondrian
Au début de l’année 1978, Germain Viatte, conservateur au musée d’Art moderne, demande à Seuphor comment joindre madame Simone Verdé. Les tableaux de Mondrian l’intéressent pour le Centre Pompidou. Seuphor est pris de court : Le mari de Simone Verdé vient de mourir. Son épouse est constamment en voyage. On ne lui connaît pas d’adresse, l’appartement près du bois de Boulogne liquidé, le chalet qu’elle possédait à Meugève mis en vente, et Seuphor ignore les coordonnées de son appartement à Cannes
– « Ce serait volontiers, mais en ce moment c’est difficile, je ne sais pas où elle se trouve, elle est toujours par monts et par vaux. »
Germain Viatte mène sa propre enquête et apprend que madame Verdé séjourne au Sheraton, le grand hôtel qui venait de se construire à côté de la gare Montparnasse. Rendez-vous pris dans le hall de cet hôtel, le projet d’un achat des tableaux de Mondrian est envisagé avec enthousiasme. A peine trois mois plus tard, Germain Viatte écrit à madame Verdé :
– « Vous savez combien nous serions désireux que nos projets puissent aboutir. Ne serait-il pas merveilleux que vous puissiez être à l’origine d’une salle prestigieuse du musée d’Art moderne, l’un des musées les plus importants au monde ? »1
Le projet d’achat prend corps très rapidement. Cinq rendez-vous, dont l’un dans la salle des coffres à la banque de I’Harpe Leclerc et Compagnie, à Genève, pour examiner les tableaux On s’entend sur un prix d’achat de six millions de francs français pour les trois œuvres.
Fin mai, les trois tableaux sont livrés au Centre Pompidou pour inspection. Seuphor, invité, se réjouit de voir les trois chef-d’œuvres de Mondrian s’acheminer vers les collections nationales. Tout va très vite. Le cinq juin, une commission de dix sept personnalités des Musées de France se réunit pour inventorier les tableaux. Françoise Cachin directrice des musées de France, Pontus Hulten, directeur du Centre Pompidou, Germain Viatte lui-même font partie de cet aréopage. L’enthousiasme s’exprime de façon unanime et tous se réjouissent de voir ces œuvres intégrer le patrimoine national. Mais le rêve tourne au cauchemar. Quelques jours plus tard, Germain Viatte, catastrophé, rend visite à Seuphor : deux coups de téléphones venus de Suisse l’ont alerté : les tableaux de Mondrian sont des faux !
– « Je vais aller à Amsterdam, au Stedelijk Museum, c’est là que les experts connaissent le mieux l’œuvre de Mondrian. Vous êtes d’accord, Seuphor ? »2
En une phrase, Seuphor n’est plus le grand connaisseur de Mondrian, le véritable spécialiste auquel la commission de musée de France rendait hommage. Fin juillet, Germain Viatte se rend aux Pays-Bas, revient avec Joseph Joosten du Stedelijk Museum à qui on montre les trois tableaux

– « Ils sont faux ! Nous les connaissions, ils nous ont été présentés il y a quelque temps déjà, et ce sont des faux ! »
Joseph Joosten reprend l’après-midi même le chemin de la Hollande.
A partir du 9 mai 1984, le tribunal de Paris examine l’affaire. Seuphor se voit accusé de : « Complicité en matière de fraude artistique. établissement et usage de certificats faisant état de faits matériellement inexacts »
Face à une adversité qu’il comprend mal, Seuphor maintient sa position :
– « Ils ne sont pas peints, ils ne peuvent pas avoir été peints par un faussaire. J’en ai connu beaucoup de faux tableaux. Il m’en a été apporté beaucoup. Il y en a même un qui m’a été apporté trois fois , par trois galeries différentes du monde ; en me disant toujours que je devais dire qu’ils étaient vrais. Ces trois tableaux ne sont pas d’un faussaire ; un faussaire fait autre chose ; un faussaire fait quelque chose qui est plus habile que cela. Ce sont les tableaux d’un créateur. Et ce créateur ne peut être que Mondrian. Il y a des incertitudes là-dedans qu’un faussaire ne peut pas faire, surtout dans le tableau de 1912-1913 et que Max Bill, je crois, trouvait fantastique. Je ne peux pas faire autrement que maintenir ce que j’ai classé parmi les chefs-d’œuvre de l’art de ce siècle. Voilà mon opinion. Qu’on me condamne sur cette opinion, je suis d’accord ! » 3
Le lendemain, jeudi 10 mai, Harry Holtzman, autre ami et confident de Mondrian, citoyen américain et légataire universel du créateur du mouvement néoplastique, n’est pas moins catégorique :
– « Ces tableaux ne sont pas de la main de Mondrian. Dans la toile Plus et minus. il y a trop de minus. Dans le tableau de droite, la touche, le rythme, l’organisation, il n’y a rien de Mondrian: dans le troisième aussi . »
Et, en aparté, d’ajouter que de telles croûtes sont « Disgusting. ! »
Un des membres du laboratoire de la préfecture de police monsieur Clément a, en expert technique, énoncé un certain nombre d’observations : signature des tableaux en pleine pâte, ce qui est contraire à la technique de Mondrian; lignes noires d’une composition géométrique tirées à l’aide d’une règle ; craquelures suspectes, obtenues probablement par enroulement des toiles sur un cylindre; recours à des toiles déjà utilisées, contrairement aux habitudes du peintre; la toile et les châssis de deux tableaux, datés 1915 et 1921, postérieurs à 1932. On pourrait également passer outre l’existence de sous-couches picturales révélées par les radiographies et contraires aux principes de Mondrian : en 1945, un faussaire aurait pu commettre par ignorance l’erreur de ne pas utiliser une toile vierge; en 1965, un faussaire, à moins d’être stupide, ne l’aurait sans doute pas commise. Impossible en revanche d’opposer une parade – dans l’état actuel des rapports joints au dossier – à l’existence de dioxyde de titane « sous forme rutile » décelé en de multiples endroits dans la peinture et commercialisé à partir de 1941 seulement, alors que le tableau le plus récent remonterait à 1921. Maudit dioxyde de titane qui pose autant de questions qu’il n’en résout. Un vieux contremaître à la retraite ayant travaillé pour une maison d’article pour peintres à Montparnasse se souvient d’essais réalisés dans ces années vingt avec le titane.
Seuphor digère d’autant moins les poursuites du centre Pompidou qu’il a donné au musée plusieurs tableaux importants de la période abstraite.
– « Je veux que la justice me rende ma donation ! «
Affolement.
L’avocate du musée Pompidou tente de le calmer :
– « Vous n’êtes pas ici à la demande du Centre… »
– « Un comble, vous êtes partie civile ! »
– « Il faut vous que vous compreniez…Il y a de l’argent en jeu… » 4
Il faudra encore de nombreux mois avant que, par son juge- ment rendu le 3 décembre 1985, la 13 e me chambre de la cour d’appel de Paris confirme la décision du 26 septembre 1984 rendue par la 31 e me chambre correctionnelle de Paris: Michel Seuphor est relaxé des délits de « complicité en matière de fraude artistique et d’établissement et usage de certification faisant état de faits matériellement inexacts ».
Madame Simone Verdé voit sa condamnation de deux ans de prison avec sursis assortie d’une amende de dix mille francs.
1 « Michel Seuphor, un siècle de libertés » Alexandre Grenier 1996 Hazan
2 Ibid Alexandre Grenier 1996 Hazan
3 Relevé dactylographié audience procès Mondrian M Doussault de Bazignan
4 Relevé dactylographié audience procès Mondrian M Doussault de Bazignan