Seuphor, libre comme l'art

Seuphor, libre comme l’Art : Abstraction, Création

Le blog des Chroniques du Chapeau noir poursuit la publication de « Seuphor, libre comme l’art », écrit par Claude Guibert sur la vie de l’écrivain, historien et artiste Michel Seuphor (1901-1999), de son vrai nom Fernand Berckelaers. Ce livre a été écrit en 2008 et sera publié intégralement à raison de quelques pages par publication, une fois par semaine.

Publication N° 46

______________________________________________________

Abstraction-Création

Seuphor absent de Paris, l’avenir de Cercle et Carré s’est donc trouvé scellé. Il aura suffi de deux mois pour que l’empêche- ment physique de son organisateur ouvre une brèche et favorise la mise sur pied d’un nouveau groupe. Vantongerloo, riche du fichier de Cercle et Carré, s’engage sans attendre dans la création d’Abstraction-Création. S’il s’agit d’envisager une synthèse des tentatives de Cercle et Carré de Seuphor et Torrès-Garcia et du groupe de l’Art Concret de Van Doesburg, le champ est libre : Seuphor malade est loin de Paris, Van Doesburg, qui a toujours souffert d’asthme, est en cure à Davos. Le 15 février 1931, ce dernier décède d’un arrêt cardiaque trois semaines après la création d’ Abstraction-Création. Le nouveau groupe est fort d’artistes tels que Hélion, Herbin, Arp, Gleizes, Kupka, Vantongerloo. En ce début des années Trente, Herbin, après une phase géométrique non-figurative puis un retour à la figuration retrouve le chemin de l’abstraction géométrique. Cette fois, son orientation est prise. Il faudra encore de nombreuses années pour que son alphabet plastique voie le jour. Après d’interminables discussions finit par paraître, en 1932, une revue Abstraction-Création, art non-figuratif, qui matérialise les idées du mouvement. De très nombreux artistes européens et quelques américains adhèrent ; le groupe comptera plus de quatre cents membres. Jusqu’en 1936, le collectif assurera la défense de l’art abstrait avec cependant une moins grande rigueur que Cercle et Carré. Il ne s’agit plus seulement de défendre l’art géométrique ou l’ art concret, mais un art abstrait non figuratif plus vaste :

 –  « La nouvelle plastique constructiviste n’est pas individualiste, ce n’est pas une plastique de tour d’ivoire ».Jean Gorin 1

1932

Un fait divers tragique au retentissement mondial agite l’année 1932. Le premier mars, le fils aîné de l’aviateur Charles Lindbergh, Charles Junior est kidnappé et retrouvé mort quelques jours plus tard dans un bois du New Jersey malgré le paiement d’une rançon. Salvador Dalí ajoute au malaise en se produisant dans une soirée costumée avec Gala dans un linge ensanglanté censé le travestir en « Bébé Lindbergh assassiné ».
A Paris, le 6 mai , le président de la République Paul Doumer reçoit plusieurs coups de revolver tirés par un médecin russe, Paul Gorgulov. Dans la nuit, le président décède. Dans un contexte fragile d’instabilité gouvernementale, de récession économique aussi bien au niveau national qu’international, entre deux tours d’élections législatives, l’assassinat de Doumer provoque la consternation et pose beaucoup de questions.  Les pouvoirs publics et la presse s’emparent de l’événement pour l’utiliser à des fins de propagande. Faut-il n’y voir que le geste d’un dément, son crime étant le reflet d’une paranoïa doublée de folie politique ? Peut-on croire les  balbutiements du meurtrier voulant défendre une cause où se mêle le salut de la Russie et la fondation sur place d’un « parti vert », violemment anticommuniste ? Faut-il y voir un complot pour déstabiliser la France ? L’émotion est énorme. Après les funérailles nationales à Notre-Dame et au Panthéon, on continue à s’interroger sur ce drame. La guillotine mettra un terme provisoire au débat.
Rare événement heureux pour la presse cette année 1932, c’est en octobre qu’est lancé aux chantiers de Saint-Nazaire le plus grand paquebot du monde. On a hésité à l’appeler Président Paul-Doumer. C’est finalement le Normandie qu’inaugure le  nouveau président de la république Albert Lebrun.


1« Le triomphe de l’art moderne » JJ Lévèque 1996 p 528

Seuphor, libre comme l'art

Seuphor, libre comme l'art : devenir libraire

Le blog des Chroniques du Chapeau noir poursuit la publication de « Seuphor, libre comme l’art », écrit par Claude Guibert sur la vie de l’écrivain, historien et artiste Michel Seuphor (1901-1999), de son vrai nom Fernand Berckelaers. Ce livre a été écrit en 2008 et sera publié intégralement à raison de quelques pages par publication, une fois par semaine.

Publication N° 32

____________________________________________________________________________

Devenir libraire

Seuphor est définitivement devenu parisien. Pour larguer les amarres une fois pour toutes, il faut vendre cette petite maison de Wiljrik dans la banlieue d’Anvers. Rien n’est acquis, bien sûr, mais il ne veut pas la céder à moins de cent trente mille francs belges. Le rêve devient possible. Rêver à cette petite librairie de la rue Bréa. Devenir librairie en plein quartier de Montparnasse ! Être directeur de revue, écrivain, animateur de soirées littéraires, tout cela dans son propre fief. Recevoir chez soi les artistes, les intellectuels, les écrivains. On irait « Chez Seuphor », vous savez bien le seul libraire qui compte à Montparnasse ! C’est décidé. A la rentrée de septembre, il prendra le bail de la librairie du 6 rue Bréa.
Hélas la réalité s’annonce plus contraignante. La maison de Wiljrik s’avère difficile à vendre. Renseignements pris auprès des autres libraires de Montparnasse, le commerce va difficilement. Comment rester libre si la librairie constitue une charge accaparant toute l’énergie ? Seuphor n’est pas fait pour l’argent ni pour les affaires. Convaincu de l’antagonisme entre commerce et création, il choisit la liberté, ne vend plus sa maison, ne deviendra pas libraire et laisse la maison à sa mère en échange d’un rente mensuelle.

Collioure 1927

Chez Seuphor l’habitude devient vite un symptôme inquiétant. Il faut intervenir rapidement avec une forte dose de liberté pour éradiquer la maladie et « donner de l’air à ses atomes »(1). Au cœur de l’été 1927, il se décide à agir. Abandonnant à la fois l’appartement providentiel de la rue des Morillons et son travail des radio-programmes, au grand désappointement voire l’irritation de Paul Dermée, il se rend à Collioure. Pourquoi Collioure ? Adoptant la méthode qui s’est révélée efficace pour son voyage en Italie, lorsqu’il fit étape à Menton pour se familiariser avec la langue italienne, Seuphor veut, pendant un mois ou deux apprendre l’espagnol dans ce lieu magique hanté par Matisse, Braque ou Picasso, avant de franchir la frontière.

Une fois en Espagne, il découvre enfin Barcelone, Madrid, Séville, Grenade, Tolède, les courses de taureaux. Bien sûr, cette fois encore, les finances s’épuisent. Il faut souvent se contenter, au fond d’une petite Bodega, d’un plat de pois chiches. Puisqu’il n’est pas question de quitter l’Espagne sans rendre visite au Prado, Seuphor sait qu’il ne pourra jamais tout voir dans le dédale de ces salles immenses et s’apprête à les traverser au pas de course pour admirer les Velázquez et éventuellement les Gréco. Là, le défenseur de l’avant-garde, le promoteur du néoplasticisme tombe en arrêt devant Le baptême du christ puis devant La Pentecôte. Saisi par cette révélation, il revient plusieurs fois admirer les tableaux.

Michel Seuphor 1925

« Je suis tombé en arrêt devant Le Baptême du Christ puis devant La Pentecôte, et je suis ressorti du Prado comme sur un nuage. Je n’étais plus moi-même. J’ai même dû m’asseoir sur un banc, où je suis resté longtemps. Je suis revenu plusieurs fois revoir tous ces tableaux, j’étais comme possédé ! Extraordinaire ! Une peinture que je n’avais jamais vue, avec ce relâchement du pinceau, cette touche qui semble flotter, alliée à une rigueur de composition, une force dans l’organisation du tableau. Sans oublier les coloris, qui chantaient. »(2)

Le jeune Anversois fort de sa table rase de toute culture, le directeur engagé de Het Overzicht trouve un lien entre ses préoccupations d’homme de son siècle et Le Gréco. Toujours animé par la passion, il décide d’écrire, prend des notes, veut tout voir du Gréco, se rend à Tolède, puis à Séville. Là, il tombe malade trois semaines, revient à Paris péniblement. Le Gréco l’obsède toujours. Paul Dermée, malgré sa déception et sans doute étonné par l’énergie de cet ami insaisissable, lui retrouve partiellement son travail à la radio. En revanche pour l’appartement, il faudra trouver une autre solution : l’hôtel des Terrasses, rue de la Glacière qu’il a déjà fréquenté en revenant d’Italie. Le Gréco deviendra-t-il un livre, plus tard ?

Copyright Claude Guibert 2008

_______________________________________________________________________________________________________________________________

1 In « Itinéraire spirituel de Michel Seuphor » Francis Bernard S.P.I.E. Paris 1946
2 « Gréco. Considérations sur sa vie et sur quelques unes de ses œuvres » Seuphor Paris, Les Tendances nouvelles, 1931

Seuphor, libre comme l'art

Seuphor, libre comme l'art : le bal de la misère noire








Le blog des Chroniques du Chapeau noir poursuit la publication de « Seuphor, libre comme l’art », écrit par Claude Guibert sur la vie de l’écrivain, historien et artiste Michel Seuphor (1901-1999), de son vrai nom Fernand Berckelaers. Ce livre a été écrit en 2008 et sera publié intégralement à raison de quelques pages par publication, une fois par semaine. Ce livre a été écrit en 2008 et sera publié intégralement à raison de quelques pages par publication, une fois par semaine.
Publication N°29

____________________________________________________________________________________

Le bal de la misère noire

Seuphor, en cette année 1927, ne sait plus où donner de la tête. Après son déménagement chez Dermée rue des Morillons, la préparation des « Documents internationaux de l’art nouveau », les réunions au Dôme, le temps coule entre ses doigts. Depuis des semaines bruisse la rumeur d’un spectacle en préparation. Le musicien Claude Dubosq participe à l’organisation du Bal de la misère noire au cours duquel doit être représenté le Divertissement sacré, ballet qu’il a composé sur un livret de Marie Vassilieff. Le triptyque retrace toute l’histoire religieuse du monde « Avant, Pendant, Après Jésus-Christ ». Seuphor, emballé, annonce à sa mère sa présence au spectacle. La chorégraphe a réuni cent vingt artistes pour figurer dans le ballet et dans les processions mystiques. Depuis trois mois, l’équipe travaille d’arrache-pied. Claude Duboscq dirige le chœur ukrainien de quarante chanteurs. L’événement attire les curieux. Les billets à cent francs se vendent en quantité tous les jours, dans les grands hôtels de Paris. Marie Vassilieff interprète le rôle de Colombe, costumée en oiseau tout blanc. Un jeune artiste et metteur en scène de l’opéra de Berlin, Gilbert Baur, dirige l’ensemble. Mais le titre du spectacle passe mal, perçu comme une provocation envers les populations défavorisées. Les journalistes du parti communiste attaquent le projet. On menace la troupe d’une manifestation devant le théâtre des Champs Elysées. Le bruit commence à courir que la représentation serait interdite. Le spectacle va jusqu’à la répétition générale en costumes, avec les chœurs, et Marie Vassilieff danse dans son costume de colombe pour la première et la dernière fois, car le lendemain, le ballet se voit interdire par le ministère de l’intérieur, Albert Sarraut. La mort dans l’âme, les organisateurs doivent rembourser tous les billets pour un spectacle qui se solde par une catastrophe.

Les Soirées littéraires du sacre du Printemps

Maintenant que les Documents internationaux de l’Esprit, nouveau ont vu le jour, il faut monter en puissance, créer l’événement Seuphor et Dermée, entraînés dans le vertige de leur création, font jaillir les idées. Et si on organisait des soirées littéraires et artistiques ? Tout tenter ! Tout expérimenter ! Inviter les artistes, présenter des œuvres, lire des poèmes, mêler joyeusement toutes les initiatives !
Une petite galerie, dirigée par Jean Sliwinski, au 5 de la rue du Cherche-Midi, accepte de les accueillir et leur laisse carte blanche. C’est ainsi que naissent les Soirées littéraires du sacre du Printemps en mars 1927. Dans cette petite salle, il est facile de faire le plein. Devant ce public jeune de Montparnasse, les créateurs des Documents internationaux de l’Esprit, nouveau donnent libre cours à toutes les audaces. Le 12 mars a lieu la première soirée à vingt et une heures et frappe fort. On y programme les œuvres de l’esprit nouveau autour de Céline Arnauld, Jean Arp, Paul Dermée, Jozsef Kassak, Seuphor, Tzara. Le propriétaire des lieux se met au piano. Outre les récitations, Seuphor y organise des expositions d’œuvres abstraites. Plusieurs bouteilles de vin blanc, quelques gâteaux secs, on ajoute des bancs et la galerie se métamorphose en lieu de fête. On refuse du monde et le public s’agglutine dans la rue. Le tout Montparnasse participe à ces soirées. Cendrars, Mondrian, Vantongerloo, Pevsner, Léger, les Delaunay, Delteil, Goll, Russolo… Herwarth Walden, le célèbre patron de Der Sturm leur rend également visite. La vocation cosmopolite de la revue se confirme dans ces soirées littéraires où bien des langues se font entendre. Seuphor donne libre cours à sa musique verbale :

– « Tout en roulant les rr

cor-ro-bo-rer
karre karre karre karre karre
cor-ro-bo-rer
rarararararararararararara
cor-ro-bo-rer

 ch……………………………………….. utt!
hollowighe
hollowighe
hollowighe
hollowighe
hollowighe
hollowighe
hollowighe
hollowighe
hollowighe
hollowighe
hollowighe
hollowighe
hollowighe
hollowighe
chutt
channg

(1 temps)

hollowighe
hollowighe
hollowighe
hollowighe
hollowighe
hollowighe
hollowighe

(4 temps)

hollowighe
hollowighe
hollowighe
hollowighe

(1 temps)

oh……….ramm-ramm
oh…………ramm-ramm
oh…………..ramm-ramm
oh……….ramm-ramm

(1 temps)

kollowighe
kollowighe
kollowighe
kollowighe 

temps)

hollowighehollowighe
hollowighe
hollowighe
hollowighe

(léger)

«  y………………..       . . . . . . mirti-mirti-mirti-mirti-mirti-mirti-ma
y……………………       . . . . . . mirti-mirti-mirti-mirti-mirti-mirti-ma
y……………………       . . . . . .é…….       . .. . . .mirti-mirti-mirti-mirtimirti-mirti-mirti-ma
y…………………..       . . . . . . é …..       . . . . . . oh……………….          . . . . . . . . .
mata mata mata
mirti mirti mirti

y…………………..       . . . . . . é …..       . . . . . . oh……………….

         . . . . . . . . .

mirti mirti mirti

(4 temps)

mirti mirti mirti mirti

(large lourd : )

hé! la ! Portraits-robots
rinnghe rinnghe rinnghe rinnghe
rannghe rannghe rannghe rannghe
dingghe dannghe don
dinn dann don
dinn . . . . dann . . . . don

(2 temps)

don

(3 temps)

don
dont don je fais (….)» (1)

Copyright Claude Guibert 2008

_______________________________________________________________

1 Lecture élémentaire 1928

Seuphor, libre comme l'art

Seuphor, libre comme l’art : Menton 1928

 





Le blog des Chroniques du Chapeau noir poursuit la publication de « Seuphor, libre comme l’art », écrit par Claude Guibert sur la vie de l’écrivain, historien et artiste Michel Seuphor (1901-1999), de son vrai nom Fernand Berckelaers. Ce livre a été écrit en 2008 et sera publié intégralement à raison de quelques pages par publication, une fois par semaine.

Publication N°28
____________________________________________________________________________

Menton 1928

Le livre sur Le Gréco reste une préoccupation lancinante pour Seuphor. L’été 1928 éclot lorsqu’une opportunité se présente pour y travailler : une amie islandaise Ingibjörg Bjarnason, rencontrée à Montparnasse, vient de louer pour tout l’été une villa à Menton.

Menton 1928

Ingibjörg Bjarnason  a le même âge que Seuphor. Bien que née en Allemagne et y avoir grandi avec sa mère, Ingibjörg est de nationalité islandaise. Marié un temps avec un jeune allemand puis divorcée, elle donne naissance à sa fille Vera en 1927 avec laquelle elle arrive à Paris dans le quartier de Saint-Germain des prés. Peintre elle aussi, elle a rencontré de nombreux artistes parmi lesquels Piet Mondrian, Friedrich Vordemberge-Gildewart, Joaquin Torres-Garcia, Van Doesburg, Lissitsky et les architectes Alfred Roth, Le Corbusier et Gropius.  Seuphor et Ingibjörg se sont rencontrés à Montparnasse. La belle islandaise plaît à Seuphor.

Ingibjörg Bjarnason

Convié à la rejoindre, Seuphor prend le train et découvre avec ravissement ce site sur les hauteurs de la ville. Noyée dans les palmiers, offrant une somptueuse vue de la terrasse sur les toits rouges des hauts-quartier de Menton, la résidence réunit toutes les conditions pour la détente et la réflexion. Deux autres locataires partagent les lieux : Fritz Glarner et son épouse. Glarner, peintre suisse et américain, Seuphor l’a souvent croisé à Montparnasse. Il leur arrivait d’échanger sommairement sur la peinture, dialogue souvent discordant entre le Seuphor défenseur inconditionnel d’un Mondrian et Glarner encore distant du néoplasticisme. Récemment sorti de l’Académie Colarossi à Paris, où de nombreux artistes américains, scandinaves et canadiens trouvent là une alternative à l’École des Beau-arts, Glarner s’enflamme lors de ces discussions passionnées dont il va tirer des leçons. Pour l’heure, c’est Le Gréco qui préoccupe Seuphor. Il se met au travail. L’ouvrage avance dans une ambiance insolite, colorée par les enregistrements de Négro spirituals de Paul Robeson que Glarner et sa femme Louise ont rapporté de New York. La voix grave de ce fils d’esclave devenu acteur et chanteur célèbre, le touche.Dans la villa de Menton, l’été éclatant, l’endroit enchanteur favorisent les échanges. Avec flamme, Seuphor engage cette fois plus en profondeur la conversation sur l’abstraction avec le peintre. Tous les moyens participent à la démonstration. Sur la terrasse, une table ronde, verte, lui sert pour montrer que l’objet seul est aussi beau que s’il supportait un vase de fleurs ou une corbeille de fruits. De là à faire admettre la beauté du cercle en soi… Pour le moment Glarner n’est pas encore prêt à franchir le pas. Mais le chemin est pris et l’idée va germer dans son esprit. Plus tard, Seuphor lui facilitera une visite à Mondrian rue du départ, rencontre qui laissera une empreinte définitive chez l’américain. Il va s’y intéresser bien davantage, le retrouver ensuite à New York et développer son œuvre propre. Au terme du séjour, le livre sur Le Gréco est terminé. Assurer son édition constitue encore un obstacle à surmonter. Seuphor quitte Menton avant Ingibjörg . Ils décident de se retrouver un peu plus tard à Berlin où vivent les parents de son amie. Plus que jamais européen, il prend le chemin des écoliers qui le conduit à Florence, Venise, Vienne, Brno et Prague. A chaque étape, lors de retrouvailles avec des amis ou correspondants de revues, on le reçoit avec chaleur.

Seuphor, libre comme l'art

Seuphor, libre comme l'art : l'éphémère est éternel.





Le blog des Chroniques du Chapeau noir poursuit la publication de « Seuphor, libre comme l’art », écrit par Claude Guibert sur la vie de l’écrivain, historien et artiste Michel Seuphor (1901-1999), de son vrai nom Fernand Berckelaers. Ce livre a été écrit en 2008 et sera publié intégralement à raison de quelques pages par publication, une fois par semaine (accès aux publications précédentes dans la catégorie éponyme du blog ).

Publication N°25
_____________________________________________________

Assez des vêtements « atrocement passéistes » de la mode contemporaine, Balla revendique une nouvelle mode futuriste : joyeuse, insolente, avec des lignes simples. Ses couleurs seront « musculaires » : rouge, turquoise, jaune, orange, vermillon, des couleurs franches et violentes, rehaussées de tons « osseux » blancs, gris, noirs. Les dessins seront composés à partir d’éléments abstraits tels que cônes, triangles, spirales, ellipses, cercles. Les coupes seront dynamiques parce que asymétriques, la manche de gauche d’un vêtement se terminant par une forme ronde, celle de droite par une forme carrée, ainsi pour les gilets, les paletots ou les pantalons. Le vêtement futuriste sera « dynamisant, agilisant, éclairant », grâce à l’emploi de couleurs. Sous la définition de « vêtement antineutraliste » Balla voit dans cette révolution des vêtements un mode de reconnaissance pour la gloire du futurisme :

– «  Toute la jeunesse italienne reconnaîtra en nous qui les portons, ses vivants drapeaux futuristes pour notre grande guerre nécessaire, URGENTE ». 1

Pour le jeune Seuphor dont la culture du chapeau noir, redingote, col blanc net, nœud papillon noir reste la référence, le discours tourbillonnant de Balla donne le vertige.
Dans ce grand atelier romain, c’est bien le mouvement qui se dégage des œuvres présentes.
« Vitesse d’automobile » , à la manière d’une chronophotographie d’Étienne-Jules Marey, propose une composition de lignes obliques, d’angles, de diagonales, de courbes, l’enchevêtrement des formes. Dans cet espace privilégié, les surprises ne manquent pas. Balla, attaché à transformer l’art mais également le quotidien, réalise des meubles, des céramiques, des « fleurs futuristes » montables et démontables. Passionné par la photo, il a apporté sa contribution à la « photo-performance », se met en scène face à ses tableaux, joue avec l’objectif. Mouvement, vitesse, action. Peinture, architecture, théâtre, photographie, vie quotidienne, sculpture, cinéma, rien ne doit échapper à l’avènement du monde nouveau de la machine. Balla se veut ouvert à toutes les libertés, refusant les idées préconçues. Seuphor, en confiance devant cet aîné à l’esprit d’adolescent, expose ses projets. La vitalité créative qu’il découvre depuis qu’il est arrivé à Rome, entraîne sa propre exaltation. Il confie son idée d’ une pièce de théâtre ou plutôt d’anti-théâtre. Il faut en finir avec le théâtre de boulevard. Ce théâtre est mort ! Pour l’homme d’aujourd’hui, quel spectacle proposer ? Les manifestations sportives, le cirque, le music-hall ? Il veut marier la musique verbale et le constructivisme. Il se laisse même aller à mimer sa pièce devant le peintre. Balla se montre convaincu, applaudît à l’audace du projet, l’encourage à écrire.

L’éphémère est éternel

C’est le déclic qui manquait à Seuphor. Il va tout de suite coucher sa pièce sur le papier. Devant sa petite machine à écrire Corona, dans sa chambre d’hôtel, il se met à la tâche.

– « Première action :

Trois coups clairs et bien espacés d’une sonnerie de grosse pendule. Silence. Puis on perçoit un tic-tac très lent et vigoureux qui par la suite diminue insensiblement de force.
Après trois minutes environ, le rideau se lève sur une scène vide. Le tic-tac est maintenant très affaibli et on ne l’entend guère plus que deux ou trois fois pendant que le personnage 1 entre à gauche et commence à dessiner tout le long de la rampe une série de grands cercles adjacents sur une vitre imaginaire entre les spectateurs et lui.  » (2)

La nuit sera blanche, la pièce écrite d’un seul jet. Le matin
« L’Ephémère est éternel » démonstrations théâtrales en trois actions et deux intermèdes avec chœurs et ballets vient de naître. Elle est dédiée à la femme de Marinetti. »
Il informe immédiatement Joostens :
– « Maintenant c’est fini pour de bon : je ne veux plus entendre parler de réalisme ou d’expressionnisme. Ah si mon « Éphémère est Éternel » pouvait être joué un jour : quel « spectacle » bienfaisant pour gens de cœur-et-d’âme. C’est comme les robes de femmes de ce temps : simple, bref et ça ne pèse rien. » 9 mars 1926 (3)

Chez les futuristes, la pièce de Seuphor plaît. Il en donne une copie à Anton Bragaglia qui a ouvert, en 1922, le « Teatro degli Sperimentale indépendants ». Sa société Bragaglia Spectacles représente l’avant-garde italienne. Il est même question que l’artiste réalise les décors pour la pièce. Seuphor ne veut pas quitter l’Italie sans découvrir Venise. Une fois sur place, il se rend compte très vite que la vie y est fort chère et qu’il n’a plus de quoi rentrer à Paris. Renseignements pris à la gare, il a tout juste de quoi se rendre à …. Budapest. Puisqu’il a conservé quelques attaches avec des hongrois, il se décide donc pour Budapest où il est accueilli avec amitié par madame Thal rencontrée lors de son séjour à Belle Île en mer. Et c’est finalement après un détour par Prague qu’il rentre à Paris. 

Copyright Claude Guibert 2008

________________________________________________________________________________________________________2S

1« Le vêtement antineutraliste » Manifeste futuriste 11 Septembre 1914 Giacommo Balla
2 Seuphor, Fonds Mercator SA , Anvers, Paris  p 54 
3 Seuphor, Fonds Mercator SA , Anvers, Paris   p 138

Seuphor, libre comme l'art

Seuphor, libre comme l'art : la Rome des Futuristes





Le blog des Chroniques du Chapeau noir poursuit la publication de « Seuphor, libre comme l’art », écrit par Claude Guibert sur la vie de l’écrivain, historien et artiste Michel Seuphor (1901-1999), de son vrai nom Fernand Berckelaers. Ce livre a été écrit en 2008 et sera publié intégralement à raison de quelques pages par publication, une fois par semaine(accès aux publications précédentes dans la catégorie éponyme du blog).

Publication N°24
_____________________________________________________

Rome 1926

Sur le terrain des futuristes, Seuphor a prévu de rencontrer Cangiullo approché lorsque Het Overzicht accueillait des collaborations de toute l’Europe. S’il s’est séparé du futurisme, Cangiullo, peintre et écrivain, a conservé son amitié pour Marinetti dont il partage les idées, soutient Mussolini et les fascistes. Tout cela rend Naples irrespirable. Seuphor visite Pompéi et se rend à Rome pour y trouver une atmosphère plus supportable. Décidé à séjourner trois mois dans la capitale, il déniche, dans le quartier des Prati di Castello, viale delle Milizie, un logement dans une famille bruyante, pleine d’enfants autour d’un ménage agité. Contrairement à Naples, Rome le séduit. Sa chambre spacieuse, bien éclairée, donnant sur une grande avenue de Rome, l’enchante.
Sans but précis, il découvre, au cours de ses longues marches, S.M. Magiore, la Bocca della Verità, la Piazza del Popolo, Trinita dei Monti, Isola Tiberina , San Pietro, Castel S. Angelo, le Colosseo, Le Forum de Trajan lui plaît par-dessus tout : d’un côté les ruines de la Basilique Ulpia dans un grand parterre rectangulaire et bien vert à quelques mètres au-dessous du niveau de la rue, de l’autre côté la Colonne Trajane, dorique, flanquée de deux églises de la renaissance à dôme et lanterne. Ses parcs et ses fontaines l’attirent, innombrables, toujours différentes, belles, en mouvement. On peut se reposer, boire, se rafraîchir aux abords de ces temples magnifiques. Presque par hasard, il découvre la villa Borghèse, si paisible cachée dans les pins parasols et les cyprès. La promenade du Pincio mène majestueusement à la piazza del Popolo. Habitué à l’indigence, il tâche de vivre deux jours presque uniquement de ciambella, un biscuit condensé et nourrissant et bon marché. Puis de temps à autre, au hasard d’une promenade, il craque, pour quelque bon restaurant. A Rome, la réalité du fascisme reste vivace même si les portraits de Mussolini paraissent moins nombreux. Seuphor sait que les futuristes soutiennent le régime. Il lui faudra composer avec un Marinetti ami d’enfance de Mussolini.

Enrico Prampolini, 1929 photo Seuphor

Prampolini

Prampolini, que Seuphor a rencontré à la casa futurista de Berlin, l’invite à déjeuner. L’époque est aux manifestes. Il ne se passe guère d’année, de semestre, voir de mois sans que jaillisse de la volonté de tel ou tel artiste un nouveau texte. Prampolini est coutumier du fait. Déjà, en 1914 il délivre son manifeste « Atmosphère-structure : bases pour une architecture futuriste ». Bientôt, il publie « Manifeste Sculpture des couleurs et sculpture totale ». En 1915, il dévoile « La scénographie futuriste » qui deviendra « Scénographie et chorégraphie futuriste ». Derrière cette boulimie de proclamations, l’artiste se veut, avant tout, chercheur. Il conçoit ses premiers projets chorégraphiques et scénographiques en radicalisant les deux composantes formelles de la danse serpentine : l’abstraction et la forme plastique mobile. Il dessine des costumes plastiques  phono-dynamiques ou cinético-bruitistes développant la technique des voiles de soie, il poursuit l‘exaltation du mouvement du danseur à travers des sillages lumineux diversement colorés. Pour abolir le décor peint, il imagine la création d’une scène lumineuse sur laquelle des structures mobiles et des faisceaux de lumière remplaceraient les prestations et la présence même de l’acteur. Ses expériences théâtrales se multiplient en Europe. En 1923, avec Paladini et Pannaggi, Prampolini présente encore un manifeste « L’Art mécanique » :
– « L’idéal mécanique net et précis nous attire irrésistiblement. Les engrenages purifient nos yeux du brouillard de l’indéterminé. Tout est tranchant, aristocratique, distinct. Nous sentons mécaniquement.» (1)

Marinetti

Filippo Tommaso Marinetti

Seuphor n’a qu’une idée en tête : voir Marinetti pour lui proposer son grand projet, l’organisation à Anvers d’un congrès mondial des arts d’avant-garde. Quelques jour après sa rencontre avec Prampolini, le chef de file des futuristes le reçoit. Fort de ses contacts en Europe, de De Stijl aux Pays-Bas au Sturm en Allemagne, sa connaissance des dadaïstes autour de Tzara, ses relations avec les artistes parisiens, Seuphor défend avec passion son idée. Mais Marinetti, au sommet de sa gloire artistique, gonflé par le soutien politique de Mussolini, ne connaît qu’une seule avant-garde possible : le futurisme. D’ailleurs, tous les autres mouvements ne sont pour lui, qu’émanation du futurisme. Lors de quelques réunions à son domicile Piazza Adriana, Marinetti se révèle, comme à l’accoutumée, courtois, charmeur, tourbillonnant, mais inflexible, il rend le projet irréalisable. Seuphor, quelque peu déçu, maintient néanmoins son admiration pour l’artiste et une fascination pour la beauté de sa femme. Il le confesse dans une lettre à son frère : – « Sa femme est la plus délicieuse et la plus agréable créature féminine qu’il m’ait été donné d’admirer jusqu’à ce jour. C’est sur son conseil à elle que j’écris en ce moment une petite pièce pour le théâtre de Bragaglia. Mais naturellement je fais comme bon me semble et je suis absolument certain que Bragaglia refusera… mais ça m’amuse beaucoup de courir avec cette chose dans la tête parce que cela me débarrasse de la lourdeur architectonique de Rome. Cela s’appellera « L’éphémère est Éternel ». (2)

L’énergie dégagée par tous ces artistes futuristes le survolte. Tous rivalisent d’imagination, de fantaisie, de créativité quo- quotidienne. Rien ne doit échapper à l’instauration d’un monde nouveau. Seuphor rend visite à Giacommo Balla, dans un vieil immeuble de Rome de la rue Nicolo Porpora, accessible par une passerelle en fer à la solidité douteuse et qui émet un bruit strident propre à réveiller tout le quartier. Balla, de trente ans son aîné, conserve, à cinquante-cinq ans, un esprit de gamin. Sa façon excentrique de s’habiller ne doit rien au hasard. Il a cédé, lui aussi, à la frénésie des manifestes : « Le Vêtement masculin futuriste ».

Copyright Claude Guibert 2008

____________________________________________

1 E. Prampolini, I. Panaggi, V. Paladini, L’art mécanique, Manifeste futuriste, janvier 1923, cité par G.Lista, Futurisme, Manifestes, proclamations, documents, L’âge d’Homme, Paris 1973

2 Seuphor, Fonds Mercator SA , Anvers, Paris  p 136

Seuphor, libre comme l'art

Seuphor, libre comme l'art : en route vers l’Italie





Le blog des Chroniques du Chapeau noir poursuit la publication de « Seuphor, libre comme l’art », écrit par Claude Guibert sur la vie de l’écrivain, historien et artiste Michel Seuphor (1901-1999), de son vrai nom Fernand Berckelaers. Ce livre a été écrit en 2008 et sera publié intégralement à raison de quelques pages par publication, une fois par semaine (accès aux publications précédentes dans la catégorie éponyme du blog).

Publication N°23
_____________________________________________________


En route vers l’Italie

Dans les derniers mois de l’année 1925, une autre initiative se dessine. L’ami Vantongerloo avec lequel il garde le contact épistolaire, lui propose de descendre à Menton. Il sera logé pour un très modeste loyer. A la mi-novembre, Seuphor se décide. L’occasion est belle de préparer son voyage en Italie. Et puis, passer l’hiver au soleil de Menton ne pourra que lui profiter. Par souci d’économie, il loue une charrette à bras de maraîcher et entreprend de transporter sa malle de la rue Croulebarbe jusqu’à la rue Caulaincourt où elle lui sera conservée pendant son voyage. Monter la rue Montmartre avec un tel attelage n’est pas chose aisée. A Menton Vantongerloo l’accueille, comme promis sur le Val de Carei où lui-même habite. Seuphor rassure ses amis anversois :

– « Menton, 16/12/25

Mes chers amis,
Voici enfin de mes nouvelles. Depuis le 10 nov. Je suis à Menton et j’y resterai jusqu’au 16 janv. A cette date je pars en Italie, probablement d’abord à Naples, puis à Rome où je dois me concerter avec Marinetti en vue d’un congrès international à… Anvers. Cela se fera probablement au printemps, mais n’en parlez à personne provisoirement car rien n’est encore décidé. Après j’irai à Budapest et via Prague et Anvers je compte retourner à Paris. Le programme est admirable mais coûteux et fatigant. C’est parfois pénible quand on ne dispose pas de larges fonds mais on arrive à bout de tout. ». (1)

Seuphor attend de Belgique une petite somme qui n’arrive toujours pas. Une fois la chambre payée un mois d’avance, plus rien…Manger des figues sèches cueillis dans la campagne, trouver quelques fruits délaissés au marché, des pissenlits ? Enfin le virement arrive. Un vrai restaurant le remet sur pied. Il peut alors accepter un dîner chez Vantongerloo.
Autre figure historique de De Stijl  Georges Vantongerloo est le seul sculpteur signataire du manifeste avec  Mondrian et Van Doesburg. Son œuvre s’oriente vers l’abstraction : des sculptures composées de sphères et de parallélépipèdes orthogonalement disposés. Pour Seuphor et Vantongerloo, les dîners offrent autant d’occasions de décider du sort du monde et de l’art du temps. Théorie contre théorie, discours enflammés, Seuphor, face au sculpteur de quinze ans son aîné, revit. Il n’est plus pauvre, il n‘est plus affamé. Avec force et conviction, Vantongerloo veut voir l’art comme une science et juge la beauté mathématique. D’ailleurs, l’année passée, il publiait L’art et son avenir pour professer cette certitude. Cette orientation de l’art concret passe difficilement chez Seuphor. Sans perdre de temps, il dévore sa grammaire italienne pour quitter Menton en janvier. Son but n’est pas seulement de découvrir l’Italie. Poursuivre un projet ambitieux avec quelques sous en poche n’a rien d’aisé. C’est pourtant dans ces conditions qu’il arrive à Naples à la mi-janvier 1926. Près de la gare, il s’accommode d’un hôtel modeste dans une rue encombrée d’ordures. La chambre est petite. Logement payé pour un mois et prix du voyage retour de côté, il faudra tenir avec deux lires par jour. La présence d’innombrables portraits du « Duce » rappelant que « Mussolini a toujours raison »  lui fait regretter de séjourner un mois dans cette ville où finalement il n’a guère d’autre préoccupation que de composer son déjeuner avec quelques crêpes napolitaines où se contenter, parfois, d’un cornet de marrons chauds. Il s’en ouvre à son frère Paul :

Georges Vantongerloo Collection House of Literature, Antwerp, © SABAM Belgium 2019, photo Michel Seuphor

– «(…) Les Italiens sont des gens criants, gesticulants, impolis, malodorants et le fascisme est une stupide comédie qui n’a pour toute philosophie que la haine du communisme et de l’Allemagne.(…) . Et pour contrebalancer le mal que je dis de cette ville dont les larges dalles volcaniques couvertes d’un épais tapis de boue et d’ordures, malgré sa tenue inqualifiable et celle de ses habitants, gens qui ne savent que cracher, je lui sais gré de la quitter plus civilisé et incalculablement enrichi grâce à son Musée National, grâce à Pompéi et à Pestum. » Naples 2 août 1926(2)

Éloigné de Paris, il lui faut pourtant garder  le fil des projets en cours. Éditer la poésie n’est pas simple. Diaphragme intérieur patiente dans les cartons depuis l’année passée et les relations avec l’éventuel éditeur se révèlent difficiles. Il  bat le rappel  de ses  relais :

–    « L’éditeur est Armand Henneuse, que vous connaissez probablement. Depuis le 1er décembre je n’ai plus eu de ses nouvelles, bien que j’aie écrit plusieurs fois et insisté. Est-il malade ? Ne veut-il plus éditer mon livre ? Le manuscrit définitif est prêt depuis longtemps et mis sous bande pour le lui envoyer. Je veux éditer sans retard pour pouvoir faire autre chose. Voulez-vous aller jusque chez lui pour avoir des renseig­nements là-dessus ? Il habite au 11 rue de l’ Ancienne-Comédie VIe. M’envoyer des nouvelles dès que vous aurez mon adresse de Napoli.…) » (3)

-« Je suis bien content d’avoir enfin des nouvelles de Henneuse car ce D.I. commence à me barber. Il faut absolument aller vite. Sinon on n’arrive plus à temps et c’est la ruine. La ruine ! Ce mot me fait tressaillir en Italie, car sais-tu bien ce que c’est que la ruine ? Fiole de laudanum qui vous transfigure en halo de gloire posthume. Si encore cette auréole était en lumière solaire décomposée, mais un simple anneau-de-sauvetage ! Je vous envoie par poste recommandée le texte définitif Lisez-le attentivement en corrigeant les fautes d’orthographe et les coquilles s’il y a lieu tu m’écriras sincèrement ton opinion sur le texte mais il faut surtout pas attendre pour le remettre à Henneuse et insister pour qu’il le donne immédiatement à l’imprimeur. Celui-ci doit observer strictement mes « instructions ». Il faut paraître avant la fin de février….. j’attends les épreuves »

Coyright Claude Guibert 2006
____________________________________________________________________________________________________

1 Seuphor, Fonds Mercator SA , Anvers, Paris   p 129

2 Lettre de Seuphor à Paul le 14/1/1926

3 Seuphor, Fonds Mercator SA , Anvers, Paris    p 123

4 Lettre de Seuphor à Paul le 14/1/1926

Seuphor, libre comme l'art

Seuphor, libre comme l'art : la musique verbale





Le blog des Chroniques du Chapeau noir poursuit la publication de « Seuphor, libre comme l’art », écrit par Claude Guibert sur la vie de l’écrivain, historien et artiste Michel Seuphor (1901-1999), de son vrai nom Fernand Berckelaers. Ce livre a été écrit en 2008 et sera publié intégralement à raison de quelques pages par publication, une fois par semaine (accès aux publications précédentes dans la catégorie éponyme du blog).

Publication N°21

_________________________________________________________

Seuphor, enrichi par sa fréquentation des dadaïstes, attentif aux expériences des futuristes, voit dans cette approche de la poésie la nouveauté qu’il appelle de ses vœux. De plus les révélations de Mondrian sur sa recherche fondamentale dans la peinture participent à l’invention d’une nouvelle écriture. La peinture abstraite appelle l’existence d’une « poésie abstraite ». Le sens du mot n’est plus déterminant. L’essentiel tient dans le rythme pur, dans la musique du mot, :« une musique libre qui, pour être « abstraite », devait être dépouillée de toute signification»
Cette poétique nouvelle s’appellera donc « musique verbale ». Voilà enfin s’ouvrir le champ d’une poésie actuelle, vivante, indomptable. Le mot, au de-là du sens, est un objet sonore :

« Diaphragme intérieur et un drapeau »

Seuphor année vINGT

Fuir, s’enfuir de… Le mot m’échappe, le mot s’évade, les mots s’évadent, les mots, les mots. Les mots ont fui dans l’autre monde. Ils font le ballet des étoiles autour du mat de l’Oudjida »
« Diaphragme intérieur et un drapeau » naît sur les falaises de Belle-île :

« Contre la démangeaison des mots le porc-épic est un porc hélas ès piques
(Pah grand patineur)
applications
suivant l’espace des couleurs
la théorie de relativité
le magicien-cambrioleur
rend tout le monde meilleur
il rend meilleur le fils
il rend meilleur le père
et par amour de la fillette
il rend meilleur de père en fils
il rend meilleur de fille en mère
morale
le meilleur homme du monde
n’est pas du meilleur monde
il herborise ni se console

il s’appelle Pah et sa tête est mise à un prix fou
est-il brun
est-il mince
est-il jeune
quelles les lignes de sa main
emploie le cric à mettre l’œil et chaque fois que tu
regardes vise bien car tout qui tourne dans le vide n’est pas blanc
et bien qui tourne tourne mal
l’homme qui s’appelle Pah patine pourquoi
comment l’homme qui s’appelle Pah patine

mais où patine-t-il
Pah ce nom bizarre vient de Pah Pafou et de Pafou Dutout ou Pah Pafou Si Sidou Pa- foudutout
Pah est grand patineur
il faut l’accordéon
il fait la cornemuse
au chant du rossignol
et aime infiniment ».
(1)

Joostens le soutient à distance :

« Tout de même, ce brave Van Doesburg vous a déniché là un fier nid d’aigle. Si jamais le cœur vous en dit nous profiterons de la belle aubaine. D’ici quinze ans l’hostellerie des Cormorans sera bondée de l’espèce humaine qu’on appelle les fainéants-génies. » Joostens (2)
Lors de ce relatif isolement, Seuphor a tout loisir de prendre du recul sur ces mois exaltants passés à Paris, les rencontres stimulantes. S’il a été reçu avec égards comme représentant d’Het Overzicht, il a pu également mesurer les difficultés pour prendre position sur un terrain ou « des surréalismes », suivant son expression, occupent le haut du pavé.

Copyright Claude Guibert 2008

______________________________________________________________________________________________

1 « Diaphragme intérieur et un drapeau » Les écrivains Réunis Paris 1926

2 Seuphor, Fonds Mercator SA , Anvers, Paris  p 122

Seuphor, libre comme l'art

Seuphor, libre comme l'art : rêver une revue






Le blog des Chroniques du Chapeau noir poursuit la publication de « Seuphor, libre comme l’art », écrit par Claude Guibert sur la vie de l’écrivain, historien et artiste Michel Seuphor (1901-1999), de son vrai nom Fernand Berckelaers. Ce livre a été écrit en 2008 et sera publié intégralement à raison de quelques pages par publication, une fois par semaine (accès aux publications précédentes dans la catégorie éponyme du blog).

Publication N°20

_______________________________________________________

Rêver une revue

A la disparition de « L’Esprit nouveau », une idée germe chez le couple Dermée, Céline Arnaud. Pourquoi ne pas lancer un nouveau magazine ? Avec Seuphor ils se concertent et déterminent déjà le nom. Ce sera « Code ». On veut y associer Van Doesburg. Le 14 avril 1925 Seuphor lui a déjà rendu visite pour lui faire part du projet. Leur relation est amicale. Le 25 chez Seuphor, dans l’atelier du peintre Zrzavi, on se réunit donc pour faire avancer la conception de la publication. Il s’agit d’embrasser assez largement les tendances de l’art, sans apparaître comme l’organe officiel de l’une ou l’autre. Le danger de voir inclure le surréalisme dans ce cadre pose problème. Devant le risque d’ambiguïté, Van Doesburg manifeste son scepticisme. De l’hôtel où il séjourne à Belle-Île en mer, un mois plus tard, il écrit à Seuphor pour exprimer sa suspicion. Il redoute que « Code » devienne assez vite une sorte « d’almanach fourre-tout ». Il souhaite davantage de rigueur dans la définition de l’avant-projet. En outre, Van Doesburg ne peut pas s’empêcher de se montrer directif, et de se comporter en futur patron de la revue :

– « (…)En ce qui concerne la liste des collaborateurs, j’ai encore quelques autres noms : F. Kiesler, C. van Eesteren, Marinetti, Mies van Rohe, Lissitzky, Mart Staam etc. A mon avis, il nous fait avoir seulement les esprits originaux, et nous pouvons nous passer des second rôles. A quoi bon un Prampolini si l’on a Marinetti, un Moholy si l’on a Lissitzky ? (…) » Belle île en mer, Hôtel Port-Donnant, le 6  juin 1925 (1)

Convalescence à Belle-île-en-mer

Seuphor à Belle-ïle en mer 1925

Lors qu’arrive l’été, Seuphor tombe malade. Le projet de la revue « Code » devra attendre la rentrée ; d’ailleurs Van Doesburg n’est pas disponible plus tôt. C’est lui qui conseille à Seuphor l’endroit pour se rétablir :
–  « Mon cher, c’est à Belle-île qu’il faut aller vous soigner votre angine. Belle-île m’a guéri de mon rhume des foins. Kervilahouen est un lieu magnifique sur la mer ».(2)
Les finances de Seuphor s’épuisent. Il se décide néanmoins à prendre le train pour la Côte Sauvage. La, il s’y attache un ami durable : ce monsieur Ratel, propriétaire de l’hôtellerie des Cormorans qui, pour une pension inexistante, l’entoure d’attentions. Monsieur Ratel, un ancien de Montparnasse, aime les artistes et la présence de Seuphor lui rappelle ces années flamboyantes. La côte de Goulphar séduit son protégé. Changement de rythme, isolement relatif, l’exigence d’écriture refait surface. Un impératif s’impose à lui : il faut réinventer cette poésie. La voix est un instrument. Dans la turbulence des avant-gardes, le début du siècle a ouvert la porte à toutes les audaces. Dans ces différentes recherches figurent celles des futuristes, que Balla désigne sous le terme de,  « Verbalizzazioni Astratte », tel « Zang Tumb Tumb » de F. T. Marinetti en 1914, les « poèmes à crier et à danser », en 1916 de Pierre Albert-Birot ou encore les expériences de poésie phonétique de Raoul Hausmann , tel le morceau récité par Hugo Ball lors d’une lecture au cabaret Voltaire en 1915 :

-« Gadji beri bimba

glandridi lauli lonni cadori… » 

Ursonate, « Primal Sonata » de Kurt Schwitters fait figure de référence dans cette direction. Cette « sonate de sons primitifs » , organisée selon plusieurs thèmes, à la manière d’une sonate musicale , comprend  des thèmes  « chantés », d’autres « hurlés » suivant les indications de l’auteur, la mesure est précisée, et même la façon de réaliser une cadence sur plusieurs thèmes.

Copyright Claude Guibert 2008

__________________________________________________________________________________________________

1 « Michel Seuphor, une vie à angle droit » Christiane Germain, Paul Haim Éditions de la Différence 1988 p 45

2 Seuphor, Fonds Mercator SA , Anvers, Paris  p 376

Seuphor, libre comme l'art

Seuphor, libre comme l'art : Luigi Russolo




Le blog des Chroniques du Chapeau noir poursuit la publication de « Seuphor, libre comme l’art », écrit par Claude Guibert sur la vie de l’écrivain, historien et artiste Michel Seuphor (1901-1999), de son vrai nom Fernand Berckelaers. Ce livre a été écrit en 2008 et sera publié intégralement à raison de quelques pages par publication, une fois par semaine (accès aux publications précédentes dans la catégorie éponyme du blog).

Publication N°17

________________________________________________________

Russolo

Lorsqu’il fait la connaissance de Russolo au café du Dôme, ce jour de 1924, Seuphor, plus jeune d’une quinzaine d’années que l’artiste futuriste déjà connu, se trouve en face d’un homme à la silhouette fine, au visage juvénile, curieusement ressemblant au cardinal de Richelieu. A croire que Russolo cultive cette ressemblance, avec sa petite barbiche et sa moustache. Malicieusement, l’artiste conserve dans son portefeuille une image du portrait célèbre du cardinal par Philippe de Champaigne qu’il montre volontiers. De sa silhouette se dégage une impression de simplicité, voire de naïveté, une fragilité devant la vie qu’il masque en faisant le clown à l’occasion. Depuis déjà plus de dix ans, il a abandonné les tableaux, les pinceaux pour mettre en œuvre sans relâche le but de sa vie : son manifeste « L’Art des bruits ».

Cette image a un attribut alt vide ; le nom du fichier est russolophone.jpg
Russolo au « russolophone » photographié par Seuphor en 1930


Grondements , Éclats , Bruits d’eau tombante , Bruits de plongeon , Mugissements, Sifflements , Ronflements , Renâclements, Murmures , Marmonnements , Bruissements , Grommellements , Grognements , Glouglous, Stridences , Craquements, Bourdonnements , Cliquetis , Piétinements, Bruits de percussion sur métal, bois, peau, pierre, terre-cuite, Voix d ’hommes et d’animaux ; cris, gémissements, hurlements, rires, râles, sanglots….. (1)

Au mépris des sarcasmes, des attaques de toutes parts, Russolo vient de créer une palette sonore inédite. Les malentendus ne manquent. Russolo, plus d’une fois, s’en plaint auprès de Seuphor :

-« Le nom même de bruitisme a créé un malentendu qui a fait croire que dans mes bruiteurs il y avait une intention imitative et impressionniste des bruits de la nature et de la vie. Mon but a été bien différent ! Les timbres nouveaux de mes instruments sont seulement une matière abstraite devant servir au
musicien ».(2)
Russolo fourmille d’idées, de projets, s’attelle chaque jour à l’invention d’un nouvel instrument.

Copyright Claude Guibert 2008

____________________________________________________________________

1 Russolo in « Cercle et carré » 1930

2 L’art des bruits. Manifeste futuriste 1913 Russolo Édition Allia 2003