Pour mémoire

Le street art, à corps perdu

« Le street art au tournant »

Il y a déjà presque dix ans, dans son ouvrage « Le street art au tournant », le professeur d’université Christophe Genin portait un regard lucide sur le devenir de cet art urbain : « Le Street art est entré dans l’industrie de la mode, devenue une rubrique du marché de l’art et du design qui promeut des oeuvres cessibles (toiles, objets d’art, installations, vidéos, vêtements, accessoires de mode, objets de consommation courante), faites dans le style de la rue pour satisfaire une clientèle fascinée ou divertie par l’héroïsme canaille associé à la figure du graffeur, que cette clientèle soit un adolescent mimétique en mal de modèle d’identification ou une grande bourgeoise blasée en mal de frisson » .
Ces années récentes n’ont fait que confirmer ce constat de mort imminente d’un art dont la nature même tenait à cette présence urbaine non autorisée, libre de toute attache mercantile, imposant au spectateur involontaire son cri rebelle. Dans les années cinquante, les murs des villes supportaient le lieu de la révolte. Il était même question de révolution. En France le  « Ne travaillez jamais !  » de Guy Debord en 1953 marque une prise de possession de la rue certes politique mais également artistique aux yeux de son auteur. Les Lettristes, les Situationnistes  accaparaient cet espace avant que les acteurs de mai 1968 s’approprient à leur tour la rue et ses murs.
A cette trop libre parole, les institutions opposaient alors les accusations de vandalisme et de dégradation réprimées par la loi.

Underbelly Project

Pourtant à New York le street art ne renonçait pas à sa vocation d’origine. En 2010 un groupe nommé The Underbelly Project investissait une galerie de métro désaffectée de Brooklyn et créait le plus improbable des halls d’exposition dédié au street art. Une centaine d’artistes, jouissant pour certains d’une notoriété bien établie (Ron English, Swoon, Revok) ainsi que des inconnus du grand public, revenaient ainsi aux racines du street art.

Jibeone

« Full1 » et « Jibeone

Il y a quarante huit heures la tragique disparition de deux artistes françaises à New York rappelle douloureusement combien le street art est identifié à une pratique hors des institutions, illégale parfois, underground souvent, risquée. Pierre Audebert et Julien Blanc, alias « Full1 » et « Jibeone », sont décédés mercredi 20 avril à New York, happés par une rame de métro alors qu’ils s’apprêtaient à réaliser l’un de leurs rêves : graffer l’intérieur d’un des iconiques métros de la ville de New York, érigés au rang de symbole dans le monde du graffiti. Les corps ont été retrouvés près de la station Sutter Ave-Rutland Road un endroit connu pour être un haut lieu du graffiti new-yorkais. Les deux artistes toulousains avaient 28 et 34 ans.

Full 1

Pierre Audebert et Julien Blanc réalisaient tous les deux des œuvres à l’international, comme récemment au Maroc, en Italie et en Espagne. Full1 mélangeait paysages géométriques rappelant son Quercy natal aux lettrages à la bombe empruntés au graffiti.
On imagine bien que les deux artistes n’envisageaient pas de payer de leur vie cette liberté hors système qui les rattachait à cette histoire d’un mouvement indomptable ne pouvant se laisser enfermer, bien alignées sur les cimaises des musées, trônant sur les palissades officielles.
Cette disparition tragique de « Full1 » et « Jibeone » nous rappelle que la liberté de l’artiste est un marqueur incontournable du street-art, au risque de se perdre.

Pour mémoire

Bernard Rancillac : la peinture au poing

Disparu le 29 Novembre, le peintre Bernard Rancillac laisse une œuvre forte, marquée par des choix affirmés tout au long de son parcours. Au salon de Mai de 1957,  « Que d’abstrait ! que d’abstrait ! » clame le jeune instituteur installé à Bourg la Reine qui veut devenir peintre. Face à ce qu’il n’hésitait pas à me décrire comme « La dictature de l’abstrait » lors que j’obtenais son témoignage pour une interview vidéo, Rancillac prend une position claire et définitive, assumant avec quelques autres de sa génération, le choix d’une figuration renouvelée. Cette voie pour une nouvelle figuration qui ne porte pas encore son nom voit le jour. Le recours à la bande dessinée offrira de nouvelles pistes pour quelque chose qui ne se soucie pas véritablement de figurer mais d’introduire dans la figuration une dimension critique. La photographie, avec le recours à l’épiscope, donne à cette peinture un potentiel tout à fait novateur. Cette avancée se renforce avec l’apparition d’une envie collective d’agir. L’exposition « Mythologies quotidiennes » de 1964  concrétise cette volonté : « L’exposition « Mythologies quotidiennes » aura servi à cela : à rapprocher un certain nombre d’entre nous en  nous éclairant les uns sur les autres. » écrit -il dans « Devenir peintre ».

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« Vive la révolution populaire de Chine » 1966

Ce qui est devenu la Figuration Narrative après l’exposition des Mythologies quotidiennes (brocardée par Pierre Restany  qui y voit « De l’américanisme hâtif, mal digéré par de faux blousons noirs » ) se confronte aux tensions de son époque. Chez Bernard Rancillac, le recours à l’épiscope, assurant la complicité entre photographie et peinture, participe à cette implication des images de son temps dans une réflexion  politique : « C’est la photographie qui m’a amené a peindre la politique » dit-il. Du Front Polisario au Sahara occidental contre l’occupation espagnole au coup d’État de Pinochet au Chili, du conflit Cambodgien à la guerre civile algérienne ou encore des guerres de Tchétchénie, il délivre une chronique des tensions du monde. Cette peinture coup de poing dans laquelle les couleurs franches, primaires, claquent dans chaque tableau signent le positionnement d’un peintre au poing levé.
Le « Vive la révolution populaire de Chine » de 1966 de Rancillac doit être évalué, me semble-t-il, à l’aune d’une époque où l’idéologie révolutionnaire maoïste, hors des frontières de la Chine, enflammait les esprits d’artistes et d’intellectuels à la recherche de leur propre révolution culturelle. En 1965 Claude Otzenberger a déjà tourné « Demain la Chine« . 1967 voit arriver « La Chinoise » de Jean-Luc Godard qui veut « créer deux ou trois Vietnam au sein de l’empire Hollywood-Cinecittà-Mosfilms-Pinewood ». Mai 68 approche. Un peu plus tard Chris Marker filmera « Le fond de l’air est rouge ».
Cette peinture au poing identifie un artiste au caractère exigeant, parfois intransigeant sur l’historique de la Figuration narrative dont on sait pourtant que l’exposition des « Mythologies quotidiennes » montre combien de nombreux artistes n’eurent ensuite rien à voir avec ce mouvement. Comment la vie sur une frontière serait-elle autrement qu’agitée ?

La chaîne vidéo·Pour mémoire

Guy de Rougemont : itinéraire d’un dandy rigoureux

C’est un parcours dense et contrasté qui s’est achevé avec la mort de Guy de Rougemont (1935-2021) en août dernier. Le futur artiste compte parmi ses aïeuls le général baron Lejeune, le seul peintre de batailles sous Napoléon Ier. À seize ans, il passe avec sa famille une année à Washington D.C. où son père, officier, est nommé au Pentagone dans le cadre du Pacte Atlantique.
En 1965, Rougemont participe à la Biennale de Paris. Il retourne aux États-Unis et passe un an à New-York, entre 1965 et 1966 où fait connaissance avec Andy Warhol , Robert Indiana et Frank Stella. Ces rencontres avec les artistes américains et la découverte du Minimalisme vont le conduire à la peinture acrylique grand format.

De l’atelier populaire des Beaux-arts à l’Institut

En 1967, Rougemont participe au Salon de Mai à La Havane. Lorsque survient la turbulente année 1968 en France, le peintre importe la pratique de la sérigraphie à l’Atelier Populaire de l’École des Beaux-arts à Paris qui imprime un million d’affiches. Il rencontre cette même année les peintres Eduardo Arroyo, Gilles Aillaud, Francis Biras, Gérard Fromanger notamment. C’est le même artiste, impliqué dans le mouvement contestataire de mai 68 qui, trente plus tard, sera élu à l’Académie des Beaux-arts de Paris. C’est dire le contraste qui marque cet itinéraire d’un artiste qui n’a cessé d’explorer à la fois la peinture et sa confrontation avec l’art public.

Pour l’avoir rencontré dès le début des années soixante dix dans son atelier de la rue de quatre-fils à Paris, je garde le souvenir d’un homme affable, disponible, curieux, gardant toujours, à travers son discours, une distance salutaire et souriante avec le monde. Entre la rigueur structurée de sa peinture et son allure de dandy, Rougemont donnait à voir cette image d’homme libre sans véhémence.
S’il a beaucoup impliqué son travail dans le domaine des arts décoratifs, c’est dans la voie de l’art public que sa présence s’est affirmée avec force tout au long de son parcours. Et cet investissement concerne aussi bien les ensembles HLM comme à Vitry sur Seine en 1973 que le traitement du sol du Parvis Bellechasse devant le Musée d’Orsay.

« Environnement pour une autoroute  Autoioute de l’Est

Une modernité pour l’espace public

Dans la liste impressionnante de toutes les œuvres réalisées au sein de l’espace public, je garde personnellement un souvenir privilégié pour son « Environnement pour une autoroute » qui s’étend sur les bas-côtés d’une portion de trente km de l’Autoroute de l’Est en France. Sur ce segment d’autoroute, toute une séquence de sculptures polychromes de Guy de Rougemont rythme le paysage routier : des cylindres, des sphères, des cubes, des dalles géométriques qui entraînent les automobilistes dans une forme d’art cinétique, celle que produit le spectateur par son propre déplacement.
Les Villes Nouvelles sont devenues également un espace privilégié pour mettre en œuvre cet art contemporain public : Cergy-Pontoise (sculpture monumentale au Groupe Scolaire de Croix-Petit, créée en 1974), Marne-la-Vallée (tracé au sol de la gare du RER de Noisy-le-Grand-Mont d’Est, réalisé en 1976). En 1995 il réalise l’environnement du Foyer de la Grande Arche à La Défense à Paris. Il serait impossible d’évoquer en quelques lignes la foisonnante production de l’artiste dans cet espace public qui témoigne de la richesse de sa création.

Au-delà de la trace que laisse Guy de Rougemont dans la mémoire des amateurs d’art, c’est vraisemblablement cette présence au quotidien qui restera essentielle dans cette relation au monde.

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Gérard Fromanger : le cœur fait ce qu’il veut

Une des plus récentes séries de Gérard Fromanger « Le cœur fait ce qu’il veut » vient de trouver cruellement une légitimité supplémentaire avec la disparition soudaine du peintre. Au terme d’une opération chirurgicale importante, il y a quelques années, Gérard Fromanger, retenu sur son lit d’hôpital, croise rapidement son chirurgien accaparé par la lecture des électrocardiogrammes. En manque d’informations, quelque peu inquiet, il interroge l’infirmier resté à ses côtés. Celui-ci, pour éluder toute explication, lui lance : « Vous savez, le cœur fait ce qu’il veut ! ».

« Cardiogramme peinture blanc de Titane » série »Le cœur fait ce qu’il veut » 2014 Acrylique sur toile 200X300 cm


Une fois libéré de cette lourde séquence à l’hôpital, le peintre se remémore cette phrase qui donnera le titre d’une nouvelle série de toiles. « Le cœur fait ce qu’il veut » associe dans un même élan les troubles que ce cœur peut subir : troubles médicaux connus par le peintre et traduits dans les Cardiogrammes, troubles affectifs partagés avec ce monde dans lequel, plus que jamais, il est impliqué comme aux premiers jours de son parcours d’artiste. Peut-être fragilisé par ces difficultés de santé, il va traduire sur la toile cette « intranquillité » ressentie au plus profond de son être. Deux composantes naîtront de la série « Le cœur fait ce qu’il veut » : les Cardiogrammes. et les Peintures-Monde.
Le 16 juin dernier Gérard Fromanger a finalement dû céder aux injonctions de ce cœur fantasque, fragilisé davantage encore par la maladie qui l’avait touché deux ans plus tôt.


Quand je rencontre Gérard en 1972 dans son atelier de Montmartre, son œuvre venait déjà de trouver, avec la série « Boulevard des Italiens » une voie décisive, celle d’une stratégie de la couleur admirablement révélée dans le développé chromatique des ces tableaux composant un ensemble indissociable.
Quarante neuf ans après cette découverte, on peut mesurer le chemin parcouru d’un fou de peinture qui a toujours associé l’histoire de l’art et sa recherche personnelle. Avec cette stratégie de la couleur Gérard Fromanger ne s’est jamais isolé sur un Aventin protecteur. Le peintre a toujours intensément souhaité s’impliquer dans son époque. Dès 1968, sa participation à l’Atelier populaire de l’École nationale des Beaux-arts de Paris concrétise l’engagement de celui qui n’avait de cesse d’affirmer : « Je suis dans le monde, pas devant le monde ».
Ces récentes années j’ai eu le privilège de développer, avec la confiance et la liberté qu’il avait bien voulu m’accorder, l’exposition « Annoncez la couleur ! » mettant en perspective cette stratégie de la couleur avec l’invention de la photo couleur en trichromie par Louis Ducos du Hauron auquel le musée des Beaux-arts d’Agen rend actuellement un hommage enfin destiné au grand public.
D ‘Agen à Soissons, de Perpignan à Caen, d’Issoudun au Château de Vascoeuil ou Avallon, Gérard avait pu, à l’occasion de cette exposition « Annoncez la couleur ! », sacrifier à son exercice favori : consacrer des heures à dessiner pour chaque visiteur, sur un catalogue ou n’importe quel support disponible, une petite œuvre originale que chacun emportait précieusement, ravi de ce cadeau personnalisé. Chaque séance durait au-delà du raisonnable, perturbant quelque peu l’organisation des lieux. Gérard n’en avait cure. Et quand le dernier visiteur était enfin servi, l’équipe du musée arrivait avec son propre nombre de catalogues…
Au Père Lachaise, vendredi dernier, la foule des proches et des amis a partagé ce dernier moment, chacun préservant son Fromanger à lui, différent de celui des autres. Le mien abrite un demi-siècle de passion de l’art.

Claude Guibert


Pour mémoire

11/11/2011

Le blog des Chroniques du chapeau noir a été créé le 11 Novembre 2011

860 articles ont été publiés depuis ce jour.

Depuis le 4 mai 2020 le blog s’est enrichi d’un vidéo-magazine né pendant le confinement alors que les visites de musées, galeries, expositions étaient devenues impossibles. A ce jour 22 numéros du vidéo-magazine ont été publiés.

Pour mémoire

Trois fois onze

C’est donc le onze novembre 2011 que le blog des Chroniques du chapeau noir est né. Cette date du 11/11/2011 n’a pas fait l’objet d’un choix soigneusement décidé dans le cadre d’une stratégie de communication. Ce onze novembre aussi il faisait froid comme aujourd’hui. Que faire un jour de novembre au plafond si bas, à la lumière si faible ? Pourquoi ne pas ouvrir un espace pour s’y adonner à un exercice assimilable au fond à celui de l’assouplissement physique ? Un peu de gymnastique mentale pour lutter contre l’engourdissement du prochain hiver ?
Symétrie pour symétrie, le hasard veut que 777 articles aient été produits à ce jour. Pour ces balades dans l’art de l’époque, par ce temps si froid, le chapeau (noir en l’occurrence) se révèle indispensable. Alors pourquoi chercher un titre plus loin, plus compliqué ? Le blog s’appellera « Chroniques du chapeau noir ». Il s’ouvre dès le lendemain de sa création sur cette exposition étonnante découverte quelques jours plus tôt à Metz dans un bâtiment historique, l’hôtel Saint-Livier où le Frac est installé depuis 2004.

Exposition « Le moins du monde » Susanna Fritscher 2011

Ce jour là l’exposition « Le moins du monde » invite à la méditation. « Parmi les artistes invités, Susanna Fritscher propose une grande salle blanche uniquement sous la lumière électrique. Dans un angle, plusieurs larges poufs blancs attendent les visiteurs. Sur un mur un vidéoprojecteur délivre une projection blanche, vide, continue. La salle est baignée dans une musique planante. Le jour de ma visite c’est Henry Flint ( extrait de Glissando n°1, 1979) qui occupe l’espace sonore. J’arrive dans cette salle quelque peu dubitatif. Depuis le « carré blanc sur fond blanc » de Malévitch , la mise à plat de la peinture puis de l’art est acquise. Comme j’ai un peu mal aux pieds après la déambulation dans le Centre Pompidou, je décide malgré tout de profiter de ces sièges accueillants. A vrai dire, on s’y laisse engloutir en se demandant s’il sera possible d’en sortir. »
L’article est bien timide, trop court. Il faudra du temps pour s’efforcer d’améliorer cette aventureuse ambition de proposer aux autres les impressions glanées au gré de ces errances dans l’art du temps.
Depuis ces huit années le blog a traversé beaucoup d’expositions, de galeries, de musées, de frontières parfois. Il n’a pas oublié les moments d’émotion quand, à l’entrée de l’exposition « Paris Magnum »  à la Mairie de Paris, le vigile m’apprend le massacre de Charlie Hebdo. Il n’a pas oublié non plus les moment de grâce quand, lors de l’inauguration du Shed à New-York, la collaboration entre Steve Reich et Gerhard Richter donne naissance à cette incroyable performance entre la série « Patterns» du peintre et les structures musicales rigoureuses et répétitives de Steve Reich.

Le blog des « Chroniques du chapeau noir » reste le témoin de ces moments suspendus, de ces instants inattendus nés d’une rencontre avec un lieu, un artiste. Rien à ajouter à ces lignes du 11/11/2018 : « Un blog n’est pas un ouvrage immortalisé dans le marbre. Il flotte sur la toile comme une plume au vent à la disposition d’un regard fugitif, d’une curiosité du moment. Il ne sera pas protégé pour l’éternité dans un cénotaphe vaniteux. Il restera peut-être caché dans quelques mémoires informatiques, encore présent çà et là dans le souvenir de ceux qui auront croisé un jour cet instant d’ouverture sur la création et sur la liberté d’échapper aux formatages et aux conformismes. »

Pour mémoire

Vladimir Veličković : « La course à la mort »

Vladimir Veličković à la galerie Le Garage à Orléans en 2009 (Signature de l’hommage à E.J. Marey)

 » Veličković peint la mort, ou la course à la mort » écrivait le critique d’art Jean-Luc Chalumeau. Aujourd’hui cette course s’achève douloureusement avec la disparition du peintre. Témoin, dans son enfance, des atrocités commises par les nazis en Yougoslavie, Vladimir Veličković a voué sa peinture à la représentation du corps, corps déchiré, mutilé, secoué par d’atroces souffrances, dédiée à d’épuisantes courses sans issue. Cette urgence de témoigner pendant qu’il en est encore temps, de transmettre, de révéler, de dénoncer la dureté du monde, le peintre nous l’a rendue palpable avec des toiles souvent de très grandes dimensions, tressaillant sous les assauts du pinceau, impliquant le corps même du peintre dans ce combat, dans cette rivalité décrite par l’artiste :
« C’est une épreuve de vitesse entre mes toiles et moi-même, dit-il. Je fais la course contre mon tableau et il rivalise avec moi. »
Rencontrant Veličković au début des années soixante dix, j’ai pu mesurer combien cet engagement pour le mouvement tragique s’accompagnait, dans le même temps, de bienveillance et d’humilité. Aucune gesticulation spectaculaire, démesurée, encombrante ne s’exprimait chez cet homme discret.

« La mémoire du geste »

Pour avoir eu le privilège de l’exposer il y a quelques années dans « La mémoire du geste », je garde le souvenir de ces impressionnants triptyques et quadriptyques qui conjuguaient le geste contemporain du peintre et la relation patrimoniale avec les pionniers de l’image animée. D’Eadweard Muybride à Etienne-Jules Marey pour lequel avait accédé à ma demande de rendre hommage dans une création originale, Vélikcovic poursuivait inlassablement cette course sans fin, des chiens aux humains, pour mieux mettre en scène ce qui devait bien nous ramener à la peur de cette « Course à la mort » .

Vladimir Velickovic Exposition « La mémoire du geste » Musée Rétif Vence 2010

Dans les toiles de Veličković , un soleil noir dominait les ciels de cette angoisse ineffaçable. Noirs corbeaux, crucifixions, pitt bulls, blessures, pièges, rapaces, potences, feux, tortures, rats… L’univers du peintre habité par de telles images ne laissait guère de place à l’espoir de jours meilleurs.

Si bien que la reconnaissance honorifique à laquelle il avait eu accès dans les années récentes au sein de l’Académie des Beaux-arts de Paris pouvait apparaître comme une bien doucereuse récompense au regard de l’univers terrifiant dans lequel il évoluait. Lors de sa réception sous la coupole en 2007, Veličković se conforma au rite de l’habit vert. Sitôt son discours prononcé et la séance achevée, avant même d’avoir partagé un verre de champagne dans les salles de l’Institut, l’homme s’était empressé de troquer l’habit vert pour le costume de ville…

Pour mémoire

Carlos Cruz-Diez : vivre la couleur

Que Carlos Cruz-Diez soit décédé hier à quatre-vingt quinze ans ne constitue pas en soi une surprise totale. Le plus remarquable vient certainement de l’incroyable vitalité dont cet artiste a fait preuve tout au long de sa longue existence. Né au Venezuela, Cruz-Diez vivait en France, à Paris, depuis près de soixante années. Et celui qui fut un des représentants majeurs de l’art optique et de l’art cinétique a traversé les décennies avec une constance, une persévérance qui ignoraient les vicissitudes de son art, les turbulences rencontrées par son mouvement, passé de la gloire absolue dans les années soixante à l’oubli relatif avant de retrouver grâce aux yeux du public et des institutions dans les années récentes.

Dynamo

Certains, avant ce retour en force, je pense à Pol Bury, Grégorio Vardanega notamment, disparurent avant que l’imposante exposition Dynamo au Grand Palais de Paris en 2013 ne vienne remettre en lumière ce courant si dominant des années soixante. A cette occasion Cruz-Diez offrait aux visiteurs un fascinant environnement de « Chromo-saturation» et son mystère de la chambre bleue.

« Chromo-saturation » Carlos Cruz-Diez « Dynamo » Grand Palais 2013

Les sculptures meurent aussi…

Depuis tant d’années, pour sa part, il œuvrait toujours avec la même opiniâtreté, faisant fi des aléas, voire même de l’oubli qui donna lieu à cet incident en Vendée en 2014 : « L’œuvre, une colonne de six mètres, avait été commandée dans le cadre du 1% artistique à l’artiste vénézuélien, résidant à Paris, Carlos Cruz-Diez pour le collège des Gondoliers à la Roche-sur-Yon en 1972. Elle était estimée à 200 000 €. Jamais entretenue, cette colonne Chromo-interférente avait été laissée à l’abandon et menaçait à tout moment de s’effondrer.(…) . L’œuvre est déménagée et quitte le collège pour … la déchetterie.  » . Les sculptures meurent aussi…
Heureusement les œuvres publiques de Cruz-Diez restent durablement en place dans le monde entier. Ses  « Physichromies » ont été réalisées à une échelle spectaculaire dans l’architecture et la ville, notamment au Venezuela.
Avec l’ordinateur, l’artiste s’était inventé de nouveaux jeux, de nouveaux moyens pour faire en sorte que l’art lumino-cinétique ne soit pas seulement un mouvement qui a vécu. Pour rendre visite à l’artiste, dans son atelier parisien, il fallait pénétrer par… une boucherie qui avait conservé son aspect d’origine. Là cet homme témoignait de toute son énergie et d’une vivacité entièrement dédiée à l’art lumino-cinétique après tous les grands noms disparus : Victor Vasarely, Jésus Rafael Soto , Pol Bury…).

Vivre la couleur

Tout au long de sa vie, Cruz-Diez nous a montré que la couleur, au-delà son immédiate perception visuelle, pouvait être éprouvée, devait être vécue. Son œuvre témoigne de cette vocation de la couleur à travers les environnements, les architectures, les scénographies, les installations temporaires ou pérennes. Au moment où Carlos Cruz-Diez disparait, l’art lumino-cinétique, après tant de gloire et d’oubli, fait désormais partie de l’histoire de l’art et son dernier représentant historique a maintenu sa présence vivante jusqu’en ces années du nouveau siècle.


Photo exposition Dynamo : de l’auteur

Pour mémoire

11/11/2011 : comme une plume au vent.

Sept ans aujourd’hui que le blog des Chroniques du chapeau noir publiait son premier article. C’est dire combien le temps semble avoir passé bien vite pour aboutir aujourd’hui à la parution de sept cent quarante publications. C’est dire également comment ces quelques années dédiées à l’actualité de l’art contemporain ont été jalonnées de découvertes, de surprises, d’étonnements. Difficile d’oublier aussi qu’elles ont été ponctuées de moment tragiques.

Empire state building New York 24 Novembre 2015

Je pense à Charlie hebo (« Paris-Magnum » : Paris, l’histoire, la presse et Charlie...) et, presque anniversaire, à la mémoire de ceux qui sont morts le 13 novembre 2015 (Trois couleurs).
Dans un quotidien moins lourd, le blog a cheminé au gré des actualités artistiques, au gré des curiosités du moment sans hiérarchie à établir dans l’importance présumée de ces événements. Plaisir de rencontrer un artiste paisiblement hors de l’agitation d’un vernissage. Satisfaction d’accompagner les efforts d’une jeune galerie dont la survie semble tenir du miracle. Ravissement de découvrir, lors d’un voyage de presse, une oeuvre que l’on n’aurait peut-être pas regardé en premier et qui vous enthousiasme.
Un blog n’est pas un ouvrage immortalisé dans le marbre. Il flotte sur la toile comme une plume au vent à la disposition d’un regard fugitif, d’une curiosité du moment. Il ne sera pas protégé pour l’éternité dans un cénotaphe vaniteux. Il restera peut-être caché dans quelques mémoires informatiques, encore présent çà et là dans le souvenir de ceux qui auront croisé un jour cet instant d’ouverture sur la création et sur la liberté d’échapper aux formatages et aux conformismes.

Pour mémoire

Jacques Monory : deux ou trois choses que je sais de lui

Les témoignages personnels, les regards critiques n’auront pas manqué, comme on pouvait s’en douter, après la mort du peintre Jacques Monory, au point de s’interroger sur la pertinence d’ajouter un article de plus sur cette disparition. Pourtant, difficile de passer sous silence la mémoire de ce presque demi-siècle traversé avec le croisement, au gré des circonstances de cet homme dont la gentillesse n’était pas une posture, dont le parcours répondait à une exigence personnelle.
Le rencontrant pour la première fois en 1972, j’ignorais que son univers allait m’accompagner jusqu’à aujourd’hui à diverses occasions. Émotion de repenser à sa disponibilité pour un premier entretien vidéo alors que cet outil balbutiant venait tout juste d’arriver dans l’univers journalistique. Émotion encore de revoir sa silhouette au gré d’expositions y compris de celles auxquelles il accepta très simplement de participer à mon initiative.
Tout a été dit sur le bleu Monory depuis de longues années. Pourtant je n’ai jamais trouvé un texte aussi pertinent que celui de Jean-François Lyotard qui, dès 1973, avait magnifiquement cerné l’œuvre du peintre : « Cette profonde érosion des différences chromatiques, qui est comme une maladie des yeux (monochromatisme), elle est la pulsion de mort agissant dans le champ des couleurs. Elle atteste l’énorme teneur en charge mortifère de la tension libidinale chez Monory ». Il n’y a rien à ajouter.
Jacques Monory me confirmait cette analyse : “Cet insupportable événement de la mort, j’essaie de l’agrémenter du faste de la tragédie, le colorer de la froideur du roman noir, du thriller bleuté, du délire glacé d’un romantisme dérisoire”. Entre réalité et imaginaire, entre cinéma et rêve, le peintre se mettait en scène dans ses tableaux et installait son personnage dans ce no man’s land intouchable entre le réel et la fiction.
A-t-on oublié, cependant, que Monory a parfois fait une entorse à l’utilisation de ce bleu ? « New York N° 10 », dans le rêve du peintre, bascule et le tableau sera monochrome jaune «parce que ce jour là, dit-il, j’ai vu Central Park tout jaune ». Une autre hypothèse surgit : ce jaune envahissant ferait écho à une anecdote de son enfance liée aux projections en plein air des cinémas ambulants, où l’on mettait, devant la projection noir et blanc un filtre bleu pour représenter la nuit et un filtre jaune pour évoquer le jour. En outre la toile imposante avec ses plus de cinq mètres de largeur, adopte le format panoramique du cinéma hollywoodien.

Mais c’est peut-être davantage l’expérience humaine de Jacques Monory qui m’impressionne encore aujourd’hui. Car cet homme a toujours tout fait pour donner sa vie à son œuvre. L’entretien physique de sa personne faisait partie intégrante de cette démarche. On peut même s’interroger sur l’importance décisive du temps, sur cette impérieuse nécessité de le retenir coûte que coûte. Sans malice aucune, on peut rappeler que Jacques Monory avait, pendant un temps, quelque peu triché avec sa date de naissance, au point de donner le tournis aux biographes et aux wikipédiens. Je crois qu’il s’agissait à l’origine, de se donner une chance de participer à un concours réservé à de jeunes artistes. Mais il fallut bien du temps avant que son âge véritable réapparaisse dans les biographies. Au-delà de l’anecdote, c’est cette volonté de pouvoir consacrer une vie pleine et entière à son œuvre qui reste l’essentiel.
Au regard des analyses critiques, Jacques Monory, pour sa part, commentait parfois ses tableaux avec la distance de l’humour. Il m’expliqua un jour : « Au fond, quand j’ai envie de me faire plaisir, je peins un revolver. Alors pourquoi je me priverais ? » concluait-il en ponctuant se phrase d’un grande éclat de rire.