Expositions·Non classé

Benoît Dutour : je t’offrirai des perles de pluie…

Larmes de joie

Il est encore possible pour quelques jours de découvrir dans l’église de la Madeleine à Paris une installation artistique de Benoit Dutour. Se décrivant comme multidisciplinaire, l’artiste aborde des domaines variés comme la peinture, la sculpture, la photographie, la vidéo, le néon ou l’installation.

Dans une église aussi prestigieuse que celle de la Madeleine, il fallait s’appuyer sur un argument en phase avec le lieu pour donner son sens à l’installation. Depuis quelques années déjà l’artiste présentait ces larmes de joie, notamment dans les Nuits blanches à Paris.
Cette année cent trois bulles de verre ruissèlent d’une ouverture de lumière située trente cinq mètres plus haut dans l’édifice religieux. En référence aux présents apportés par les Rois mages qui furent à l’époque de l’or, de la myrrhe et de l’encens, Benoît Dutour a conçu cette scénographie composée de ces « Larmes de Joie » tels des présents, plus actuels, qui tournent autour de la richesse, de la beauté et de la fragilité. Chaque larme de l’œuvre est singulière et donne à voir soit la beauté de la nature, tel les graines de pissenlits qui s’envolent, les trèfles à quatre feuilles, les papillons ou encore une Mante religieuse, soit la richesse avec les pièces, les bitcoins, l’or et même un vrai billet de cinq cents euros emprisonné dans une larme qui côtoie la fragilité tels les cendres de la Cathédrale Notre Dame. 

Dans l’atmosphère feutrée de l’église de la Madeleine où la lumière tombée du ciel participe au recueillement des fidèles, les larmes de verre installées par Benoît Dutour s’en trouvent magnifiées. Cet effet valorisant n’est pas sans rappeler l’installation de Jean-Michel Othoniel au Carré Sainte-Anne de Montpellier en 2017. « La Mandorle d’or », « Les Amants suspendus », « Le collier Alessandrita », « La vierge du jardinier », indiquaient dans l’ambiance de cette église néogothique un moment sur ce chemin de civilisation, souvenirs de voyages, de rencontres faites par l’artiste à travers le monde. Othoniel entendait faire écho aux dimensions de sacré, de spiritualité que le Carré Sainte-Anne de Montpellier offrait à ses perles de culture.
L’œuvre de Benoît Dutour présente une spécificité : l’ensemble de ces larmes de verre est animé par des changements d’intensité lumineuse, passant de cinq à dix watts et ces larmes s’éteignent par intermittence en référence au Big Bang et à l’explosion, la disparition et la création et l’origine du monde.

Au-delà de cette fusion lumineuse de l’ensemble avec la spiritualité du lieu, le visiteur attentif peut être séduit par une autre dimension de cette proposition en partant à la découverte du contenu emprisonné dans chaque bulle de verre. Car les offrandes des Rois mages évoquées plus haut, prennent des aspects contemporains inattendus. A proximité des larmes contenant les papillons ou les Monnaie du Pape, pissenlits et feuilles d’or, il est plus surprenant de découvrir la boite de Cambell’s du Pop-art, une carte du jeu de Monopoly, les dés rouge et bleu du casino, des Carambars, un Iphone…. Cette intrusion du contemporain le plus séculier présente un décalage quelque peu iconoclaste comparé à la première lecture de l’ensemble.
Par ailleurs chacune de ces larmes est en vente et sera transmise au décrochage avec un certificat d’authenticité. L’artiste ne conserve aucun bénéfice de ces ventes. L’argent sera reversé à la production, la communication, la curation et à la Madeleine.

Larmes de joie
Benoît Dutour

Du 3 février 2023 au 20 février 2023
Église de la Madeleine
Place de la Madeleine, 75008 Paris

Expositions

Fabrice Hyber : d’un tableau, l’autre

Attention en traversant l’exposition de Fabrice Hyber « La Vallée » à la Fondation Cartier à Paris, un tableau peut en cacher un autre. Car les toiles exposées à la Fondation accèdent au statut de tableau d’école. Pour preuve ces espaces transformés en salles de classe avec les pupitres d’écoliers auxquels nous sommes conviés à prendre place.
En effet la démarche de l’artiste est assumée avec cette approche éducative « J’ai toujours considéré, explique-t-il,que mes peintures étaient comme des tableaux de classe, ceux où nous avons appris à décortiquer nos savoirs par l’intermédiaire d’enseignants ou de chercheurs. On y propose d’autres mondes, des projets possibles ou impossibles ».

Pour Fabrice Hyber le champ de l’art embrasse au-delà de la pratique du peintre tous les domaines de la pensée, de la connaissance. Biologie, neurosciences, astrophysique, histoire… Entre langage et images, les connexions s’établissent au gré des réflexions développées sur ce tableau dont on ne sait plus distinguer la toile blanche du tableau noir de l’école.

« La Vallée »

Un autre champ, physique celui-là, est à prendre en compte dans ce rapport au réel. « La Vallée », titre de l’exposition désigne une forêt que l’artiste fait pousser depuis les années 1990 au cœur du bocage vendéen dont il est originaire. Dans l’ancienne ferme de ses parents, éleveurs de moutons, il a semé trois cent mille graines d’arbres issues de centaines d’essences différentes. Cette forêt de plusieurs dizaines d’hectares est devenue une œuvre. Le parallèle avec l’œuvre s’ opère lors de cette croissance organique du vivant.

Ce fil rouge dans l’œuvre de Fabrice Hyber commence en 1981 par : « Un mètre carré de rouge à lèvres« , un tableau  entièrement recouvert de rouge à lèvres, entouré d’un cadre doré. C’est le point de départ de ce jeu sans fin dans lequel la pensée se développe sans hiérarchie, en rhizome qui renvoie à la théorie philosophique de Gilles Deleuze et Félix Guattari.

Rhizomes de la réflexion et rhizomes de « La forêt » participent à cette stratégie de la pensée d’un artiste qui déclare ne pas produire des peintures mais des tableaux. Nous voilà revenus à ce tableau de la classe validé par la scénographie de l’exposition. Le visiteur se prête à cette mise en scène voulue par le peintre et la position d’écolier conforte sa disposition à appréhender ce déroulement de la pensée sur la tableau. Les grandes toiles sont autant de supports sur lesquels s’associent les idées, les hypothèses, les mots, les formes, les couleurs, cheminement  dans lequel «  les mots sont des déclencheurs d’images, et les images des déclencheurs de mots, sans aucune hiérarchie ni préséance des unes sur les autres« .

Lors de son exposition 2716,43795 m2 au Centre Régional d’Art Contemporain de Sète en 2015, Fabrice Hyber mettait en œuvre ce protocole à grande échelle. « Je fais toujours de la peinture, mais ce qui me porte dans la peinture, ce n’est pas le fait de faire de la peinture. C’est le comportement qui m’amène à en faire. Les glissements, les erreurs, les constructions.. »
Acceptez de retrouver le chemin de l’école en découvrant l’exposition de la Fondation Cartier. Le tableau de la classe n’est plus noir. Il n’est pas blanc non plus. Il est riche de tout ce qui relie la pensée au monde. Dans l’exposition du C.R.A.C de Sète une œuvre de 1998 portait comme titre « De fil en aiguille ». A vous de remonter le fil de cette histoire sans fin.

Fabrice Hyber La Vallée
Du 8 décembre 2022 au 30 avril 2023
Fondation Cartier pour l’art contemporain
261 boulevard Raspail
75014 Paris

Expositions·Médias

« Manifesto of Fragility » Lyon 2022

« Conçue par les conservateurs Sam Bardaouil et Till Fellrath comme un « manifeste de fragilité », la Biennale place la fragilité au cœur d’une forme générative de résistance enhardie par le passé, réactive au présent et prête à l’avenir. »

La 16ème Biennale de Lyon élève sa perspective à un panorama méta-historique à travers des prêts importants et de nombreuses institutions culturelles de Lyon, telles que le Musée des Beaux-Arts de Lyon, le Musée de Lugdunum et les théâtres romains, et les Musées Gadagne.

Avec la conviction que le dialogue est crucial pour un avenir plus équitable et durable, la Biennale commencera à se dérouler plusieurs mois avant l’ouverture de septembre 2022 à Lyon grâce à des collaborations avec plusieurs institutions partenaires dans les villes à l’international qui se poursuivront jusqu’à la fin de 2023.

Notre fragilité est peut-être l’une des rares vérités universellement ressenties dans notre monde divisé. Nulle part cela n’est plus évident que sur et dans le corps. Racialisé, genré, colonisé ou appauvri, le corps est le premier de nombreux seuils où les conflits font rage et se résolvent, la maladie s’infecte et s’atténue, et la vie dans toute sa complexité, du moins dans un certain sens, commence et se termine. Nos communautés, tendues par les troubles civils croissants provoqués par le refus de se plier aux injustices séculaires et aux inégalités endémiques, provoquent dans leur fragilité un sentiment accru de frénésie sociétale.

Que ce soit dans le corps meurtri d’un manifestant ou dans le ciel de cendres sur la surface enflammée de la terre, notre conscience de notre précarité commune a rarement été plus tangible ou visible. Notre fragilité est inévitable.  » Publication officielle de la Biennale de Lyon

Manifesto of fragility – un monde d’une promesse infinie
Hans Op de Beeck : les fantômes de la liberté
Usine Fagor
Biennale d’art contemporain de Lyon
14 septembre — 31 décembre 2022
Usine Fagor

Expositions

Hans Op de Beeck : les fantômes de la liberté

Un des hauts lieux de la Biennale d’art contemporain de Lyon se trouve sur le site des anciennes usines d’électroménager FAGOR, fleuron passé de l’industrie au cœur de l’histoire ouvrière lyonnaise, dans le quartier de Gerland. La Biennale y dispose d’un espace de 29000 m2. C’est dire combien chaque hall construit sur ce site peut être comparé aux immenses studios d’un empire Hollywoodien. L’installation des artistes peut y prendre alors des dimensions hors du commun.

We were the Last to Stay, 2022 Biennale d ‘art contemporain de Lyon

We were the Last to Stay

L’artiste Belge Hans Op de Beeck a investi un de ces halls pour y créer un univers dont il nous faut tenter de décrypter l’état. Camping abandonné grandeur nature, quelque part entre un campement nomade improvisé de caravanes et un parc urbain délabré avec une aire de jeux et un étang ? On y trouve aussi un potager et un lieu de réparation pour les voitures.

Mais à cette description manque l’essentiel : l’ensemble de ces scènes semble figé dans le temps, recouvert d’une couche de poussière grise qui s’infiltre partout, ne laissant aucune chance d’y découvrir un élément vivant, coloré. Quelque chose s’est passé mais on en ignore la nature. Le titre de l’installation nous donne un indice : « Nous étions les derniers à rester ».

Déjà lors de la Biennale de 2015 une œuvre forte habillait sur l’affiche le thème général de « La vie moderne ». Assurément cette image clef donnait le ton de la manifestation : cette cité balnéaire, aux couleurs joyeuses des parasols envahissant la plage surpeuplée. Surpeuplée ? Non ! A y regarder de près, ce qui semblait être une foule n’est qu’une vue que nous y projetons. L’endroit était tragiquement désert. La vidéo de Yuan Goang-Ming  « Landscape of energy » avait été réalisée dans les mois qui ont suivi le tremblement de terre de 2011, au large de la côte nord-est du Japon et qui avait conduit à la quasi-destruction de la centrale nucléaire de Fukushima. Les lents panoramiques filmés par des drones à Taïwan traversaient les résidences abandonnées de Taichung jusqu’à l’école élémentaire d’Orchid Island avant de longer la côte balnéaire de South Bay, elle-même dominée par une centrale nucléaire.
Aujourd’hui Hans Op de Beeck a délaissé la couleur pour ne conserver que ce gris obsédant, signifiant que nous découvrons un « après », mais un après quoi ?

We were the Last to Stay, 2022 Biennale d ‘art contemporain de Lyon

Manifesto of fragility

Peut-être une communauté vivant à la marge de la société avait-elle décidé de vivre ici, voire survivre dans des conditions précaires, refusant les contraintes folles d’un univers dont les valeurs leur apparaissaient sans valeur ? Mais cette hypothétique communauté a disparu. Le monde vivant en général s’est trouvé totalement éradiqué également. Serait-ce, comme dans la Biennale de 2015, le résultat d’une catastrophe nucléaire, civile ou militaire ?
Dans ce climat étrange que génère la scénographie de Hans Op de Beeck, on pense également aux installations créées par Anne et Patrick Poirier, notamment avec « Danger zone » (2001) nous plongeant dans un futur inquiétant (en l’an 2238) : « Nous avons commencé, disent-ils, à travailler sur les ruines antiques mais seulement comme métaphore et non comme modèle. Les ruines représentent la fragilité des civilisations. » La fragilité est le maître mot de la Biennale dont le titre générique Manifesto of fragility souhaite associer toutes les créations des artistes.

Dans l’univers créé par Hans Op de Beeck l’incertitude règne. Seuls les fossiles de cette vie détruite nous rappellent qu’ici une forme liberté à résisté. « Nous étions les derniers à rester » témoigne, à travers ces vastes scènes, d’un monde anéanti ou l’espèce humaine s’est trouvée foudroyée. Les visiteurs de la Biennale deviennent alors des explorateurs venus d’ailleurs pour tenter d’invoquer ces fantômes de la liberté.

Manifesto of fragility – un monde d’une promesse infinie
Hans Op de Beeck : les fantômes de la liberté
Usine Fagor
Biennale d’art contemporain de Lyon
14 septembre — 31 décembre 2022
Usine Fagor

La chaîne vidéo

Vidéo magazine N°3 : Christo


L’exposition Christo et Jeanne-Claude à Paris, prévue à l’origine du 18 mars au 15 juin 2020 au Centre Pompidou de Paris, se trouve retardée avec la fermeture provisoire du Centre.
Cette même année, Christo devait réaliser l’emballage de l’arc de Triomphe place de l’Etoile. Ce projet se trouve également différé et reporté à l’année 2021. Le vidéo magazine revient sur les projets de Christo refusés ou réalisés à Paris. Après le projet non abouti en 1969 d’emballage des 380 arbres de l’avenue des Champs Elysées, il faudra attendre 1985 pour que l’artiste puisse effectivement mettre en œuvre un projet parisien, celui de l’emballage du Pont-Neuf. Un extrait du reportage vidéo tourné au moment de la réalisation de cette installation est présenté dans le vidéo magazine.

Christo et Jeanne-Claude, rassemblés sous le terme générique de Christo, est le nom d’artiste sous lequel est identifiée l’œuvre commune de Christo Vladimiroff Javacheff, né en Bulgarie en 1935 et de Jeanne-Claude Denat de Guillebon, née également en 1935 au Maroc et morte en 2009 à New York.

Livres

Alix Delmas : « Là où je ne sais pas encore. »

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« Alix Delmas, captures « 

Comment ne pas souligner le fait que l’atelier d’Alix Delmas se situe rue Marcel-Duchamp à Paris ? Quand bien même cette localisation serait le fruit du hasard, on sait bien que le hasard n’est pas très hasardeux. Et si l’artiste quitte les Beaux-arts de Paris en 1988, diplômée mention très bien, assurément la peinture n’offre pas à son champ d’investigation le médium approprié. Quand la revue Verso consacre sa présence en 2003 dans le dossier « Ils ne se disent pas peintres, ils ne se disent pas photographes » Alix Delmas a déjà emprunté une voie singulière dans laquelle le jeu du corps occupe une place essentielle et pour laquelle la photographie devient un outil décisif. L’ouvrage qui vient de paraître « Alix Delmas, captures » retrace cet itinéraire atypique, dérangeant au regard des références normées mais également fertile pour les yeux et la réflexion.
L’artiste utilise, au gré de ses investigations, le dessin, la sculpture, l’installation, la photo ou la vidéo. et en parcourant vingt années de ce travail, l’ouvrage permet de relier les différents moments de cette production multiforme. L’investissement personnel de l’artiste passe très tôt par la présence de son propre corps engagé dans des performances photographiées et fixées sur de grands formats.
Cette constante de la présence du corps se vérifie régulièrement dans les séries nouvelles. Les corps en général, le sien, ceux de ses modèles et finalement ceux des spectateurs participent à ces mises en situation inattendues, déstabilisantes souvent.

L’utilisation des gélatines colorées, à partir de 2005, apporte, me semble-t-il, une dimension nouvelle à ce travail en créant un espace scénographique séduisant. Pour ces captures d’un nouveau genre, c’est la vision du regardeur qui se trouve captée et envoutée. C’est à travers ce filtrage coloré que les corps transfigurés prolongent le travail déjà entrepris dans les séries précédentes.

D 106 Vidéo 2007

La vidéo participe au développement de cet objectif. Dans « D106 » quatre projecteurs couverts de gélatine rouge, verte, jaune et bleue sont fixés sur le capot d’un 4X4. Le véhicule quitte alors l’atelier pour illuminer avec ces faisceaux colorés la D106, la départementale auvergnate. « Ainsi l’expérience intègre de nouveaux accessoires d’éclairage (phares de voitures, soleil…) et quitte l’espace intérieur pour interroger d’autres territoires extérieurs : paysages nocturnes, piscine, littoral, rivage.. « 
Avec les textes et entretiens d’Anne Bertrand, Paul Ardenne, Barbara Wally et Jean-Jacques Larrochelle l’ouvrage met à disposition du lecteur une large évocation de ce travail qui présente aussi ses difficultés pour l’artiste : »C’est vrai que l’étiquette d’artiste inclassable n’est pas facile à porter. » confie Alix Delmas. Ce qui ne la dissuade nullement de persévérer sur cette voie à risque «  L’important pour moi est d’aller encore plus loin, où je ne suis pas encore, là où je ne sais pas encore« .

Alix Delmas
Captures
Editions LOCO

278 pages
ISBN : 978-2-84314-009-9


Expositions

Alicja Kwade : les couloirs du temps

« The resting Thought »

C’est d’abord un son qui vous happe dans l’exposition de la jeune artiste Polonaise Alicja Kwade au Centre de création contemporaine de Tours, un son obsédant, répétitif, entêtant. Le tic-tac d’une horloge ? Pas vraiment. Un battement cardiaque ? Non plus. Mais ce décompte inexorable qui égrène pourtant chaque seconde scande l’architecture conçue spécifiquement pour la nef du centre d’art. Il nous faut donc composer avec ce temps fuyant qui nous échappe dans un sablier invisible pour appréhender l’installation de l’artiste.

Alicja Kwade « The resting Thought »
CCCOD  2019

Pour cette première exposition personnelle institutionnelle en France, Alicja Kwade a donc conçu un parcours dans lequel le visiteur est conduit à éprouver cette articulation entre l’espace et le temps. Comme une menace, un mobile quelque peu inquiétant (cadran d’horloge lesté par une pierre) tournoie au-dessus de nos têtes, rappelant avec insistance l’implacable compte à rebours de notre vie alors que cette présence au monde se voit interpellée par le jeu subtil de ce qui n’est pas véritablement un labyrinthe mais perturbe cependant l’appréhension de l’espace.
Intitulée « The resting thought » (La pensée au repos), cette proposition nous laisse-t-elle vraiment en repos ?

Réflection et réflexion

Entre réflection et réflexion, ce travail prolonge à sa manière les interrogations d’un Dan Graham dont l’œuvre propose une expérience esthétique qui se joue des reflets ou de la démultiplication des espaces. Au centre d’art contemporain de Sérignan, en 2013, le visiteur spectateur, piégé dans l’installation de Dan Graham, participait volontairement ou non à ce ballet dans lequel il se révélait difficile de situer les plans: intérieur-extérieur, premier plan-arrière plan, gauche-droite. A Tours Alicja Kwade se mesure elle aussi à l’architecture intérieure et extérieure du bâtiment. La nef centrale, dans sa conception architecturale, joue déjà sur cette relation à la ville, établissant une passerelle visuelle entre le point de vue intérieur et l’approche extérieure.
L’agencement des sculptures posées en symétrie de part et d’autre des châssis métalliques ajoute au trouble sur cette réflexion. Voit-on une image dans un miroir ? S’agit-il d’une vision réelle à travers un cadre nu ? Peut-on traverser ce couloir ?  Sommes nous réfléchis ? Après quelques pas, le visiteur hésite à franchir ce plan dont il ne sait plus s’il est évidé, vitré ou miroir. Et pendant ce temps l’horloge infernale tourne au-dessus de sa tête, obsédante, assénant à chaque seconde cette perte supplémentaire du temps qui lui reste.
La partition de l’espace induite par ces cadres métalliques noir nous renvoie aussi à Peter Downsbrough et son processus de coupure optique, de recadrage du champ visuel suggérant une nouvelle appréhension de l’espace. Alicja Kwade, pour sa part, suggère  l’existence de ces couloirs où l’espace et le temps jouent à cache cache, où notre capacité à nous situer est déstabilisée.
Avec ce jeu de reflection, l’artiste nous donne donc matière à réflexion mentale mais pourtant éprouvée très physiquement à travers le parcours de cette installation à la fois très sobre dans sa conception et dans le même temps totalement envahissante avec ce lancinant environnement sonore qui nous enveloppe du début à la fin de la visite.
Dans ces couloirs du temps un réel quelque peu imaginaire donne matière à réflexion.

Photos :courtesy CCCOD et de l’auteur.

Alicja Kwade
« The resting thought »
2 février – 1er septembre 2019
Centre de création contemporaine Olivier Debré
Jardin François 1er
37000 Tours

Voyage à l’invitation du Centre de création contemporaine Olivier Debré à Tours

Expositions

Joana Vasconcelos : la guerre en dentelles

« Branco Luz »

Nous connaissions déjà les « Mamans » de Louise Bourgeois imposant leur gigantesque ombre tutélaire sur les espaces qui l’accueillaient. Aujourd’hui c’est un autre monstre qui a mis son emprise dans l’espace marchand sur trois étages au Bon Marché de Paris. « Simone », puisqu’il faut l’appeler par son nom, nous évoque l’image d’une création tentaculaire, sorte d’hydre improbable dont on recherche le créateur fou.
La semaine du blanc (dont Aristide Boucicaut, fondateur du magasin du Bon Marché à Paris, est l’inventeur), sert de prétexte pour l’installation de ces créatures venues d’ailleurs (voir Chiharu Shiota : tu imagines Arachné ?). Cette année encore, l’artiste invité rend hommage au blanc avec « Branco Luz » (Blanc lumière).
Joana Vasconcelos, artiste portugaise compte parmi les personnalités les plus reconnues de la scène artistique contemporaine. Première artiste-femme invitée à exposer au Château de Versailles en 2012, elle a représenté le Portugal à la Biennale de Venise en 2013 et a fait l’objet en 2018 d’une vaste exposition au musée Guggenheim de Bilbao.

« Simone »

Avec « Simone », Joana Vasconcelos décrit son monstre comme une Valkyrie. Dans la mythologie nordique les Valkyries sont des vierges guerrières, des divinités mineures servant Odin, maître des dieux. Les Valkyries, revêtues d’une armure, volaient, dirigeaient les batailles, distribuaient la mort parmi les guerriers et emmenaient l’âme des héros au Valhalla, le grand palais d’Odin. Pourtant, au Bon Marché, la monstrueuse Simone semble davantage se livrer à une guerre en dentelles. Il faut dire que Joana Vasconcelos propose une image plus paisible de ses créations « Mes Valkyries à moi sont des créatures puissantes et bienveillantes, bien plus sensuelles que les déesses mythologiques ! C’est une figure issue d’une série que je développe depuis quinze ans. Ces œuvres faites d’éléments gonflables sont recouvertes de tissus divers et de broderies. » Le nom de Simone ne doit rien au hasard : il établit un rapport avec le côté guerrier de la femme incarné par deux personnalités françaises qui ont marqué l’histoire par leurs militantismes respectifs : Simone de Beauvoir et Simone Weil.
Les vitrines du magasin du Bon Marché, présentent aux passants d’autre créations de Joana Vasconcelos qui permettent de découvrir, de très près cette fois, les techniques de l’artiste, ces sculptures immaculées composées d’un patchwork de tissus, de broderies au crochet et de passementeries précieuses.
Mais c’est avant tout l’envahissante Simone qui règne en maîtresse au coeur du magasin, déploie sur les trois niveaux du bâtiment ses tentacules blanches et donne à Joana Vasconcelos l’opportunité rare de confronter son oeuvre à un public étonné venu paisiblement faire les soldes au Bon Marché.

Photos de l’auteur

Expositions

Mémoires d’abjection

« Regards d’artistes »

Ouvrir à l’art contemporain un lieu de mémoire porteur d’autant de souffrances, de drames qu’est le Mémorial de la Shoah à Paris présente pour les artistes invités un défi de taille. Comment éviter de basculer dans une commémoration tragique qui sera toujours en deçà de la réalité monstrueuse à laquelle elle se réfère ? Comment trouver une approche qui, sans trahir la raison d’être d’une œuvre, puisse se hisser à la hauteur de ce qui échappe encore à toute raison humaine ?

Sylvie Blocher, accompagnée par Gérard Haller : « Nuremberg 87 » film 16 mm 9mn

« Regards d’artistes » est assurément un titre bien faible pour situer la valeur attendue dans la démarche d’un artiste choisi pour aborder une telle épreuve. Sylvie Blocher (avec Gérard Haller), Arnaud Cohen, Natacha Nisic, Esther Shalev-Gerz, accompagnés par une proposition de l’historien Christian Delage ont accepté de se confronter à ce défi.
Bien sûr c’est de mémoire qu’il est question et chaque intervenant a proposé sa propre voie pour rendre visible, sensible cette recognition nécessaire. Deux propositions seront évoquées ici.

« Nuremberg 87 »

Sylvie Blocher, accompagnée par Gérard Haller, présente « Nuremberg 87 ».
Le film parcourt l’enceinte du stade actuel de Nuremberg qui accueillait chaque année le congrès du parti nazi au cours duquel Hitler prenait la parole et où se déroulaient les défilés hitlériens. Alors qu’un long et lent travelling décrit le stade figé dans cette mémoire, la voix de l’actrice allemande Angela Winkler énonce les prénoms des personnes assassinées dans les centres de mise à mort. Replaçant la parole du génocide dans ce symbole de l’idéologie nazi, le film opère ainsi dans le même temps un raccourci historique avec le Nuremberg de 1945-1946 marqué par le procès contre les hauts responsables nazis.

« Dansez sur moi » (Détail)  Arnaud Cohen 2017

« Dansez sur moi »

Arnaud Cohen, pour sa part, propose « Dansez sur moi «  qui «puise son inspiration dans le passé collaborationniste de mon atelier. » explique-t-il. Ces « fausses » tombes sont celles de personnages historiques : Maurice Rocher, propriétaire de nombreuses usines dans l’Ouest, Jean Bichelonne le polytechnicien en charge avec Speer d’intégrer les usines françaises au complexe militaro-industriel du Reich, et Wernher Von Braun, inventeur et client final pour son usine secrète de montage des fusées V1 et V2. » Arnaud Cohen intègre cette mémoire dans une interaction contemporaine. Lors d’une fête dans son atelier, les invités ont eux aussi dansé sur les tombes fictives de ces personnages « grands rouages  politiques, économiques mais aussi artistiques de la collaboration active autant française qu’allemande ». Le film des caméras vidéo de surveillance qui ont fixé cet évènement  participe à l’installation du Mémorial de la Soah. et l’artiste recrée avec « Dansez sur moi » l’ambiance …de cette soirée festive.

« Dansez sur moi » Arnaud Cohen 2017

Lors de sa présentation précédente  au Rosa Luxemburg Platz Kunstverein de Berlin, cette œuvre fut remarquée par le cinéaste Wim Wenders qui entraina Arnaud Cohen dans sa danse.
Le travail photographique de Natacha Nisic, s’attachant à une image qui s’est imposée à elle face à l’eau stagnante d’un réservoir situé à côté des rails d’Auschwitz, accède lui aussi, avec ce détour par le contemporain, à cette tentative d’appréhender l’indicible au travers de cette mémoire de recognition.

Photos de l’auteur

« Regards d’artistes »
Sylvie Blocher (avec Gérard Haller), Arnaud Cohen, Natacha Nisic, Esther Shalev-Gerz, accompagnés par une proposition de l’historien Christian Delage
12 décembre 2018 au 10 février 2019
Mémorial de la Shoah
17, rue Geoffroy l’Asnier
75004 Paris

Expositions

Zoé Rumeau et Emilie Bazus : atteindre l’inaccessible étoile

« I don’t like the sea ! ».

L’histoire que racontent Zoé Rumeau et Emilie Bazus à la galerie Laure Roynette à Paris est celle qu’éprouvent tous ceux qui, chassés par la violence des guerres comme celle de la misère, se lancent à corps perdu dans un rêve impossible : celui de trouver enfin un havre de paix, au péril de leur vie.

« Partir 1 »  Zoé Rumeau, 2018, 157x206cm ,

Comment les artistes peuvent-ils appréhender cette lancinante douleur dont les hommes et les femmes portent le fardeau jour après jour ? Les propositions de Zoé Rumeau et Emilie Bazus se complètent et se confortent pour apporter leur témoignage.
Le travail de Zoé Rumeau ne naît pas dans le calme de l’atelier. L’artiste s’est investie auprès du CHU (Centre d’hébergement d’urgence pour migrants) d’Ivry, géré par Emmaüs. Lors des cours d’alphabétisation auxquels elle participe jaillit alors ce cri du cœur : « I don’t like the sea ! ». Non les migrants n’aiment pas la mer qui, loin d’offrir une porte ouverte vers l’Eldorado, les envoie à la mort. L’artiste a tenté de relier patiemment au fil d’or ces liens qui révèlent les circuits empruntés par tous ceux qui ont mis tous leurs espoirs dans ces départs à haut risque, quels que soient les déchirements ineffaçables de telles décisions. Son œuvre puise dans cette douleur de l’exil pour créer non pas en spectatrice mais en témoin agissant. Ces hommes et ces femmes ont des visages auxquels elle porte toute son attention.

« Les damnés de la terre »

L’autre façon de témoigner est celle empruntée par Emilie Bazus. Les abris de fortune des migrants réfugiés dans la jungle de Calais sont présentés ici avec une terrible objectivité. Lorsque l’artiste Gilles Aillaud peignait les animaux en cages, il ne se livrait pas à un plaidoyer pour la liberté animale. Le peintre ne nous disait rien, nous laissant nous débrouiller dans notre situation de spectateur devant ce qui, aujourd’hui davantage encore, nous paraît de plus en plus inconcevable.

Anonyme XI, Émilie Bazus, huile sur toile, 146x228cm

C’est un peu ce sentiment qui prévaut, me semble-t-il, lors de la vision de ces cabanes qui n’en finissent pas de prolonger le calvaire de ceux auxquels ont refuse de fait le respects dû aux humains. Chez Emilie Bazus, les personnes n’ont plus d’identité. C’est le règne de l’anonymat.
Près de soixante ans plus tôt, Franz Fanon écrivait dans « Les damnés de la terre » :
« Il n’ y a pas de mains propres, il n’ y pas d’innocents, il n’ y a pas de spectateurs; nous nous salissons tous les mains dans la boue de notre terre, dans le vide de nos cerveaux. Tout spectateur est un lâche ou un traître ».
Et si dans cette jungle la seule constellation visible est celle de la myriade des braseros entretenus par les candidats à cet impossible eldorado, force est de constater que leur rêve continuera de s’épuiser avant d’ atteindre cette inaccessible étoile.

Photos Galerie Laure Roynette

« I don’t like the sea ! »
Zoé Rumeau et Emilie Bazus

Du 22 Novembre 2018 au 6 Janvier 2019
20 rue de Thorigny
75003 Paris