L’architecture de l’instable
Il n’est pas anodin que l’architecture du New Musuem à New York soit composée de cubes en décalage d’un étage à l’autre, donnant à l’ensemble cet aspect à première vue fragile et déséquilibré. Cette apparente instabilité donne le ton général d’un lieu d’art contemporain différent des institutions implantées avec l’assurance tranquille de représenter les valeurs acquises de l’art du temps. Cette instabilité potentielle du bâtiment annonçait la couleur de sa programmation.
Lorsque Marcia Tucker, conservatrice au Whitney Museum of American Art ( de 1967 à 1976) fonde officiellement le New museum le 1er janvier 1977, cette ouverture consacre le premier musée dédié à l’art contemporain établi à New York depuis la seconde guerre mondiale. De son poste privilégié au Whitney Marcia Tucker était arrivée à la conclusion que les œuvres de jeunes artistes trouvaient difficilement leur place dans les espaces d’expositions habituels. Positionné entre musée traditionnel et espace alternatif, le New museum ambitionnait d’engager un dialogue entre les artistes et «Un centre d’exposition, d’information et de documentation pour l’art contemporain réalisé dans un délai d’environ dix ans. » L’ objectif d’offrir un lieu aux artistes vivants n’ayant pas encore eu d’expositions personnelles majeures s’inscrivait dans ce projet novateur. Et l’exposition « Mire Lee : Black Sun » installée dans la galerie du quatrième étage du musée ne peut qu’accréditer cette tendance à l’intranquillité que dégage l’édifice.
« Black sun »
Déjà l’argument de l’exposition donne à penser que le parcours de la scénographie ne sera pas jonché de roses. « Black sun » doit son titre au livre de 1987 de Julia Kristeva, philologue, psychanalyste et femme de lettres française d’origine bulgare. Ce livre traite des dépressions que nourrit un deuil impossible de l’objet aimé et perdu. En déniant le lien universel qu’est le langage, le déprimé nie le sens qui, pour l’être parlant, est le sens de la vie. C’est dire que ce thème est au diapason de l’œuvre de Mire Lee, jeune artiste sud Coréenne vivant aux Pays Bas dont c’est bien la première exposition personnelle en musée aux États-Unis.
Pour Lee, le processus de création de ces objets sensoriels est lui-même lié au corps, comme elle le décrit : « Je touche et je sens la matière de près, je mets mes mains dans n’importe quel espace, j’utilise mes dents pour tenir, je me plie, je m’étire et je rampe autour de l’échelle du travail. »
Son installation au New Museum est dirigée par des préoccupations concernant l’espace, l’atmosphère et les matériaux, y compris le tissu, l’acier et l’argile, pour suggérer des vides émotionnels et des tensions psychologiques.
Composées de matériaux qui comprennent des moteurs low-tech, des systèmes de pompage, des tiges d’acier et des tuyaux en PVC remplis de graisse, de glycérine, de silicone, de glissement et d’huile, les sculptures de Lee fonctionnent comme des organismes vivants et des machines biologiques. Puisant ses références dans l’architecture, l’horreur, la pornographie et la cybernétique, et évoquant les fonctions corporelles et la dégradation de l’environnement, Lee offre un moyen viscéral de décrire les propriétés qui existent entre les domaines du technologique et du corporel.
Il est tentant de rapprocher ce travail de l’œuvre de l’artiste japonais Tetsumi Kudo (1935-1990). Traumatisé par la bombe atomique, Tetsumi Kudo donnait au corps une place fondamentale dans son œuvre, traitant de la survie bio-chimique du phénomène humain et envisageant sa métamorphose organique.C’est un univers glauque que le spectateur recevait frontalement à la vision de ses sculptures et de ses performances.
L’œuvre de Mire Lee traite elle aussi du déséquilibre dans ce lieu apparemment instable. Décalage, instabilité, déséquilibre, tous ces qualificatifs s’appliquent à l’exposition de Mire Lee comme au New Museum lui-même.
On sort de cette installation en éprouvant un besoin impérieux de retrouver le soleil et de respirer à pleins poumons avant d’aller, tout près du musée, reprendre des forces devant un somptueux pastrami chez Katz Delicatessen.
Photos de l’auteur
« Mire Lee : Black Sun »
New Musuem
235 Bowery, New York