
Le blog des Chroniques du Chapeau noi poursuit la publication de « Seuphor, libre comme l’art », écrit par Claude Guibert sur la vie de l’écrivain, historien et artiste Michel Seuphor (1901-1999), de son vrai nom Fernand Berckelaers. Ce livre a été écrit en 2008 et sera publié intégralement à raison de quelques pages par publication, une fois par semaine.
Publication N° 48
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A Vevey, Alberto Sartoris n’a pas perdu son temps. Il sait combien Seuphor attire la curiosité du docteur Miéville, et lui obtient sans peine une invitation pour la Suisse. C’est fois Seuphor pourra disposer, à La Tour-de-Peilz, au bord du Léman, d’une chambre, de son temps libre pour écrire sans restriction. Enchanté par la proposition, il va pouvoir passer, en cette fin 1932, plus de deux mois au calme et se consacrer enfin à l’écriture de ce livre en gestation depuis si longtemps : « Le style et le cri ». Ambitieux, son propos n’est rien de moins que de parcourir l’histoire de l’art depuis les Grecs jusqu’à ce jour. La vocation métaphysique du propos le plonge dans un exercice ardu, intense. A travers une réflexion sur l’art, c’est l’approche de Dieu qui s’affirme.
Les dessins unilinéaires
Entamée depuis déjà quelques mois, la conversion de Seuphor se précise à travers cet hymne à l’art, cette quête de l’absolu. Au terme de journées bien remplies, le soir arrivant, la fatigue le gagne. Dans sa chambre, bientôt enfumée par un rituel cigare, sa plume traîne sur la page blanche. Il s’abandonne à un dessin presque inconscient, d’un seul trait, sans quitter le papier. Quelque chose se passe dans le calme de cette chambre au silence épaissi par la fumée du tabac. Le trait suivi, continu, folâtre, devient mer, vague, barque. Il se métamorphose, à l’occasion, en rocher, soleil, fleur. Parfois même, libre et joyeux, il se transforme en personnage, danseur, plis d’une robe. Le tracé de Seuphor, ce soir de 1932, se convertit en dessin unilinéaire point de départ décisif d’une œuvre à venir.
Sur le moment, il n’y prête guère attention. Après tout, ces moments de divagation tranquille n’ont pour but que de le reposer de l’écriture. Les dessins dorment sur la cheminée de sa chambre. C’est encore l’ami Sartoris qui, les découvrant, ne veut pas en rester là. Il trouve ces feuilles dignes d’intérêt et les emprunte à Seuphor. Quelques jours plus tard, il lui annonce que ses œuvres seront exposées à la galerie Manaserro à Lausanne, ce mois de janvier 1933, en même temps que l’architecte présente ses plans de l’église de Lourtier, réalisation qui, par sa modernité, a fait tellement scandale ! Incrédule, Seuphor voit quelques-uns de ses dessins montés sous passe-partout gris. Sa première exposition ! Venu expressément écrire un livre pour lui essentiel, la surprise est de taille. L’événement est là, sous la forme de cette toute première présentation. Pour l’invitation, Sartoris écrit un texte dont Seuphor donne le titre « De la plume qui sert à bien des choses. »
Chaque dessin sera vendu dix francs suisses. Sartoris affirme avec fierté, au terme de l’exposition, que tout a été vendu. Ce n’est que beaucoup plus tard que Seuphor apprendra de la bouche même de son ami que ce dernier en avait acheté la moitié. Qu’importe le succès ! Le directeur de revue, l’écrivain, le poète Seuphor est devenu artiste et dessinateur. Une autre histoire commence.

Alors que Seuphor s’implique, solitaire, dans sa quête méta- physique du « Style et du cri », ne sortant de sa minuscule chambre que pour quelques promenades en montagne, tandis qu’il révèle sa vocation naissante de dessinateur, le docteur Miéville, rationaliste impliqué dans l’action de son temps, ne comprend plus son protégé. Il a gardé l’image du Seuphor de « Cercle et carré » et ne peut le suivre dans sa recherche spirituelle. Le temporel fait l’objet de toutes ses attentions. Son pays est plongé dans une crise grave. La vague déclenchée à Wall Street, ce funeste jour d’octobre 1929, a déferlé sur l’Europe et causé des dégâts considérables, abandonnant sur son passage les laissés pour compte de la crise. La Suisse n’est pas épargnée par le krach : banqueroutes du Comptoir de l’Escompte, de la Banque de Genève, de la Caisse de prêts sur gages. La longue liste de scandales et de corruptions, la misère, les camions du « Kilo du chômeur» qui ramassent kilos de farine, de pâtes ou d’autres vivres pour subvenir aux besoins de huit mille démunis à Genève, cent quatre vingts mille en Suisse, tous ces corollaires de la crise attisent l’antagonisme politique entre la gauche et la droite. Celle-ci, inspirée par le fascisme et la montée du nazisme en Allemagne, se radicalise sous la férule de Georges Oltramare, journaliste et militant fasciste dont l’organisation adopte un cérémonial et une discipline fasciste : ses militants défilent dans les rues de Genève en chemise grise et béret basque.
Le 9 novembre 1932, suite à un mouvement de foule entre manifestants et contre-manifestants, les soldats ouvrent le feu. La fusillade fait treize morts et soixante-cinq blessés. Choqué par le drame du 9 novembre, le docteur Adrien Miéville se prépare à l’action politique et dans un geste spectaculaire, s’inscrit au parti socialiste vaudois. Déçu par l’évolution de Seuphor, il trouve un prétexte pour lui donner congé dès que « Le style et le cri » est achevé en février 1933. Seuphor quitte donc La Tour-de-Peilz. L’hospitalité du docteur Miéville l’a enrichi d’un livre et d’une expérience picturale inédite. En revanche la bourse est restée plate. Seuphor retrouve à Genève le poète Henri Ferrare qui se flatte de connaître par cœur certains de ses poèmes. Dans un café Genevois, le poète réunit un groupe d’intellectuels pour l’accueillir. Après cette réunion conviviale où Seuphor se voit présenté à tous, Ferrare parcourt l’assemblée avec un chapeau en invitant chacun à y déposer un peu d’argent pour que le héros de la soirée puisse continuer son voyage. Avec les soixante-cinq francs suisses recueillis Seuphor rentre en France.
1Cité dans « Itinéraire spirituel de Michel Seuphor » Francis Bernard S.P.I.E. Paris 1946