Expositions

Chroniques New-Yorkaises  (7) : au New Museum, l’art du déséquilibre

L’architecture de l’instable

Il n’est pas anodin que l’architecture du New Musuem à New York soit composée de cubes en décalage d’un étage à l’autre, donnant à l’ensemble cet aspect à première vue fragile et déséquilibré. Cette apparente instabilité donne le ton général d’un lieu d’art contemporain différent des institutions implantées avec l’assurance tranquille de représenter les valeurs acquises de l’art du temps. Cette instabilité potentielle du bâtiment annonçait la couleur de sa programmation.

Lorsque Marcia Tucker, conservatrice au Whitney Museum of American Art ( de 1967 à 1976) fonde officiellement le New museum le 1er janvier 1977, cette ouverture consacre le premier musée dédié à l’art contemporain établi à New York depuis la seconde guerre mondiale. De son poste privilégié au Whitney Marcia Tucker était arrivée à la conclusion que les œuvres de jeunes artistes trouvaient difficilement leur place dans les espaces d’expositions habituels. Positionné entre musée traditionnel et espace alternatif, le New museum ambitionnait d’engager un dialogue entre les artistes et «Un centre d’exposition, d’information et de documentation pour l’art contemporain réalisé dans un délai d’environ dix ans. » L’ objectif d’offrir un lieu aux artistes vivants n’ayant pas encore eu d’expositions personnelles majeures s’inscrivait dans ce projet novateur. Et l’exposition « Mire Lee : Black Sun » installée dans la galerie du quatrième étage du musée ne peut qu’accréditer cette tendance à l’intranquillité que dégage l’édifice.

« Black sun »

Déjà l’argument de l’exposition  donne à penser que le parcours de la scénographie ne sera pas jonché de roses. « Black sun » doit son titre au livre de 1987 de Julia Kristeva, philologue, psychanalyste et femme de lettres française d’origine bulgare. Ce livre traite des dépressions que nourrit un deuil impossible de l’objet aimé et perdu. En déniant le lien universel qu’est le langage, le déprimé nie le sens qui, pour l’être parlant, est le sens de la vie. C’est dire que ce thème est au diapason de l’œuvre de Mire Lee, jeune artiste sud Coréenne vivant aux Pays Bas dont c’est bien la première exposition personnelle en musée aux États-Unis.
Pour Lee, le processus de création de ces objets sensoriels est lui-même lié au corps, comme elle le décrit : « Je touche et je sens la matière de près, je mets mes mains dans n’importe quel espace, j’utilise mes dents pour tenir, je me plie, je m’étire et je rampe autour de l’échelle du travail. »
Son installation au New Museum est dirigée par des préoccupations concernant l’espace, l’atmosphère et les matériaux, y compris le tissu, l’acier et l’argile, pour suggérer des vides émotionnels et des tensions psychologiques.

Composées de matériaux qui comprennent des moteurs low-tech, des systèmes de pompage, des tiges d’acier et des tuyaux en PVC remplis de graisse, de glycérine, de silicone, de glissement et d’huile, les sculptures de Lee fonctionnent comme des organismes vivants et des machines biologiques. Puisant ses références dans l’architecture, l’horreur, la pornographie et la cybernétique, et évoquant les fonctions corporelles et la dégradation de l’environnement, Lee offre un moyen viscéral de décrire les propriétés qui existent entre les domaines du technologique et du corporel.
Il est tentant de rapprocher ce travail de l’œuvre de l’artiste japonais Tetsumi Kudo (1935-1990). Traumatisé par la bombe atomique, Tetsumi Kudo donnait au corps une place fondamentale dans son œuvre, traitant de la survie bio-chimique du phénomène humain et envisageant sa métamorphose organique.C’est un univers glauque que le spectateur recevait frontalement à la vision de ses sculptures et de ses performances.

L’œuvre de Mire Lee traite elle aussi du déséquilibre dans ce lieu apparemment instable. Décalage, instabilité, déséquilibre, tous ces qualificatifs s’appliquent à l’exposition de Mire Lee comme au New Museum lui-même.
On sort de cette installation en éprouvant un besoin impérieux de retrouver le soleil et de respirer à pleins poumons avant d’aller, tout près du musée, reprendre des forces devant un somptueux pastrami chez Katz Delicatessen.

Photos de l’auteur

« Mire Lee : Black Sun »
New Musuem
235 Bowery, New York

Expositions·Médias

« Manifesto of Fragility » Lyon 2022

« Conçue par les conservateurs Sam Bardaouil et Till Fellrath comme un « manifeste de fragilité », la Biennale place la fragilité au cœur d’une forme générative de résistance enhardie par le passé, réactive au présent et prête à l’avenir. »

La 16ème Biennale de Lyon élève sa perspective à un panorama méta-historique à travers des prêts importants et de nombreuses institutions culturelles de Lyon, telles que le Musée des Beaux-Arts de Lyon, le Musée de Lugdunum et les théâtres romains, et les Musées Gadagne.

Avec la conviction que le dialogue est crucial pour un avenir plus équitable et durable, la Biennale commencera à se dérouler plusieurs mois avant l’ouverture de septembre 2022 à Lyon grâce à des collaborations avec plusieurs institutions partenaires dans les villes à l’international qui se poursuivront jusqu’à la fin de 2023.

Notre fragilité est peut-être l’une des rares vérités universellement ressenties dans notre monde divisé. Nulle part cela n’est plus évident que sur et dans le corps. Racialisé, genré, colonisé ou appauvri, le corps est le premier de nombreux seuils où les conflits font rage et se résolvent, la maladie s’infecte et s’atténue, et la vie dans toute sa complexité, du moins dans un certain sens, commence et se termine. Nos communautés, tendues par les troubles civils croissants provoqués par le refus de se plier aux injustices séculaires et aux inégalités endémiques, provoquent dans leur fragilité un sentiment accru de frénésie sociétale.

Que ce soit dans le corps meurtri d’un manifestant ou dans le ciel de cendres sur la surface enflammée de la terre, notre conscience de notre précarité commune a rarement été plus tangible ou visible. Notre fragilité est inévitable.  » Publication officielle de la Biennale de Lyon

Manifesto of fragility – un monde d’une promesse infinie
Hans Op de Beeck : les fantômes de la liberté
Usine Fagor
Biennale d’art contemporain de Lyon
14 septembre — 31 décembre 2022
Usine Fagor

Expositions

Hans Op de Beeck : les fantômes de la liberté

Un des hauts lieux de la Biennale d’art contemporain de Lyon se trouve sur le site des anciennes usines d’électroménager FAGOR, fleuron passé de l’industrie au cœur de l’histoire ouvrière lyonnaise, dans le quartier de Gerland. La Biennale y dispose d’un espace de 29000 m2. C’est dire combien chaque hall construit sur ce site peut être comparé aux immenses studios d’un empire Hollywoodien. L’installation des artistes peut y prendre alors des dimensions hors du commun.

We were the Last to Stay, 2022 Biennale d ‘art contemporain de Lyon

We were the Last to Stay

L’artiste Belge Hans Op de Beeck a investi un de ces halls pour y créer un univers dont il nous faut tenter de décrypter l’état. Camping abandonné grandeur nature, quelque part entre un campement nomade improvisé de caravanes et un parc urbain délabré avec une aire de jeux et un étang ? On y trouve aussi un potager et un lieu de réparation pour les voitures.

Mais à cette description manque l’essentiel : l’ensemble de ces scènes semble figé dans le temps, recouvert d’une couche de poussière grise qui s’infiltre partout, ne laissant aucune chance d’y découvrir un élément vivant, coloré. Quelque chose s’est passé mais on en ignore la nature. Le titre de l’installation nous donne un indice : « Nous étions les derniers à rester ».

Déjà lors de la Biennale de 2015 une œuvre forte habillait sur l’affiche le thème général de « La vie moderne ». Assurément cette image clef donnait le ton de la manifestation : cette cité balnéaire, aux couleurs joyeuses des parasols envahissant la plage surpeuplée. Surpeuplée ? Non ! A y regarder de près, ce qui semblait être une foule n’est qu’une vue que nous y projetons. L’endroit était tragiquement désert. La vidéo de Yuan Goang-Ming  « Landscape of energy » avait été réalisée dans les mois qui ont suivi le tremblement de terre de 2011, au large de la côte nord-est du Japon et qui avait conduit à la quasi-destruction de la centrale nucléaire de Fukushima. Les lents panoramiques filmés par des drones à Taïwan traversaient les résidences abandonnées de Taichung jusqu’à l’école élémentaire d’Orchid Island avant de longer la côte balnéaire de South Bay, elle-même dominée par une centrale nucléaire.
Aujourd’hui Hans Op de Beeck a délaissé la couleur pour ne conserver que ce gris obsédant, signifiant que nous découvrons un « après », mais un après quoi ?

We were the Last to Stay, 2022 Biennale d ‘art contemporain de Lyon

Manifesto of fragility

Peut-être une communauté vivant à la marge de la société avait-elle décidé de vivre ici, voire survivre dans des conditions précaires, refusant les contraintes folles d’un univers dont les valeurs leur apparaissaient sans valeur ? Mais cette hypothétique communauté a disparu. Le monde vivant en général s’est trouvé totalement éradiqué également. Serait-ce, comme dans la Biennale de 2015, le résultat d’une catastrophe nucléaire, civile ou militaire ?
Dans ce climat étrange que génère la scénographie de Hans Op de Beeck, on pense également aux installations créées par Anne et Patrick Poirier, notamment avec « Danger zone » (2001) nous plongeant dans un futur inquiétant (en l’an 2238) : « Nous avons commencé, disent-ils, à travailler sur les ruines antiques mais seulement comme métaphore et non comme modèle. Les ruines représentent la fragilité des civilisations. » La fragilité est le maître mot de la Biennale dont le titre générique Manifesto of fragility souhaite associer toutes les créations des artistes.

Dans l’univers créé par Hans Op de Beeck l’incertitude règne. Seuls les fossiles de cette vie détruite nous rappellent qu’ici une forme liberté à résisté. « Nous étions les derniers à rester » témoigne, à travers ces vastes scènes, d’un monde anéanti ou l’espèce humaine s’est trouvée foudroyée. Les visiteurs de la Biennale deviennent alors des explorateurs venus d’ailleurs pour tenter d’invoquer ces fantômes de la liberté.

Manifesto of fragility – un monde d’une promesse infinie
Hans Op de Beeck : les fantômes de la liberté
Usine Fagor
Biennale d’art contemporain de Lyon
14 septembre — 31 décembre 2022
Usine Fagor

Pour mémoire

11/11/2011

Le blog des Chroniques du chapeau noir a été créé le 11 Novembre 2011

860 articles ont été publiés depuis ce jour.

Depuis le 4 mai 2020 le blog s’est enrichi d’un vidéo-magazine né pendant le confinement alors que les visites de musées, galeries, expositions étaient devenues impossibles. A ce jour 22 numéros du vidéo-magazine ont été publiés.

Pour mémoire

Trois fois onze

C’est donc le onze novembre 2011 que le blog des Chroniques du chapeau noir est né. Cette date du 11/11/2011 n’a pas fait l’objet d’un choix soigneusement décidé dans le cadre d’une stratégie de communication. Ce onze novembre aussi il faisait froid comme aujourd’hui. Que faire un jour de novembre au plafond si bas, à la lumière si faible ? Pourquoi ne pas ouvrir un espace pour s’y adonner à un exercice assimilable au fond à celui de l’assouplissement physique ? Un peu de gymnastique mentale pour lutter contre l’engourdissement du prochain hiver ?
Symétrie pour symétrie, le hasard veut que 777 articles aient été produits à ce jour. Pour ces balades dans l’art de l’époque, par ce temps si froid, le chapeau (noir en l’occurrence) se révèle indispensable. Alors pourquoi chercher un titre plus loin, plus compliqué ? Le blog s’appellera « Chroniques du chapeau noir ». Il s’ouvre dès le lendemain de sa création sur cette exposition étonnante découverte quelques jours plus tôt à Metz dans un bâtiment historique, l’hôtel Saint-Livier où le Frac est installé depuis 2004.

Exposition « Le moins du monde » Susanna Fritscher 2011

Ce jour là l’exposition « Le moins du monde » invite à la méditation. « Parmi les artistes invités, Susanna Fritscher propose une grande salle blanche uniquement sous la lumière électrique. Dans un angle, plusieurs larges poufs blancs attendent les visiteurs. Sur un mur un vidéoprojecteur délivre une projection blanche, vide, continue. La salle est baignée dans une musique planante. Le jour de ma visite c’est Henry Flint ( extrait de Glissando n°1, 1979) qui occupe l’espace sonore. J’arrive dans cette salle quelque peu dubitatif. Depuis le « carré blanc sur fond blanc » de Malévitch , la mise à plat de la peinture puis de l’art est acquise. Comme j’ai un peu mal aux pieds après la déambulation dans le Centre Pompidou, je décide malgré tout de profiter de ces sièges accueillants. A vrai dire, on s’y laisse engloutir en se demandant s’il sera possible d’en sortir. »
L’article est bien timide, trop court. Il faudra du temps pour s’efforcer d’améliorer cette aventureuse ambition de proposer aux autres les impressions glanées au gré de ces errances dans l’art du temps.
Depuis ces huit années le blog a traversé beaucoup d’expositions, de galeries, de musées, de frontières parfois. Il n’a pas oublié les moments d’émotion quand, à l’entrée de l’exposition « Paris Magnum »  à la Mairie de Paris, le vigile m’apprend le massacre de Charlie Hebdo. Il n’a pas oublié non plus les moment de grâce quand, lors de l’inauguration du Shed à New-York, la collaboration entre Steve Reich et Gerhard Richter donne naissance à cette incroyable performance entre la série « Patterns» du peintre et les structures musicales rigoureuses et répétitives de Steve Reich.

Le blog des « Chroniques du chapeau noir » reste le témoin de ces moments suspendus, de ces instants inattendus nés d’une rencontre avec un lieu, un artiste. Rien à ajouter à ces lignes du 11/11/2018 : « Un blog n’est pas un ouvrage immortalisé dans le marbre. Il flotte sur la toile comme une plume au vent à la disposition d’un regard fugitif, d’une curiosité du moment. Il ne sera pas protégé pour l’éternité dans un cénotaphe vaniteux. Il restera peut-être caché dans quelques mémoires informatiques, encore présent çà et là dans le souvenir de ceux qui auront croisé un jour cet instant d’ouverture sur la création et sur la liberté d’échapper aux formatages et aux conformismes. »

Coups de chapeau

Le fantôme de la place Vendôme

« Life of the Pumkin Recites, all about the Biggest Love for the People »

Non, je n’ai pas vu place Vendôme à Paris l’oeuvre monumentale de Yayoi Kusama. Pour ce premier jour de l’ouverture officielle de la Foire International d’Art Contemporain de Paris, l’oeuvre « Life of the Pumkin Recites, all about the Biggest Love for the People » a déjà quitté le socle spécialement aménagé sur la place pour la mettre en valeur.
Le sort semble s’acharner sur les propositions artistiques contemporaines destinées au « Hors les murs » de la F.I.A.C pour la célèbre place parisienne. On a pas oublié que cinq ans plus tôt éclatait le scandale de l’œuvre, gonflable elle aussi, mise en place par l’artiste américain Paul McCarthy. Des inconnus avaient, à l’époque, débranché l’alimentation de la soufflerie maintenant dressée la structure gonflable avant de sectionner plusieurs des sangles maintenant l’œuvre, sans toutefois toucher à l’enveloppe elle-même, avant de prendre la fuite. Pour mémoire, Paul McCarthy avait dressé place Vendôme son œuvre de vingt quatre mètres de haut , intitulée « Tree », en toile plastique verte. L’artiste n’avait rien fait pour lever la malicieuse ambiguïté que « Tree » suggérait entre un arbre de Noel et un… plug anal , à l’origine des réactions scandalisées.
Cette année, aucun vandalisme n’intervient dans la suppression de l’oeuvre de Kusama. Hier soir, les responsables de l’installation ont estimé nécessaire de dégonfler la sculpture compte tenu des conditions météo très défavorables. Il semble peu probable que la pièce soit de nouveau remontée.
Quelques heureux photographes ont pu cependant immortaliser cette apparition les jours précédant l’ouverture de la Foire.
A quatre vingt dix ans Yayoi Kusama a traversé le temps avec une expression obsessionnelle : « Un souvenir d’enfance fonde la légende de Yayoi Kusama et associe le commencement de sa vie d’artiste à une hallucination, une inquiétante étrangeté qui s’est manifestée autour de la table familiale : les fleurs rouges de la nappe se multiplient sur le plafond, les murs, le sol, sur elle-même. » expliquait la commissaire lors de l’exposition Kusama au Centre Pompidou de Paris en 2011.
Pour ma part de son exposition aux Abattoirs de Toulouse en 2002 jusqu’à celle de la Reine Sofia à Madrid puis celle de Paris en 2011, cette pratique infatigable cette fascination me semblait s’exprimer comme un jeu. Était-ce vraiment un jeu pour cette femme au psychisme fragile ? À partir de 1977, Kusama vit dans un hôpital psychiatrique à Tokyo. En plus de sa chambre au sein de l’hôpital l’artiste dispose d’un atelier pour elle et son équipe de l’autre côté de la rue. Si bien que la déclinaison obsessionnelle des points sur tous le supports témoigne de cette pratique nécessaire (thérapeutique ?).
La pièce créée cette année pour la place Vendôme se situe comme la pièce la plus monumentale de l’artiste. Cette citrouille géante apparait comme un thème récurrent depuis la fin des années quarante dans son œuvre. Sa famille cultivait ce légume à Matsumoto et la jeune Kusama a passé son enfance à proximité des champs de courges kabocha. Mais c’est surtout cette répétition à l’infini des pois sur toutes surfaces, dont la citrouille, qui signe la marque Kusama.

Avant même l’ouverture de la FI.A.C., l’oeuvre de Kusama bénéficiait, de plus, place Vendôme, d’une double présentation : un éclairage nocturne accentuait encore l’aspect fantomatique de cette apparition. Au-delà de l’objet surdimensionné, à l’image de la grande époque du Pop-art, c’est un trace supplémentaire de cette incroyable obsession que la place parisienne accueillait. Une obsession gonflée à l’extrême pour laquelle Kusama entend relier le soleil, la lune et la terre comme des sphères et les êtres humains comme des pois uniques au milieu de tous les autres.

Photos : New York Times et BFM TV

FIAC Hors les murs
17-20 Octobre 2019
Paris : Place de la Concorde, place Vendôme, Jardins des Tuileries

Expositions

Chroniques Romaines (2) : le MAXXI ne s’est pas fait en un jour.

MAXXI Rome

MAXXI, musée national de l’art du vingt et unième siècle

Quelque peu excentré de la Rome hantée par son histoire depuis l’Antiquité, le MAXXI, musée national de l’art du vingt et unième siècle, assume la charge redoutable de porter le flambeau d’un art contemporain dans la capitale Italienne. Rien n’a été négligé cependant pour jeter les bases d’une institution majeure : une construction nouvelle de trente mille mètres carrés dédiée à l’art vivant et à l’architecture contemporaine. Débarrassé de ses anciens baraquements militaires, l’espace libéré a offert la possibilité à l’architecte Zaha Hadid de créer un bâtiment contemporain disposant de vastes salles destinés aux expositions temporaires et d’une architecture intérieure claire, très ouverte, à la circulation facile en direction des modules: auditorium, bibliothèque, cafétéria. La naissance d’un tel projet ne s’est pas faite sans douleurs. En 2010, le journaliste de Libération envoyé pour l’inauguration, lançait dans un article lapidaire : « MAXXI, le tout à l’ego » . « L’édifice est maudit dès sa conception. Il aura fallu douze ans pour parvenir à ce pachyderme bossu, signé de la superstar britannique d’origine irakienne, Zaha Hadid ».

MAXXI collection permanente

Loin de ce jugement à l’emporte pièce davantage animé par l’intention polémique que par la rigueur journalistique, j’ai apprécié au contraire, dans ces salles contemporaines, la fluidité d’accès, la lumière favorable aux œuvres, ainsi qu’une échelle adaptée aux installations majeures.

« Tenendo per mano il sole – Maria Lai (1919-2013) »

Les salles d’expositions temporaires sont actuellement consacrées à une artiste italienne récemment décédée Maria Lai. « Tenendo per mano il sole – Maria Lai (1919-2013) » propose les oeuvres créées depuis 1960 : la cosmogonie de ses géographies évoquées par le soleil prend place dans un jeu où langage et parole tissent un remarquable ensemble de pièces.

Maria Lai (1919-2013)

La présentation de cette rétrospective occupe plusieurs salles et permet de mieux appréhender comment l’artiste relie métier à tisser, tissage, texture, textes, langages, mots, écrits, livres… Cette approche relie dans le même temps son œuvre à la terre, au cosmos, aux planisphères.
Avec ses atouts, le MAXXI doit maintenant montrer dans la durée sa capacité à attirer dans cette ville si particulière qu’est Rome, un public en direction de l’art de l’époque. Quand le Colisée, la Villa Borghèse ou la fontaine de Trévi, parmi tant d’autres monuments, attire des foules considérables, le MAXXI reste un havre de paix au public clairsemé. On peut imaginer que le temps des polémiques est maintenant passé. L’accueil houleux de son architecture, les difficultés financières des années récentes sont souvent le lot de créations contemporaines mal acceptées à leur début. Depuis presque une dizaine d’années, l’institution tient le cap et la collection permanente présente à la fois les artistes italiens contemporains comme Francesco Clemente, Giuseppe Penone, Alighiero Boetti, Mario Merz, Maurizio Cattelan notamment mais aussi des artistes internationaux parmi lesquels Gerhard Richter, Anish Kapoor, , Gilbert & George, Yayoi Kusama .

Face à la Rome millénaire, la jeunesse du MAXXI constitue vraisemblablement à la fois un avantage et un handicap. Rome ne s’est pas faite en un jour, le MAXXI non plus.

Photos de l’auteur

MAXXI – Musée national des arts du 21e siècle,
Via Guido Reni 4A
00196 Rome

Maria Lai. Tenendo per mano il sole
Maxxi, Rome
19 Juin 2019 – 12 Janvier2020

Expositions

Chroniques Romaines (1) : le défi du MACRO

MACRO Rome

Est-il possible pour un centre d’art contemporain de prétendre à l’existence dans une ville comme Rome ? La réponse semble tenir dans la question. Dans cet environnement où, au détour de chaque rue, surgit un monument antique, un palais Renaissance, des architectures baroques triomphantes, la cause semble perdue d’avance. Pourtant, dans des lieux plus calmes de Rome où la furia touristique ne sévit pas, certains ont voulu tenir ce pari fou de proposer une vitrine sur l’art de notre temps.
Premier exemple abordé ici : le MACRO, Museo d’Arte Contemporanea Roma, participe à cet objectif. Extérieurement discret, dans le quartier assez proche de la Villa Borghese, inséré au milieu des immeubles classiques de la Via Nizza, le bâtiment cache l’amplitude de ses possibilités. Ce sont d’anciennes brasseries (Péroni) datant du début du vingtième siècle qui ont été reconverties en centre d’art contemporain.

Assurément la totalité de l’intérieur a fait l’objet d’une restructuration complète. Architecture vitrée, passerelles, vastes salles contribuent à servir la vocation nouvelle de cet institution enclavée dans le quartier. C’est à l’architecte française Odile Decq que revient le mérite de cette métamorphose. Depuis 2002 les artistes contemporains disposent ici d’un havre pour donner vie à leur travail. Car la spécificité du MACRO tient au fait de ne pas seulement disposer d’espaces pour présenter les œuvres, mais également de salles plus modestes dans lesquelles les artistes s’installent en résidence, au vu du public. Le jour de ma visite, le peintre Nino de Luca travaillait sur la question du « Bleu profond », dans une grande cellule vitrée alors que des toiles récentes se trouvaient exposées. Pendant une semaine cet atelier lui était destiné pour poursuivre son travail.

Carla Cacianti « Identità mutevoli »

Dans un autre bâtiment, la photographe Carla Cacianti propose avec « Identità mutevoli » un projet qui explore l’identité personnelle en tant que paysage. L’artiste passe des portraits captés à la réalisation de véritables sculptures photographiques : à travers les plis, les ombres et les lumières, les œuvres suggèrent la troisième dimension du portrait et offre une vision quasi « cinétique » pour le visiteur en déplacement devant l’œuvre.

Pour autant la vocation du MACRO ne se limite pas aux arts plastiques. Cinéma, musique, danse notamment contribuent à lui donner ce caractère expérimental foisonnant. Le contraste reste cependant saisissant entre la frénésie touristique qui saisit chaque jour les monuments historiques de Rome et le calme au quotidien du centre d’art contemporain. Une visite matinale un jour de semaine ne reflète pas certes l’attrait du lieu en soirée lors des spectacles. Le musée comporte également une annexe ouverte en 2003 et intitulée MACRO Future. Elle est composée de deux pavillons réaménagés de mille mètre carrés chacun occupant d’anciens abattoirs de la ville dans le quartier du Testtacio. Cette annexe présente des expositions temporaires de jeunes artistes internationaux. Un tel agrandissement témoigne de la volonté assumée de donner, dans cette ville porteuse d’une histoire si riche et si chargée, une chance à l’art du XXI eme siècle. Cette volonté s’exprime avec davantage de force encore dans le somptueux MAXXI abordé dans l’article à suivre.

MACRO
Via Nizza, 138,
00198
Roma Italie

Livres

Notre Dame des Arts


« 15 avril 2019. Visions d’artistes »

Pour les artistes contemporains, la figure imposée fait partie des exercices pour lesquels ils sont assez fréquemment sollicités. C’est l’occasion pour eux de donner libre cours non seulement à l’imaginaire mais souvent également à l’espièglerie ou à la dérision. En donnant comme événement à traiter l’incendie de Notre Dame de Paris le 15 avril dernier, l’initiative des Editions Jannink s’appuie sur la préexistence de l’une de leurs éditions : « Ce sont les artistes publiés entre 1992 et 2017 dans la collection
 » L’art en écrit » que nous avons interrogés. Hormis la trentaine qui ne sont plus – Aurélie Nemours, Morellet, Opalka, Messagier, Soto, Kounellis, Saura, Topor et d’autres au talent équivalent –, hormis ceux ayant déclaré ne pas s’intéresser au sort de Notre-Dame, ou trop occupés, quarante-quatre d’entre eux livrent ici leur vision. « 
Il ne fallait donc pas s’attendre à un hommage déférent de la part de tous ces artistes de générations différentes. Les propositions rassemblées dans le livre témoignent d’un joyeux désordre.
« 15 avril 2019. Visions d’artistes« , c’est la réunion de plasticiens de plusieurs générations, anglais, néerlandais, argentins, espagnols, français, belges, mais aussi russes, grecs, américains ou turcs. De Fernando Arrabal à Christian Zeimert, en passant pas Daniel Dezeuze, Julio Le Parc ou encore Jacques Villeglé, on devine combien un tel regroupement rendait ingérable toute classification malgré la tentative de l’éditeur.

The Great Swindle, 2019 Philippe Perrin
Technique mixte sur papier

Si Daniel Dezeuze voudrait voir la flèche de Viollet Leduc surmontée d’une boule giratoire diffusant de l’encens jour et nuit, Gilles Barbier se débarrasse promptement du projet en substituant un symbole phallique à cette même flèche de Viollet Leduc : » Quand même, s’appeler Viollet-le-Duc et construire une flèche au coeur de Notre-Dame, il fallait y penser ! Freud n’aurait pas détesté. Mais bon, ça doit rester entre nous et Sigmund  » écrit-il. Joël Ducorroy ne déroge pas à son statut d’artiste « plaquetitien » en composant une Notre Dame en plaques d’immatriculations revisitées.

The Great Swindle

Philippe Perrin , avec « The Great Swindle »2019 dénonce avec sévérité « une grande escroquerie ». « On nous cache tout on nous dit rien. On nous informe vraiment sur rien ». L’approche complotiste aurait-elle sa place dans l’incendie de Notre Dame ? Les projets de restauration et de reconstruction de la cathédrale ont déjà donné lieu aux controverses et aux débats enflammés (pardon!). Dans le livre des éditions Jannink il s’agit bien davantage d’un exercice de style, chacun jouant sa propre partition pour se distinguer dans le décalage, le jubilatoire.
Pour sa part, Peter Downsbrough , avec son admirable rigueur combinant les éléments linguistiques et géométriques, propose, égal à lui-même, une radicale construction de formes et textes qui aurait pu autant rendre hommage au drame des Twin Towers de New York.

Matthieu Laurette 2019

Un petit coup de coeur personnel pour Matthieu Laurette, artiste qui établit son champ d’intervention dans l’espace public : Ainsi dans Money-back Products, il collectionnait les produits étiquetés «satisfait ou remboursé » afin de vivre gratuitement et de dénoncer la société de consommation. Depuis 2009, il alimente un compte Twitter en inscrivant inconditionnellement le même message : « I am still alive ». Son apport à l’ouvrage « 15 avril 2019. Visions d’artistes » se manifeste avec une vue d’un écran de téléphone portable sur lequel le correspondant vit en direct l’incendie de Notre Dame.
Entre l’architecture centenaire de Notre Dame en proie aux flammes et le dialogue virtuel entretenu par l’artiste avec son correspondant inconnu, un étonnant raccourci temporel s’établit. Il n’est plus question de projet de reconstruction, de débats d’architectes. Place à l’émotion, au vécu immédiat.
Légère comme une plume, l’intervention de Matthieu Laurette voudrait-elle nous dire que l’éphémère est éternel ?

« 15 avril 2019. Visions d’artistes »
Editions jannink
127 rue de la Glacière
75013 Paris
http://www.editions-jannink.com

ISBN : 978-2-37229-038-8. © éditions jannink, 2019
Diffusion
Les presses du réel
35 rue Colson
21000 Dijon
http://www.lespressesdureel.com







Livres

Alix Delmas : « Là où je ne sais pas encore. »

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« Alix Delmas, captures « 

Comment ne pas souligner le fait que l’atelier d’Alix Delmas se situe rue Marcel-Duchamp à Paris ? Quand bien même cette localisation serait le fruit du hasard, on sait bien que le hasard n’est pas très hasardeux. Et si l’artiste quitte les Beaux-arts de Paris en 1988, diplômée mention très bien, assurément la peinture n’offre pas à son champ d’investigation le médium approprié. Quand la revue Verso consacre sa présence en 2003 dans le dossier « Ils ne se disent pas peintres, ils ne se disent pas photographes » Alix Delmas a déjà emprunté une voie singulière dans laquelle le jeu du corps occupe une place essentielle et pour laquelle la photographie devient un outil décisif. L’ouvrage qui vient de paraître « Alix Delmas, captures » retrace cet itinéraire atypique, dérangeant au regard des références normées mais également fertile pour les yeux et la réflexion.
L’artiste utilise, au gré de ses investigations, le dessin, la sculpture, l’installation, la photo ou la vidéo. et en parcourant vingt années de ce travail, l’ouvrage permet de relier les différents moments de cette production multiforme. L’investissement personnel de l’artiste passe très tôt par la présence de son propre corps engagé dans des performances photographiées et fixées sur de grands formats.
Cette constante de la présence du corps se vérifie régulièrement dans les séries nouvelles. Les corps en général, le sien, ceux de ses modèles et finalement ceux des spectateurs participent à ces mises en situation inattendues, déstabilisantes souvent.

L’utilisation des gélatines colorées, à partir de 2005, apporte, me semble-t-il, une dimension nouvelle à ce travail en créant un espace scénographique séduisant. Pour ces captures d’un nouveau genre, c’est la vision du regardeur qui se trouve captée et envoutée. C’est à travers ce filtrage coloré que les corps transfigurés prolongent le travail déjà entrepris dans les séries précédentes.

D 106 Vidéo 2007

La vidéo participe au développement de cet objectif. Dans « D106 » quatre projecteurs couverts de gélatine rouge, verte, jaune et bleue sont fixés sur le capot d’un 4X4. Le véhicule quitte alors l’atelier pour illuminer avec ces faisceaux colorés la D106, la départementale auvergnate. « Ainsi l’expérience intègre de nouveaux accessoires d’éclairage (phares de voitures, soleil…) et quitte l’espace intérieur pour interroger d’autres territoires extérieurs : paysages nocturnes, piscine, littoral, rivage.. « 
Avec les textes et entretiens d’Anne Bertrand, Paul Ardenne, Barbara Wally et Jean-Jacques Larrochelle l’ouvrage met à disposition du lecteur une large évocation de ce travail qui présente aussi ses difficultés pour l’artiste : »C’est vrai que l’étiquette d’artiste inclassable n’est pas facile à porter. » confie Alix Delmas. Ce qui ne la dissuade nullement de persévérer sur cette voie à risque «  L’important pour moi est d’aller encore plus loin, où je ne suis pas encore, là où je ne sais pas encore« .

Alix Delmas
Captures
Editions LOCO

278 pages
ISBN : 978-2-84314-009-9