Expositions

Joana Vasconcelos : les lauriers de Daphné

L’artiste portugaise Joana Vasconcelos propose depuis des années des œuvres démesurées, foisonnantes, envahissantes. Que ce soit au château de Versailles ou au Bon Marché à Paris, chacune de ses installations impose sa présence.
Au Bon Marché en 2019, Joana Vasconcelos décrivait son œuvre comme une Valkyrie. La monstrueuse « Simone », tentaculaire sur plusieurs niveaux du grand magasin, semblait se livrer à une guerre en dentelles. Pourtant ce nom de Simone ne devait rien au hasard : il établissait un rapport avec le côté guerrier de la femme incarné par deux personnalités françaises qui ont marqué l’histoire par leurs militantismes respectifs : Simone de Beauvoir et Simone Weil.

« Arbre de Vie »

Cette relation à l’histoire des femmes se retrouve dans l’installation « Arbre de Vie »  spécialement créée pour la Sainte-Chapelle du château de Vincennes. Joana Vasconcelos s’est inspirée de l’histoire du lieu : la reine Catherine de Médicis, veuve de Henri II, poursuivit les aménagements de la Sainte-Chapelle et du parc du château de Vincennes en y faisant planter trois mille ormes.

Daphné

L’œuvre fait aussi écho à la figure mythologique féminine de Daphné se transformant en arbre pour échapper à Apollon. Désirée par celui-ci, elle refusa de l’épouser, demandant à son père de la laisser se transformer en laurier pour échapper à son destin.
Cet Arbre de Vie érigé dans la chapelle s’élève à treize mètres de haut et comprend près de cent-mille feuilles noires, rouges et or, brodées et tissées à la main dans les ateliers de l’artiste, un chantier à la démesure du projet : trois ans de travail qui a mobilisé plus de deux cents personnes ». Pendant cette période compliquée par la pandémie du COVID, les membres de l’atelier ont brodé, tricoté, fait du crochet pour créer les feuilles de ce laurier polychrome. Paillettes, perles, strass, dentelle, sequins…

« Nous avons commencé à travailler chacun à partir de chez soi pendant le confinement et avons fini par créer une sculpture textile qui met en parallèle le puissant geste d’indépendance de Daphné dans un scénario de limitation. Cet arbre est le résultat de l’affirmation de la vie au-delà de la pandémie du Covid-19. » explique Joana Vasconcelos. 
Dans l’architecture de la Sainte-Chapelle du château de Vincennes, c’est la lumière qui offre à ce laurier prolifique une qualité supplémentaire, celle d’une osmose avec la vocation spirituelle du lieu. A la différence d’autres installations pouvant être reçues parfois comme une provocation, l’arbre de vie se fond dans cette ambiance feutrée.

Joana Vasconcelos  « Arbre de Vie » 
Sainte-Chapelle du château de Vincennes
Du 28 avril au 3 septembre 2023

Expositions

La mort en ce jardin

« Avant l’orage »

L’exposition « Avant l’orage » présentée actuellement à la collection Pinault de la Bourse de commerce de Paris propose un cheminement articulé sur le bouleversement induit par le dérèglement climatique et l’alerte que crée cette situation sur notre planète.
«  Dans l’urgence du présent comme dans l’œil d’un cyclone, l’obscurité et la lumière, le printemps et l’hiver, la pluie et le soleil, le jour et la nuit, l’humain et le non-humain cohabitent au sein de cet accrochage inédit d’œuvres de la collection. »

Tropeaolum de Danh Vo

Tropeaolum

Dans cet oeil du cyclone, c’est à dire la rotonde de la Bourse du commerce, Tropeaolum de Danh Vo impose sa monumentale installation dans une serre de métal, de béton et de pierre évoquant un territoire mutant. Les troncs et branches d’arbres foudroyés et victimes des intempéries, issues des forêts françaises, sont inclus dans une scénographie où ces vestiges d’un monde vivant sont soutenus par des étais de bois, provenant des forêts durables de l’ homme d’affaires Craig McNamara, créateur de « Sierra Orchards », une ferme biologique située en Californie. Ce nom rappelle un autre cataclysme puisque Craig McNamara n’est autre que le fils de Robert Mc Namara, secrétaire à la Défense de 1961 à 1968 sous les présidences Kennedy et Johnson et pendant la guerre du Viêt Nam. Le rôle de Robert Mc Namara durant cette guerre du Viêt Nam fut controversé, puisque c’est sous son mandat qu’eurent lieu l’emploi de l’agent orange et l’opération Rolling Thunder, campagne de bombardements aériens intensif effectués par l’USAF, l’US Navy et la Force aérienne du Sud-Viêt Nam contre le Nord-Viêt Nam et le Laos, De plus en plus controversé McNamara remit sa démission en 1968.

Dans cet environnement délabré Tropeaolum intègre des vestiges de l’histoire comme autant de souvenirs de la culture. Ces fantômes de l’apocalypse nous obligent à envisager une survivance hypothétique dans laquelle le vivant, en mutation, s’accroche aux branches de l’après cataclysme.

Hichem Berrada « Présage » 2018

« Présages »

En parcourant ces saisons improbables qui jalonnent l’exposition, une autre installation majeure mérite d’être abordée. Hichem Berrada présente « Présages » avec une projection spectaculaire. Ce n’est pas le moindre paradoxe que l’immense écran occupant un mur entier d’une salle soit animé par une source matériellement réduite à un aquarium dans lequel différentes réactions chimiques sont activées et vont mener à la création d’un paysage. « Présages » transforme cette réaction chimique en galaxie inconnue dans laquelle le visiteur ne peut que s’immerger.
«  C’est un peu de la peinture, c’est un peu de la chimie, mais pas vraiment de la peinture et pas vraiment de la chimie. » explique l’artiste. Avec ce jeu de bascule, Hichem Berrada nous fait pénétrer dans un univers dédié à la catastrophe. Dans cet environnement où les éléments sont extrêmement toxiques, la nature est à l’œuvre, en mouvement, mais une nature uniquement composée de minéraux, rien de vivant, rien d’humain. Si bien que la première approche immédiate séduisante d’un aquarium luxuriant nous conduit à appréhender un monde infiniment plus dégradé.
Au plan formel, cette peinture qui n’en est pas une propose pourtant un paysage en image, renvoyant à la grande toile de Frank Bowling (Texas Louise » de 1971) que le visiteur découvre en tout début du parcours; mais le paysage d’Hichem Berrada présente la particularité d’être en prise constante avec le réel, image en mouvement continu, à l’évolution incertaine, semblable à un paysage réel certes mais introduisant une sourde inquiétude sur un monde voué à l’entropie.

« Avant l’orage »

LUCAS ARRUDA, HICHAM BERRADA, DINEO SESHEE BOPAPE, FRANK BOWLING, JUDY CHICAGO, TACITA DEAN, JONATHAS DE ANDRADE, ROBERT GOBER, DOMINIQUE GONZALEZ-FOERSTER, FELIX GONZALEZ-TORRES, PIERRE HUYGHE, BENOIT PIÉRON, DANIEL STEEGMANN MANGRANÉ, ALINA SZAPOCZNIKOW, DIANA THATER THU VAN TRAN, CY TWOMBLY, DANH VO, ANICKA YI

Jusqu’au 11 septembre 2023
Bourse de commerce Pinault collection
2 rue de Viarmes, 75001 Paris

Expositions·Non classé

Benoît Dutour : je t’offrirai des perles de pluie…

Larmes de joie

Il est encore possible pour quelques jours de découvrir dans l’église de la Madeleine à Paris une installation artistique de Benoit Dutour. Se décrivant comme multidisciplinaire, l’artiste aborde des domaines variés comme la peinture, la sculpture, la photographie, la vidéo, le néon ou l’installation.

Dans une église aussi prestigieuse que celle de la Madeleine, il fallait s’appuyer sur un argument en phase avec le lieu pour donner son sens à l’installation. Depuis quelques années déjà l’artiste présentait ces larmes de joie, notamment dans les Nuits blanches à Paris.
Cette année cent trois bulles de verre ruissèlent d’une ouverture de lumière située trente cinq mètres plus haut dans l’édifice religieux. En référence aux présents apportés par les Rois mages qui furent à l’époque de l’or, de la myrrhe et de l’encens, Benoît Dutour a conçu cette scénographie composée de ces « Larmes de Joie » tels des présents, plus actuels, qui tournent autour de la richesse, de la beauté et de la fragilité. Chaque larme de l’œuvre est singulière et donne à voir soit la beauté de la nature, tel les graines de pissenlits qui s’envolent, les trèfles à quatre feuilles, les papillons ou encore une Mante religieuse, soit la richesse avec les pièces, les bitcoins, l’or et même un vrai billet de cinq cents euros emprisonné dans une larme qui côtoie la fragilité tels les cendres de la Cathédrale Notre Dame. 

Dans l’atmosphère feutrée de l’église de la Madeleine où la lumière tombée du ciel participe au recueillement des fidèles, les larmes de verre installées par Benoît Dutour s’en trouvent magnifiées. Cet effet valorisant n’est pas sans rappeler l’installation de Jean-Michel Othoniel au Carré Sainte-Anne de Montpellier en 2017. « La Mandorle d’or », « Les Amants suspendus », « Le collier Alessandrita », « La vierge du jardinier », indiquaient dans l’ambiance de cette église néogothique un moment sur ce chemin de civilisation, souvenirs de voyages, de rencontres faites par l’artiste à travers le monde. Othoniel entendait faire écho aux dimensions de sacré, de spiritualité que le Carré Sainte-Anne de Montpellier offrait à ses perles de culture.
L’œuvre de Benoît Dutour présente une spécificité : l’ensemble de ces larmes de verre est animé par des changements d’intensité lumineuse, passant de cinq à dix watts et ces larmes s’éteignent par intermittence en référence au Big Bang et à l’explosion, la disparition et la création et l’origine du monde.

Au-delà de cette fusion lumineuse de l’ensemble avec la spiritualité du lieu, le visiteur attentif peut être séduit par une autre dimension de cette proposition en partant à la découverte du contenu emprisonné dans chaque bulle de verre. Car les offrandes des Rois mages évoquées plus haut, prennent des aspects contemporains inattendus. A proximité des larmes contenant les papillons ou les Monnaie du Pape, pissenlits et feuilles d’or, il est plus surprenant de découvrir la boite de Cambell’s du Pop-art, une carte du jeu de Monopoly, les dés rouge et bleu du casino, des Carambars, un Iphone…. Cette intrusion du contemporain le plus séculier présente un décalage quelque peu iconoclaste comparé à la première lecture de l’ensemble.
Par ailleurs chacune de ces larmes est en vente et sera transmise au décrochage avec un certificat d’authenticité. L’artiste ne conserve aucun bénéfice de ces ventes. L’argent sera reversé à la production, la communication, la curation et à la Madeleine.

Larmes de joie
Benoît Dutour

Du 3 février 2023 au 20 février 2023
Église de la Madeleine
Place de la Madeleine, 75008 Paris

Expositions

L’hyperréalisme et après

« Hyperréalisme, ceci n’est pas un corps »

L’exposition itinérante « Hyperréalisme, ceci n’est pas un corps » après avoir tourné en Europe et fait étape à Lyon, est désormais visible au Musée Maillol à Paris. Dans ce courant artistique né aux États-Unis dans les années soixante, certains noms sont réputés et se retrouvent dans l’exposition parisienne : Duane Hanson, John de Andrea, George Segal notamment.

Ce n’est qu’au début des années soixante dix que la dénomination du mouvement apparaît. En 1973, en effet, le marchand d’art belge Isy Brachot invente le mot français « Hyperréalisme » comme titre d’une exposition et d’un catalogue dans sa galerie de Bruxelles. Ce courant très en vogue à Paris en ce début des années soixante dix a même donné lieu à quelques débordements en taxant abusivement d’hyperréalistes certains artistes français, comme, par exemple, Gérard Schlosser pour qui l’utilisation de la photographie débouchait sur une toute autre narration.

Duane Hanson, « Two Workers », 1993

L’exposition présentée au musée Maillol fait la part belle à la sculpture dans cette approche de l’hyperréalisme. Ces sculptures occupent même la partie essentielle de la scénographie. Car chaque œuvre génère, à elle seule, une séquence d’un quotidien rendu particulièrement crédible par la précision technique des corps représentés et par la mise en scène soit délibérément élaborée par l’artiste soit induite par cette présence des personnages créés.

« Back to Square One » (Détail) , 2015 Peter Land

Ces figures sont le plus souvent celles d’un peuple anonyme (ouvriers au travail, fermiers américains, clochards dormant dans la rue, baigneuses sur la plage…). Quand cette figuration présente un personnage célèbre, comme le portrait d’Andy Wharol réalisé par Kazy Hiro, la précision technique de l’hyperréalisme rend plus troublante encore la ressemblance avec la star choisie. Et c’est là qu’il faut distinguer le mouvement artistique de ce que serait la simple représentation fidèle d’un musée Grévin. Le mouvement hyperréaliste revendique une toute autre ambition. Les diverses vidéo installées dans l’exposition permettent de voir et entendre les artistes s’expliquer sur leur démarche. Au-delà de la qualité technique de cette représentation du réel, c’est bien d’un point de vue sur ce réel qu’il s’agit de mettre en œuvre. Les sculpteurs, notamment, semblent vouloir nous amener à regarder un quotidien auquel nous ne prêtons que rarement attention.

Andy Warhol, 2013 Kazy Hiro
Chichita Banana » 2007 Mel Ramos

Les hyperréalistes historiques s’en tiennent strictement à ce réel. Et c’est là que l’exposition dérive vers d’autres artistes dont l’œuvre s’éloigne de cette rigueur du mouvement américain. La « Chichita Banana » de Mel Ramos a certes à voir avec l’hyperréalisme pour ce qui est de la technique de reproduction du réel mais s’éloigne complètement d’un vécu au quotidien. De la même façon le jeune artiste français Fabien Mérelle, d’une toute autre génération que celle des artistes américains des années soixante, utilise la technique hyperréaliste pour s’envoler vers d’autres univers.

Il reste que l’exposition itinérante « Hyperréalisme, ceci n’est pas un corps » offre une occasion à beaucoup de découvrir ce mouvement historique et la possibilité de s’immerger dans une scénographie dans laquelle la lumière joue son rôle pour rendre plus intense encore cette réalité d’un quotidien rendu encore plus cru par sa présence en milieu muséal. Certaines œuvres sont installées dans les salles de la collection permanente du Musée Maillol comme pour ajouter au trouble généré par ce quotidien déporté.

« Hyperréalisme, Ceci n’est pas un corps« 
Musée Maillol,
59-61 rue de Grenelle, Paris, jusqu’au 5 mars 2023

Expositions

Philippe Katerine : mignonne, allons voir si le rose…

Il faut se faire une raison : Philippe Katerine n’est pas raisonnable : pour preuve l’envahissement impertinent de ses sculptures dans la ville de La Rochelle cet été. Philippe Katerine n’est pas raisonnable car il prétend incarner à lui seul un mouvement artistique : le « mignonisme ». C’est dire combien sa posture et son travail risquent fort d’en irriter plus d’un, à commencer par les adeptes de l’art contemporain qui voient arriver ce trublion avec suspicion comme un jeune chien dans un jeu de quilles.

Les douze silhouettes de « Monsieur rose » prennent leurs aises dans les lieux stratégiques de la ville : l’hôtel de ville, la gare centrale, le Centre Intermonde etc. Non content d’être à la fois auteur-compositeur-interprète, acteur, Philippe Katerine se targue d’empiéter sur les plate-bandes d’un univers ultra sensible : l’art contemporain. C’est dire si sa spectaculaire irruption dans le domaine de l’art peut engendrer les sarcasmes.
Il semblerait que l’artiste ait une (fâcheuse ?) tendance à voir la vie en rose à travers ses personnages intrusifs, ce qui peut accroître encore l’agacement de ses détracteurs. Ceux-ci se rassureront peut-être en estimant que “Et rose elle a vécu ce que vivent les roses, l’espace d’un matin.”
Mais l’homme a plus d’un humour dans son sac. Lors de sa précédente prestation au Bon Marché de Paris, il expliquait : « Le mignonisme » existe depuis la nuit des temps, mais je m’y suis précipité pendant le confinement. J’avais du temps, je me suis mis à regarder ce que je ne voyais plus vraiment, des toutes petites choses du quotidien, puis j’ai commencé à faire des assemblages, des dessins. Ces choses m’ont permis de passer ces temps expérimentaux plus légèrement. Voir du mignon partout même dans les choses affreuses, c’est formidable. »

Philippe Katerine à une autre fâcheuse tendance, celle de reprendre à son comptes les codes de l’art contemporain : la multiplication d’une même forme, son cérémonial d’installation en tous lieux, sa justification par le discours … A croire que l’artiste veuille délibérément s’en prendre à ces codes.
Pour éradiquer le mal, Katerine se voit affublé de l’appelation de « Jeff Koons à la française ». Cette entreprise d’exorcisme suffira-t-elle pour arrêter dans son élan le saltimbanque iconoclaste ?

Exposition « Mignonisme »
Philippe Katerine
Du 13/07 au 02/09/2022, tous les jours.
La Rochelle

Expositions

Anita Molinero, le Chant du styrène

Il s’est passé un phénomène étrange sur le plan d’eau du Palais de Tokyo à Paris. Jaillissant de la surface verdâtre du bassin, des créatures fantasmagoriques d’un rouge éclatant sont venues coloniser l’espace du palais qui depuis sa création en 1937 ne proposait que les bas reliefs familiers d’Alfred Janniot ou les nymphes de Louis Dejean, Léon Drivier et Auguste Guénot. Certes il y avait bien eu la tentative avortée de Jeff Koons :« The Bouquet of Tulips » conçu en novembre 2016 par l’artiste américain en mémoire des victimes des attentats de novembre 2015 et offert par l’artiste à Paris. Koons souhaitait que l’œuvre soit placée sur le parvis du Musée d’art moderne de la ville de Paris. Cette proposition provoqua une levée de boucliers : des artistes, desresponsables culturels éminents lancèrent alors une pétition contre l’implantation de cette pièce qui finalement trouva refuge dans les jardins des Champs-Élysées près du Petit Palais.


En se rapprochant avec prudence des apparitions écarlates qui ont pris possession du bassin, on croit deviner un agrégat de poubelles d’où surgiraient des formes vivantes indéfinissables. Certains affirment même qu’il s’agirait d’une création artistique dont l’auteur serait identifié : Anita Molinero. L’artiste justement se voit offrir sa première rétrospective personnelle dans une institution parisienne et donc ici au Musée d’art moderne de la ville de Paris. C’est alors sur cette piste qu’il faut avancer pour tenter de cerner l’origine de ces éclosions aquatiques. L’artiste d’ailleurs ne cherche pas à se disculper de cette initiative :
« En faisant les poubelles, j’ai pensé aux Aliens. La science-fiction se situe pour moi dans la poubelle, c’est une science-fiction organique, pas technologique. Je pense que je fais une œuvre qui se répète. Les poubelles, par exemple, j’en ferai toute ma vie. »

« Extrudia »

C’est en visitant l’exposition « Extrudia » dans les salles du musée que commencent à se dessiner les contours d’une démarche, celle qui anime Anita Molinero depuis la fin des années 1980.« Extrudia» évoque à la fois la pratique de l’artiste (extruder signifie « donner une forme à un matériau en le contraignant ») et un des matériaux qu’elle utilise en priorité, le polystyrène extrudé. Mais s’il est question ici d’un matériau de prédilection, l’artiste n’entend pas se définir comme un sculpteur du matériau. Elle se situe dans cette culture post-Duchamp de l’objet. Car c’est bien de poubelles qu’il s’agit, objets du quotidien urbain, agrégés, torturés, fondus par cet accouchement chimérique qui, en effet, nous renvoie aux Aliens et à leur implacable profusion organique. Anita Molinero joue avec nos nerfs en brouillant les pistes. Poubelles, monstres venus d’ailleurs ? «  Elles sont des poubelles, elles ne peuvent ressembler qu’à ce qu’elles sont; c’est ça ma garantie. Je tiens à ce qu’on les reconnaisse, c’est significatif de quelque chose qui est la poubelle et pas de l’art. »
Entre ces poubelles qui ne sont pas des monstres nous dit-on et ces objets post-Duchamp qui ne sont pas de l’art prétend l’artiste, le visiteur devra établir sa propre vérité.
La visite de l’exposition confirme cette omniprésence du polypropylène révélant à la fois la décision de l’artiste (torsion, accumulation, combustion) et la pérennité d’une identité, celle de l’objet industriel choisi pour cet acte transformateur.
Dans le film industriel « Le Chant du styrène » commandé en 1958 à Alain Resnais, Raymond Queneau écrivait dans son commentaire entièrement en vers :

« Quoi ? Le polystyrène
vivace et turbulent qui se hâte et s’égrène.
Et l’essaim granulé sur le tamis vibrant
fourmillait tout heureux d’un si beau colorant. »

Anita Molinero
Extrudia

Du 25 mars au 24 juillet 2022
Musée d’art moderne de la ville de Paris
Expositions

Fabrice Hyber, l’homme de Bessines

Il serait trompeur de regarder « L’Homme de Bessines » qui vient de faire irruption sur le bassin du Palais Royal à Paris comme la dernière exhortation d’une commande publique susceptible d’engendrer les débats contradictoires sur la vocation de l’art contemporain dans l’espace collectif. Car cette apparition ne peut être évaluée qu’à l’aune de la stratégie globale de l’artiste Fabrice Hyber. De quoi s’agit-il ?
Répondant à une commande publique initiée en 1991 pour la commune de Bessines (Deux-Sèvres), Fabrice Hyber entreprend de disperser six hommes de bronze peints en vert dans le village. D’une hauteur de 87 cm, soit la moitié de la taille de l’artiste, chaque sculpture est percée par onze orifices d’où jaillissent des filets d’eau. En lien avec la notion de mutation traitée par l’artiste en 1986, l’Homme de Bessines est également « une œuvre virale » en ceci qu’elle est prévue pour être diffusée de manière illimitée. Ainsi, depuis la première installation à Bessines en 1991, la sculpture a été diffusée à plusieurs centaines d’exemplaires, de tailles et d’apparences variables, sur l’ensemble de la planète (Shanghai, Lisbonne, Tokyo, Londres…).

Pour ses trente ans et dans le cadre de Lille 3000, l’Homme de Bessines s’installe également à Lille en mai 2022 : Au Tri Postal avec la fondation Cartier où l’artiste expose un ensemble de 100 hommes verts peints et d’un homme de terre. A l’Hospice Comtesse, 5 prototypes de l’Homme/Femme de Bessines seront présentés. A Lasécu, espace d’art contemporain à Lille, un ensemble de prototypes sera proposé autour de l’homme de Bessines En octobre, le 1er Homme de Bessines géant sera installé à Marfa (Texas).

A Paris, les trente sculptures mises en scène sur le bassin du Palais Royal doivent donc être appréhendées comme un « moment » de cette performance inscrite dans l’espace et le temps. Et plutôt que de résumer ces « petits hommes verts » à de quelconques avatars échappés d’un film de science fiction, il faut chercher ailleurs l’origine de cette proposition. Pour l’artiste, vendéen d’origine, le vert de ces silhouettes puise sa source dans une mémoire personnelle : « Je m’étais imaginé à l’âge de soixante ans. Je voulais rendre hommage aux maraîchers qui ont fait la beauté du marais poitevin. Et aussi signaler l’engagement écologique et la responsabilité de chacun dans le respect de la nature ».

Au-delà de cette description ponctuelle, il faut découvrir dans la démarche de Fabrice Hyber ce qui anime une telle énergie dans la profusion sans fin de ces personnages.

En 2015 au C.R.A.C. de Sète, l’artiste révélait de façon spectaculaire cette volonté d’embrasser toute la pensée du monde avec un accrochage de près de trois cents œuvres révélant la chronologie d’un itinéraire artistique « sur les 2716,43795 m2 du Centre régional d’art contemporain de Sète ». Ce fil rouge commençait en 1981 par : « Un mètre carré de rouge à lèvres« , un tableau  entièrement recouvert de rouge à lèvres, entouré d’un cadre doré. Ce fut le point de départ de ce jeu sans fin dans lequel la pensée se développe sans hiérarchie, en rhizome qui renvoie à la théorie philosophique de Gilles Deleuze et Félix Guattari. Si bien que la prise en compte de la totalité des tableaux présentés prenait alors le pas sur chacun d’eux. C’est donc alors à un travail d’enquête qu’il fallait se livrer pour tenter de relier les fils visibles ou souterrains que l’artiste tisse à l’intérieur même d’une toile ou d’une toile à la suivante pour aboutir à cet ensemble présenté dans l’ intégralité du lieu et parfois sur la hauteur entière des murs. De la peinture à la sculpture, cet « Homme de Bessines » témoigne de cette même volonté d’englober, d’un lieu à l’autre, le regard sur le monde. De formation scientifique avant d’entrer à l’École des Beaux-Arts de Nantes, l’artiste a conçu son œuvre sous la forme de ce gigantesque rhizome reliant la pratique du dessin et de la peinture, tout en investissant les autres modes d’expression. Si bien que cet Homme de Bessines, en mutation permanente, pourrait bien être l’artiste lui-même projeté dans cette production sans fin qui ambitionne de baliser ce lieu géométrique d’une réflexion planétaire.

Photos de l’auteur

Fabrice HYBER fête les trente ans de l’Homme de Bessines
du 4 avril au 30 mai 2022
au Palais Royal à Paris
AVEC LE CMN (Centre des Monuments Nationaux)

Coups de chapeau

Il suffira d’une étincelle

« Quelque chose de… »

L’ hommage rendu par l’artiste Bertrand Lavier à Johnny Hallyday sur l’esplanade éponyme devant l’Accor Arena à Paris a mis le feu aux poudres et déclenché un séisme auprès de groupes fort différents : à la fois chez certains fans de Johnny dont le nom de Bertrand Lavier ne parle guère et chez les détracteurs chroniques de l’art contemporain qui se sont engouffrés avec délices dans la brèche ouverte par la proposition monumentale désormais offerte à la vindicte populaire.
Composé d’un mât en acier de 4,75 mètres en forme de manche de guitare Gibson, dressé sur un socle bleuté et surmonté par une véritable moto Harley-Davidson de couleur bleu métallisé, modèle Fat Boy, l’œuvre s’inscrit dans la procédure constante de Bertrand Lavier.

Pour l’artiste cette forme de « greffe » s’imposait pour synthétiser l’univers de Johnny Hallyday. Le titre de la sculpture est très lié à l’atmosphère de cette œuvre : Quelque chose de… «C’est subliminal presque, on entend Tennessee, on entend Johnny » explique Lavier.
Quand aux symboles, la guitare et la moto décrivent assurément l’univers d’un artiste qui a grandi dans les valeurs de l’Amérique du Rock-and-roll, des chevauchées à moto vers l’ouest américain :«Mon Amérique à moi, c’est une route sans feux rouges. Depuis l’Hudson River jusqu’en Californie » chante Johnny.

Face au lancinant reproche du coût d’une œuvre d’art public, on sait que cette sculpture est un don. La moto est fournie par l’usine Harley Davidson et Bertrand Lavier a fait le don de la sculpture.

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Sculpture créée par Daniel Georges à Viviers.

Ce que ne disent pas les censeurs de l’art contemporain est ce à quoi a échappé Johnny dont on sait qu’il détestait les hommages figuratifs le concernant.
Une statue du chanteur dans le parc du restaurant « Le Tennessee » à quelques kilomètres du centre-ville de Viviers, créée par le sculpteur Daniel Georges est un exemple de ce qui a été heureusement évité pour la place Johnny Hallyday à Paris. Sans manquer de respect à ce sculpteur dont l’intention de rendre hommage à Johnny n’est pas en cause, à l’évidence le recours à une figuration inoffensive passe à côté de l’essentiel : la dimension indomptable d’un rocker jaillissant dans les années soixante en bousculant tout sur son passage, provocant à l’époque les réactions systématiques de rejet. La presse, unanimement hostile, parle d’hystérie collective pour décrire l’ambiance de ses concerts.


Allumez le feu !

Bertrand Lavier n’a pas érigé un statuaire à la gloire de l’idole des jeunes, il a dérangé les conformismes comme Johnny Hallyday avait lui aussi bousculé la chanson des années cinquante. Et si l’oeuvre installée à Paris a allumé le feu elle aura peut-être contribué à interpeller le regard de ceux qui dénigrent ce moment de liberté. « Il suffira d’une étincelle » chantait Johnny.

La chaîne vidéo·Pour mémoire

Guy de Rougemont : itinéraire d’un dandy rigoureux

C’est un parcours dense et contrasté qui s’est achevé avec la mort de Guy de Rougemont (1935-2021) en août dernier. Le futur artiste compte parmi ses aïeuls le général baron Lejeune, le seul peintre de batailles sous Napoléon Ier. À seize ans, il passe avec sa famille une année à Washington D.C. où son père, officier, est nommé au Pentagone dans le cadre du Pacte Atlantique.
En 1965, Rougemont participe à la Biennale de Paris. Il retourne aux États-Unis et passe un an à New-York, entre 1965 et 1966 où fait connaissance avec Andy Warhol , Robert Indiana et Frank Stella. Ces rencontres avec les artistes américains et la découverte du Minimalisme vont le conduire à la peinture acrylique grand format.

De l’atelier populaire des Beaux-arts à l’Institut

En 1967, Rougemont participe au Salon de Mai à La Havane. Lorsque survient la turbulente année 1968 en France, le peintre importe la pratique de la sérigraphie à l’Atelier Populaire de l’École des Beaux-arts à Paris qui imprime un million d’affiches. Il rencontre cette même année les peintres Eduardo Arroyo, Gilles Aillaud, Francis Biras, Gérard Fromanger notamment. C’est le même artiste, impliqué dans le mouvement contestataire de mai 68 qui, trente plus tard, sera élu à l’Académie des Beaux-arts de Paris. C’est dire le contraste qui marque cet itinéraire d’un artiste qui n’a cessé d’explorer à la fois la peinture et sa confrontation avec l’art public.

Pour l’avoir rencontré dès le début des années soixante dix dans son atelier de la rue de quatre-fils à Paris, je garde le souvenir d’un homme affable, disponible, curieux, gardant toujours, à travers son discours, une distance salutaire et souriante avec le monde. Entre la rigueur structurée de sa peinture et son allure de dandy, Rougemont donnait à voir cette image d’homme libre sans véhémence.
S’il a beaucoup impliqué son travail dans le domaine des arts décoratifs, c’est dans la voie de l’art public que sa présence s’est affirmée avec force tout au long de son parcours. Et cet investissement concerne aussi bien les ensembles HLM comme à Vitry sur Seine en 1973 que le traitement du sol du Parvis Bellechasse devant le Musée d’Orsay.

« Environnement pour une autoroute  Autoioute de l’Est

Une modernité pour l’espace public

Dans la liste impressionnante de toutes les œuvres réalisées au sein de l’espace public, je garde personnellement un souvenir privilégié pour son « Environnement pour une autoroute » qui s’étend sur les bas-côtés d’une portion de trente km de l’Autoroute de l’Est en France. Sur ce segment d’autoroute, toute une séquence de sculptures polychromes de Guy de Rougemont rythme le paysage routier : des cylindres, des sphères, des cubes, des dalles géométriques qui entraînent les automobilistes dans une forme d’art cinétique, celle que produit le spectateur par son propre déplacement.
Les Villes Nouvelles sont devenues également un espace privilégié pour mettre en œuvre cet art contemporain public : Cergy-Pontoise (sculpture monumentale au Groupe Scolaire de Croix-Petit, créée en 1974), Marne-la-Vallée (tracé au sol de la gare du RER de Noisy-le-Grand-Mont d’Est, réalisé en 1976). En 1995 il réalise l’environnement du Foyer de la Grande Arche à La Défense à Paris. Il serait impossible d’évoquer en quelques lignes la foisonnante production de l’artiste dans cet espace public qui témoigne de la richesse de sa création.

Au-delà de la trace que laisse Guy de Rougemont dans la mémoire des amateurs d’art, c’est vraisemblablement cette présence au quotidien qui restera essentielle dans cette relation au monde.

La chaîne vidéo

Ipousteguy, le centenaire

Pour le centenaire de la naissance de Jean-Robert Ipousteguy, le département de la Meuse présente huit expositions sur l’artiste. Ce vidéo-magazine N°19 avec le témoignage personnel du sculpteur, évoque ces manifestations.

Du nom de sa mère basque « Ipousteguy », le sculpteur Jean Robert signera «Jean-Robert Ipousteguy »(1920- 2006). Originaire de la vallée de la Meuse, le jeune homme quitte sa région avec sa famille pour arriver à Paris. Plus tard, peintre devenu sculpteur, il s’installe dans les anciens ateliers du céramiste Le Noble à Choisy-le-Roi. Rendre visite à Ipousteguy dans ce lieu spacieux aux ressources multiples, c’était d’abord se frayer un chemin dans un jardin peuplé de sculptures avant d’atteindre un des ateliers qu’il occupait. Pénétrant dans cet atelier de Choisy le Roi en 1996, c’est un artiste quelque peu désabusé que je découvre . Depuis quelques années déjà, le sculpteur n’était plus représenté par la galerie Claude Bernard qui lui avait offert sa première exposition personnelle et avec laquelle il avait parcouru vingt cinq années de collaboration. Pendant ce temps, l’art du temps s’était orienté vers de nouvelles recherches, vers des conceptions de l’art où la notion de sculpture cédait le pas à des installations, des évènements ou des performances.
Ipoustéguy, amoureux de son art, avait besoin du corps humain pour exprimer ses propres souffrances, les douleurs de drames personnels qu’il conjurait avec ces corps disloqués, meurtris, créer des oeuvres où la chair souffrait de sa confrontation avec les éléments rigides issus de la société industrielle.

A Choisy le Roi, Ipousteguy  semblait s’être quelque peu retiré du monde, refusant de donner son  numéro de téléphone, prenant ses distances avec les institutions, maugréant contre les «Trissotins» de l’art contemporain.
Dans le même temps, c’était un privilège d’écouter cet homme pour l’authenticité de son discours, pour la conviction avec laquelle il parcourait, en solitaire certes, ce chemin de création.
Aujourd’hui un silence assourdissant pèse sur une œuvre pourtant très présente à la fois dans les collections du monde entier et nombre d’espaces publics. A Lyon, au début des années quatre- vingt, quatre œuvres magistrales sont  installées place Louis Pradel et témoignent de la force de sa création.

En 2003, Ipousteguy s’était résolu à regagner sa terre natale où il décéda trois ans plus tard.  Chacune de ses œuvres témoigne de cette conviction qu’il m’exprimait dans ces termes :
« Il faudrait faire une œuvre comme si on ne devait jamais mourir , et faire une sculpture comme si c’était la dernière. » J Ipousteguy