Seuphor, libre comme l'art

Seuphor, libre comme l’art : Epilogue

Cet article achève la publication du livre « Seuphor, libre comme l’art » de Claude Guibert.

Épilogue

17 juin 2006. Quelque part dans la ville de Rennes, au parc de Beauregard, un chantier s’achève, une histoire commence. Se termine le long chemin emprunté vingt ans plus tôt dans l’atelier d’Aurélie Nemours. Là, dans les années quatre vingts, le peintre pose sur le sol de son atelier « le Rythme du millimètre », une toile blanche composée de soixante-douze carrés noirs de dimension égale. Aurélie Nemours, peintre, ne réalisera dans sa vie qu’une seule sculpture, celle qui habitera sa vie et qu’elle ne verra jamais réalisée. Cette toile posée sur le sol dessine le plan de la future sculpture : les carrés noirs marquent les emplacements des piliers verticaux, les blancs seront les vides qui les séparent.
Bien plus qu’une œuvre de l’abstraction géométrique, le projet lance un pont entre les millénaires. Aurélie Nemours a visité les mégalithes de Carnac. Elle a pris la mesure de ce lieu magique, arpenté le site, compté les pas séparant les menhirs de plus de quatre mètres de haut, éprouvé la dimension spirituelle des alignements, ressenti la puissance de la roche magmatique. Son projet alors enracine dans le néolithique la valeur universelle de l’abstraction. Il s’agit maintenant de créer un édifice à l’échelle de cette mémoire de civilisation, d’ouvrir au visiteur un espace de circulation entre les mégalithes contemporains. Le chiffre neuf s’impose comme la composante de tous les paramètres de l’alignement. La maquette s’aère, les piliers s’écartent, il faut impérativement hisser leur élévation à plus de quatre mètres.

– «  Voici la hauteur du bonheur »

écrit-elle aux organisateurs. Les soixante-douze carrés noirs du tableau deviendront soixante-douze colonnes de granit destinées à un espace entre ciel et terre.
En 2005, après le montage financier de ce plus grand projet artistique depuis cinquante ans en France, des engins de terrassement s’attaquent au nivellement du site. Pour obtenir soixante-douze colonnes parfaites, il faut extraire de la carrière de Louviéroise plus de cent blocs de granit, certains pesant plus de quinze tonnes. Chaque bloc brut est ensuite livré aux dents de gigantesques scies circulaires pour obtenir des arêtes impeccables et nettes. Afin de répondre à l’exigeante attention du peintre et obtenir l’aspect voulu, un compagnon a flammé toutes les surfaces avec un chalumeau. A chaque étape, les dimensions ont fait l’objet d’une vérification au millimètre près. Sur la dalle de béton structurée par soixante-douze socles carrés parfaitement de niveau, on pose alors lentement, délicatement avec une grue les colonnes de granit. Pour parfaire l’alignement,  fil à plomb, laser, et œil humain sont mis à contribution. Aurélie Nemours, très faible, est tenue informée de l’avancement des travaux. Vingt années d’un projet exigeant, mais surtout un demi-siècle d’un cheminement artistique rigoureux, voire implacable. Aurélie Nemours décède le 27 janvier 2005. Le 17 décembre, la dernière colonne est érigée.

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Une fois passée l’effervescence des travaux , la nouvelle histoire qui commence pour l’Alignement du Vingt et unième siècle s’enracine dans la longue chaîne des engagements du vingtième. Les soixante-douze colonnes de granit voulues par Aurélie Nemours seraient-elles autant de monuments à la mémoire de cette armée pacifique de l’abstraction géométrique et de l’art concret, de Malevitch à Morellet ?  La mémoire de Mondrian et de Van Doeburg  planant sur cette incroyable structure offerte à l’espace, orientée sur le méridien du lieu, les vibrations de la lumière chères à Soto, le jeu interactif de l’œuvre propre à Agam, le rythme mathématique choisi par Aurélie Nemours, cette aventure sans cesse renouvelée que Seuphor a inlassablement révélé tout le long de ce siècle, tous ces signes inflexibles de la création habitent l’œuvre érigée pour durer et témoigner, cinq mille ans après Carnac, de l’irréductible désir de liberté.

Seuphor, libre comme l'art

Seuphor, libre comme l’art : entretiens sur Seuphor

Le blog des Chroniques du Chapeau noir poursuit la publication de « Seuphor, libre comme l’art », écrit par Claude Guibert sur la vie de l’écrivain, historien et artiste Michel Seuphor (1901-1999), de son vrai nom Fernand Berckelaers. Ce livre a été écrit en 2008 et sera publié intégralement à raison de quelques pages par publication, une fois par semaine.

Publication N° 81

« Entretiens sur Michel Seuphor » à Nantes

A quatre-vingt quatre ans, Seuphor se voit offrir une double reconnaissance. Dans la ville de Nantes, le musée des Beaux-arts présente une rétrospective de son œuvre graphique. Parallèlement, l’université organise un colloque international au mois de mars 1985 intitulé « Entretiens sur Michel Seuphor ». avec le groupe de recherche sur les Modernités et l’Institut des Lettres Modernes de l’Université de Nantes. Vingt ans plus tôt, la même ville de Nantes avait déjà manifesté son intérêt pour l’artiste en lui consacrant une première rétrospective. Jean Branchet, galeriste, éditeur, artiste lui-même, prend une part active dans l’organisation de ces manifestations. Professeurs, historiens, amis, se succèdent pour témoigner sur le parcours de Seuphor. Toutes les facettes de son œuvre sont évoquées, analysées : romans, poésie, œuvre graphique, critique d’art … Henri Chopin, maître de la poésie sonore, qui l‘a rencontré en 1958, se prend à rêver : – « Pour rendre justice à Seuphor, ce qu’il faudrait, donc, ce serait, avec lui comme avec d’autres, organiser une exposition où trouveraient place les multimédias, autrement dit, le côté littéraire, le côté visuel, le côté sonore, le côté filmique – qui appartient au côté visuel, mais contient toutes les dimensions à faire connaître. » 142

Pourtant, celui qui se trouve au centre de toutes ces attentions, ne se rend pas à Nantes. A Paris, dans l’appartement de l’avenue Émile Zola, Seuphor n’est pas empêché, il n’est pas malade, il travaille, l’esprit toujours aux aguets, actif et créateur. Pourtant il laisse le colloque Nantais se dérouler hors de sa présence. Pour témoigner son attention auprès des organisateurs du colloque, il leur fait parvenir une cassette audio qui est diffusée dans la manifestation. Son intervention s’achève sur une ode à la liberté :

«  What do you suppose creation is ? demande Walt Whitman, et il répond aussitôt par une nouvelle question: que pensez-vous qui puisse satisfaire l’esprit, sinon aller librement comme il veut, où il veut et de n’avoir pas de maître – to walk free and own no superior ? (…) Rien ne doit faire obstacle à l’exercice de cette liberté chez le poète, chez l’artiste créateur ; rien ne doit s’opposer à sa volonté qui ne peut être que porteuse de la vie, de renouvellement, de lumière » 1

Parallèlement, le galeriste Jean Branchet  accompagne Seuphor  avec son activité d’éditeur. L’écrivain voit ainsi publier des recueils de ses poèmes dans lesquels le jeu avec les mots, entrepris cinquante ans plus tôt, continue de jumeler la parole et l’écrit.

« Lentement lente

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 Les colonnes de Buren

Les palissades qui protègent un chantier au cœur de Paris, en cette année 1986, servent de support à un étrange livre d’or :

– «  Deux milliards gaspillés !  Qui va payer cette saloperie ?   Cela a dû être fait à la mémoire des camps de concentrations et des déportés.  C’est toujours mieux qu’un parking.  Eh bien moi j’aime !.  On finira bien par les aimer ». 1

La polémique révélée par ces écrits spontanés ne concerne pas la construction d’une autoroute encombrante, elle ne porte pas sur la destruction d’arbres protégés ni sur l’arrivée de panneaux publicitaires indésirables. Au Palais Royal, l’artiste Daniel Buren réalise, in situ, son œuvres « Les deux plateaux ». Articles de presse, prises de positions politiques, académiques, pétitions, ne sont pas venus à bout de l’énergie de l’artiste confronté pendant plus d’un an à l’hostilité dominante. En 1985, le président de la république, François Mitterrand se voit proposer trois maquettes : une mosaïque colorée de Guy de Rougemont, une série de fontaines de Pierre Paulin, et « Les deux plateaux » de Daniel Buren. Ce dernier projet, que la voix populaire retiendra sous l’appellation de « Les colonnes de Buren », est choisi. Avant des élections législatives qui s’annoncent peu favorables quelques mois plus tard, le ministère de Jack Lang doit agir dans l’urgence pour rendre la réalisation incontournable. Premier obstacle, la commission supérieure des monuments historiques émet un avis défavorable, recommandation seulement consultative. Le ministre de la culture passe outre. Cette décision déclenche la guerre. A la mairie de Paris, l’adjointe à la culture, Françoise de Panafieu dénonce « le terrorisme culturel » de Jack Lang, ce dernier n’étant pas épargné par les apostrophes : « Le crime de M. Lang » ou « Jack l’Éventreur ». Plusieurs associations déposent un recours devant le tribunal administratif. En février 1986, le chantier se retrouve suspendu par ordonnance du tribunal de Paris. Daniel Buren s’efforce de rendre le projet acceptable en soulignant l’emploi du marbre, du porphyre, mais l’opposition reste déterminée à empêcher l’achèvement des colonnes de Buren. Les élections législatives engagent la cohabitation et un nouveau ministre de la culture est nommé : François Léotard. Après de nombreuses autres péripéties où s’affrontent les anciens et les modernes, le ministère s’en tient à l’obligation d’achèvement de l’œuvre. Devant l’hostilité de la presse, notamment du Figaro qui fournit le mode d’emploi pour détruire « le temple grec en costume de zèbre », le chantier est gardé par des vigiles. Le 30 juillet 1986, on enlève les palissades pour rendre la place accessible au public. Cette année là, Daniel Buren obtient le Lion d’or à la biennale de Venise.

1 «  Le Monde » 3 Septembre 2006 p 20

1« Entretiens sur Michel Seuphor » Actes du colloque de

l’université de Nantes 1985 (Collectif. Textes réunis par Yves Cosson et Daniel Briolet).

2 Gosps & Cosnops, éditions Convergence p 107 1984

Seuphor, libre comme l'art

Seuphor, libre comme l’art : l’affaire des Mondrian

Le blog des Chroniques du Chapeau noir poursuit la publication de « Seuphor, libre comme l’art », écrit par Claude Guibert sur la vie de l’écrivain, historien et artiste Michel Seuphor (1901-1999), de son vrai nom Fernand Berckelaers. Ce livre a été écrit en 2008 et sera publié intégralement à raison de quelques pages par publication, une fois par semaine.

Publication N° 80

A la fin de l’année 1977 Seuphor a fait bénéficier le Centre Pompidou d’une donation. Il entend, par ce geste, faire retourner au public pour combler des trous dans les collections publiques des œuvres de  Larionov, Robert Delaunay (portrait de Michel Seuphor), Stanton Macdonald-Whright, Morgan Russel, Patrick Henri Bruce, Janco, Baumeister, Huszar, Peeters, Werman, Fleischmann, Joostens, Marcelle Cahn, Nina Trygvadottir, Atlan. En 1979 la donation Seuphor fera l’objet d’une exposition au Musée National d’Art Moderne du Centre Georges Pompidou.

L’affaire des Mondrian

Au début de l’année 1978, Germain Viatte, conservateur au musée d’Art moderne, demande à Seuphor comment joindre madame Simone Verdé. Les tableaux de Mondrian l’intéressent pour le Centre Pompidou. Seuphor est pris de court : Le mari de Simone Verdé vient de mourir. Son épouse est constamment en voyage. On ne lui connaît pas d’adresse, l’appartement près du bois de Boulogne liquidé, le chalet qu’elle possédait à Meugève mis en vente, et Seuphor ignore les coordonnées de son appartement à Cannes

–  « Ce serait volontiers, mais en ce moment c’est difficile, je ne sais pas où elle se trouve, elle est toujours par monts et par vaux. »

Germain Viatte mène sa propre enquête et apprend que madame Verdé séjourne au Sheraton, le grand hôtel qui venait de se construire à côté de la gare Montparnasse. Rendez-vous pris dans le hall de cet hôtel, le projet d’un achat des tableaux de Mondrian est envisagé avec enthousiasme. A peine trois mois plus tard, Germain Viatte écrit à madame Verdé :

–  « Vous savez combien nous serions désireux que nos projets puissent aboutir. Ne serait-il pas merveilleux que vous puissiez être à l’origine d’une salle prestigieuse du musée d’Art moderne, l’un des musées les plus importants au monde ? »1

Le projet d’achat prend corps très rapidement. Cinq rendez-vous, dont l’un dans la salle des coffres à la banque de I’Harpe Leclerc et Compagnie, à Genève, pour examiner les tableaux On s’entend sur un prix d’achat de six millions de francs français pour les trois œuvres.
Fin mai, les trois tableaux sont livrés au Centre Pompidou pour inspection. Seuphor, invité, se réjouit de voir les trois chef-d’œuvres de Mondrian s’acheminer vers les collections nationales. Tout va très vite. Le cinq juin, une commission de dix sept personnalités des Musées de France se réunit pour inventorier les tableaux. Françoise Cachin directrice des musées de France, Pontus Hulten, directeur du Centre Pompidou, Germain Viatte lui-même font partie de cet aréopage. L’enthousiasme s’exprime de façon unanime et tous se réjouissent de voir ces œuvres intégrer le patrimoine national. Mais le rêve tourne au cauchemar. Quelques jours plus tard, Germain Viatte, catastrophé, rend visite à Seuphor : deux coups de téléphones venus de Suisse l’ont alerté : les tableaux de Mondrian sont des faux !

– « Je vais aller à Amsterdam, au Stedelijk Museum, c’est là que les experts connaissent le mieux l’œuvre de Mondrian. Vous êtes d’accord, Seuphor ? »2

En une phrase, Seuphor n’est plus le grand connaisseur de Mondrian, le véritable spécialiste auquel la commission de musée de France rendait hommage. Fin juillet, Germain Viatte se rend aux Pays-Bas, revient avec Joseph Joosten du Stedelijk Museum à qui on montre les trois tableaux 

Michel Seuphor en 1985

– « Ils sont faux ! Nous les connaissions, ils nous ont été présentés il y a quelque temps déjà, et ce sont des faux ! »

Joseph Joosten reprend l’après-midi même le chemin de la Hollande.

A partir du 9 mai 1984, le tribunal de Paris examine l’affaire. Seuphor se voit accusé de : « Complicité en matière de fraude artisti­que. établissement et usage de certificats faisant état de faits matériellement inexacts »

Face à une adversité qu’il comprend mal, Seuphor maintient sa position :

– «  Ils ne sont pas peints, ils ne peuvent pas avoir été peints par un faussaire. J’en ai connu beaucoup de faux tableaux. Il m’en a été apporté beaucoup. Il y en a même un qui m’a été apporté trois fois , par trois galeries différentes du monde ; en me disant toujours que je devais dire qu’ils étaient vrais. Ces trois tableaux ne sont pas d’un faussaire ; un faussaire fait autre chose ; un faussaire fait quelque chose qui est plus habile que cela. Ce sont les tableaux d’un créateur. Et ce créateur ne peut être que Mondrian. Il y a des incertitudes là-dedans qu’un faussaire ne peut pas faire, surtout dans le tableau de 1912-1913 et que Max Bill, je crois, trouvait fantastique. Je ne peux pas faire autrement que maintenir ce que j’ai classé parmi les chefs-d’œuvre de l’art de ce siècle. Voilà mon opinion. Qu’on me  condamne sur cette opinion, je suis d’accord ! » 3

Le lendemain, jeudi 10 mai, Harry Holtzman, autre ami et confident de Mondrian, citoyen américain et légataire universel du créateur du mouvement néoplastique, n’est pas moins catégorique :

–  « Ces tableaux ne sont pas de la main de Mondrian. Dans la toile Plus et minus. il  y a trop de minus. Dans le tableau de droite, la touche, le rythme, l’organisation, il n’y a rien de Mondrian: dans le troisième aussi . »

 Et, en aparté, d’ajouter que de telles croûtes sont « Disgusting. ! »

Un  des membres du laboratoire de la préfecture de police monsieur Clément a, en expert technique, énoncé un certain nombre d’observations : signature des tableaux en pleine pâte, ce qui est contraire à la technique de Mondrian; lignes noires d’une composition géométrique tirées à l’aide d’une règle ; craquelures suspectes, obtenues probablement par enroulement des toiles sur un cylindre; recours à des toiles déjà utilisées, contrairement aux habitudes du peintre; la toile et les châssis de deux tableaux, datés 1915 et 1921, postérieurs à 1932. On pourrait également passer outre l’existence de sous-couches picturales révélées par les radiographies et contraires aux principes de Mondrian : en 1945, un faussaire aurait pu commettre par ignorance l’erreur de ne pas utiliser une toile vierge; en 1965, un faussaire, à moins d’être stupide, ne l’aurait sans doute pas commise. Impossible en revanche d’opposer une parade – dans l’état actuel des rapports joints au dossier – à l’existence de dioxyde de titane « sous forme rutile » décelé en de multiples endroits dans la peinture et commercialisé à partir de 1941 seulement, alors que le tableau le plus récent remonterait à 1921. Maudit dioxyde de titane qui pose autant de questions qu’il n’en résout. Un vieux contremaître à la retraite ayant travaillé pour une maison d’article pour peintres à Montparnasse se souvient d’essais réalisés dans ces années vingt avec le titane.

Seuphor digère d’autant moins les poursuites du centre Pompidou qu’il a donné au musée plusieurs tableaux importants de la période abstraite.

–  « Je veux que la justice me rende ma donation ! « 

Affolement.

L’avocate du musée Pompidou tente de le calmer :

–  «  Vous n’êtes pas ici à la demande du Centre… »

–  « Un comble, vous êtes partie civile ! »

–  « Il faut vous que vous compreniez…Il y a de l’argent en jeu… » 4

Il faudra encore de nombreux mois avant que, par son juge- ment rendu le 3 décembre 1985, la 13 e me chambre de la cour d’appel de Paris confirme la décision du 26 septembre 1984 rendue par la 31 e me chambre correctionnelle de Paris: Michel Seuphor est relaxé des délits de « complicité en matière de fraude artistique et d’établissement et usage de certification faisant état de faits matériellement inexacts ».

Madame Simone Verdé voit sa condamnation de deux ans de prison avec sursis assortie d’une amende de dix mille francs.

1 « Michel Seuphor, un siècle de libertés » Alexandre Grenier 1996 Hazan

2 Ibid Alexandre Grenier 1996 Hazan

3 Relevé dactylographié audience procès Mondrian M Doussault de Bazignan

4 Relevé dactylographié audience procès Mondrian M Doussault de Bazignan

Seuphor, libre comme l'art

Seuphor, libre comme l’art : la reconnaissance

Le blog des Chroniques du Chapeau noir poursuit la publication de « Seuphor, libre comme l’art », écrit par Claude Guibert sur la vie de l’écrivain, historien et artiste Michel Seuphor (1901-1999), de son vrai nom Fernand Berckelaers. Ce livre a été écrit en 2008 et sera publié intégralement à raison de quelques pages par publication, une fois par semaine.

Publication N° 79

Seuphor reconnu

Plus que jamais reconnu comme le spécialiste incontesté de l’œuvre de Mondrian, Seuphor est une nouvelle fois sollicité, dans ces années soixante-dix. C’est ainsi qu’il rencontre un couple de riches Italiens vivant à Paris. Le couple a connu le temps de la splendeur, elle très jolie femme, lui prince Sicilien, occupent un hôtel particulier avenue de Ségur, avec plusieurs domestiques. Chaque soir, leur dîner accueille le tout Paris. Dans les années Soixante-dix, ils sont déjà pratiquement ruinés. Courant 1976, Simone Verdé, décide pour meubler son temps de devenir marchande de tableaux en chambre.  Lorsqu’elle procède à l’achat d’un « Arbre » de Mondrian, elle fait connaissance avec Seuphor. Accompagné de sa domestique, Simone Verdé, lors de trois rendez-vous, se rend à l’appartement de l’avenue Émile Zola, apportant à chaque fois un tableau de Mondrian acquis l’un après l’autre. Il s’agit de tableaux importants du peintre : une composition cubiste datée 1915, une composition de la série dite Plus et minus datée 1916-1917 et une composition néoplastique datée 1921. Elle explique que ces œuvres ont été acquises à Berlin vers 1931 par une dame Weinbaum-Goldstein, d’une famille d’ israélites allemands conservées en Allemagne jusqu’en 1939, date à laquelle leur propriétaire les fit sortir du pays pour se réfugier aux Pays-Bas. Mme Weinbaum-Goldstein lui fut présentée par M. Richard Boesmans, expert en meubles. Seuphor écoute son interlocutrice, mais ce sont les tableaux qui lui parlent : pour lui, il s’agit d’authentiques chef d’œuvres. Entre janvier et septembre 1976, il délivre donc les trois certificats attestant de l’authenticité des tableaux de Mondrian à madame Verdé.

Seuphor au Centre Pompidou

Depuis 1969, un projet voulu par Georges Pompidou, devenu président de la République, a pris corps :  construire un nouveau musée d’Art moderne à Paris. Vainqueurs du concours, Renzo Piano et Richard Rogers, les architectes, aménagent ce premier grand chantier culturel de la cinquième République. Le plateau Beaubourg est choisi comme seul emplacement disponible au cœur de la capitale. Les travaux débutent en avril 1972, la construction de la charpente métallique en septembre 1974.Germain Viatte, alors conservateur au musée d’Art moderne, veut communiquer son enthousiasme pour le projet à son ami Seuphor. Il l’entraîne visiter le chantier, lui donne l’occasion de suivre son évolution. Beaucoup moins séduit par ce qu’il appelle cette « ferraille », Seuphor le suit dans ses visites.
Le 31 janvier 1977, le Centre national d’art et de culture Georges Pompidou est inauguré par le président de la république Valéry Giscard d’Estaing. L’architecture du Centre suscite une vive polémique : canalisations, escaliers électriques, passerelles métalliques, tout ce qui est habituellement caché est ici volontairement montré à la vue de tous. Stigmatisé sous les termes de Notre-Dame de la Tuyauterie, ou encore le Pompidolium, ce nouvel équipement se voit affublé de tous les qualificatifs :un « hangar de l’art », une « usine à gaz », une « raffinerie de pétrole », un « fourre-tout culturel » ou une « verrue d’avant-garde ». Mais cette architecture controversée fonctionne et réalise l’objectif de Renzo Piano :


– « J’ai voulu démolir l’image d’un bâtiment culturel qui fait peur. C’est le rêve d’un rapport extraordinairement libre entre l’art et les gens, où l’on respire la ville en même temps ». 1

Le Centre, prévu pour cinq mille visiteurs quotidiens, en accueille finalement cinq fois plus. Dès l’ouverture, les organisateurs, dépassés par le succès, doivent chaque jour organiser une très longue file d’attente à l‘entrée du bâtiment. La plupart des visiteurs viennent admirer les grandes expositions sur l’art, mais la Bibliothèque publique d’information et sa médiathèque battent aussi des records d’affluence.

A soixante-seize ans, Seuphor voit son œuvre reconnue par une rétrospective majeure dans un Centre Pompidou neuf, qui attire toutes les curiosités en ces premiers mois d’ouverture. La préparation d’une première rétrospective organisée au Gemeete- musem de La Haye en 1976 vient d’attirer l’intérêt de Pontus Hulten. Cette exposition de La Haye offre trois salles à Seuphor. Il y ajoute un « espace amitié », où il présente l’essentiel de sa propre collection d’œuvre reçues de ses amis artistes. Aurélie Nemours, qui a assisté au vernissage à La Haye, revient bouleversée et lui témoigne son attachement:

-« 18 novembre 1976,

Cher Michel,

(…)Nous vous devions tant de choses, Michel, aujourd’hui près de vous il  n’est pas permis de faiblir. L’émotion de ce jour m’a révélé l’infini baiser de la paix que vous avez su donner au monde. A tous deux ma profonde tendresse. » Aurélie 2

Pontus Hulten écrit à Seuphor pour l’informer qu’il souhaite présenter cette exposition dès l’ouverture du Centre Pompidou, le considérant comme une personnalité particulièrement brillante du monde actuel. Deux mois après l’inauguration du Centre, alors que seules deux expositions personnelles sur Gerhard Richter et Marcel Duchamp ont occupé les salles du Musée national d’art moderne, la rétrospective Seuphor s’ouvre le 6 avril 1977.
Pour Seuphor, cette manifestation constitue un moment fort dans une vie pourtant déjà remplie d’événements intenses. A cette occasion, en effet, il bénéficie de la polyvalence accordée au Centre Pompidou qui, outre l’exposition, réalise un des ses rêves secrets : présenter à Paris son unique pièce de théâtre « L’éphémère est éternel ». Cinquante-deux ans après son écriture en une nuit, la pièce est jouée dans sa langue originale. Le commissaire de l’exposition Germain Viatte a déployé toute son énergie pour offrir ce cadeau à Seuphor : du 20 au 23 avril, quatre soirées de spectacle dans une salle pleine. Les trois décors de Mondrian sont reconstitués et la jeune troupe de Claude Confortès, quelque peu désarçonnée pendant les répétitions, se prend au jeu de cette pièce d’anti-théâtre. Le Seuphor historien, plasticien, poète, écrivain, auteur de théâtre trouve, en ce début 1977, le lieu adéquat pour présenter toutes les facettes de son itinéraire dans le siècle.

1 http://fr.wikipedia.org/wiki/Centre_national_d%27art_et_de_culture_Georges-Pompidou

2Archives association Aurélie Nemours, Paris

Seuphor, libre comme l'art

Seuphor, libre comme l’art : Constructivisme et mouvement

Le blog des Chroniques du Chapeau noir poursuit la publication de « Seuphor, libre comme l’art », écrit par Claude Guibert sur la vie de l’écrivain, historien et artiste Michel Seuphor (1901-1999), de son vrai nom Fernand Berckelaers. Ce livre a été écrit en 2008 et sera publié intégralement à raison de quelques pages par publication, une fois par semaine.

Publication N° 78

Mondrian à l’Orangerie

C’est au cours de cette turbulente année 1968 que Seuphor a participé à la préparation de l’exposition sur Mondrian destinée à l’Orangerie des Tuileries à Paris. La tâche n’est pas mince et requiert de nombreux concours. André Berne-Joffroy, chargé de mission au musée d’art moderne de la ville de Paris et Seuphor  rassemblent des concours européens pour mener à bien cette tâche. La Nationale galerie de Berlin, le Gemeentenusuem de la Haye, le Stedelijk museum d’Amsterdam sont mis à contribution et soutiennent le projet français organisé par un comité où figurent également Jean Leymarie, Hélène Adhemar, LJF Wisenbeek. Des États-Unis, de Suède, de Suisse, de Grande –Bretagne, les collectionneurs prêtent des tableaux. Pour Seuphor, un tel déploiement d’énergie prend une saveur particulière. Il s’en ouvre dans l’introduction du catalogue :

« Mondrian à l’Orangerie! Pour ceux qui l’ont connu, cela paraît un rêve. Un peu comme si l’on avait dit à Verlaine que Rimbaud serait un jour reçu au Collège de France. Mais tout arrive. »1

En janvier 1969, André Malraux inaugure l’exposition. Plus de soixante ans après sa rencontre avec Mondrian, Seuphor voit célébrer, au cœur de Paris, à la fois une œuvre unique et le parcours intègre d’un ami.

COMO

Venus d’horizons divers, Allemagne, Italie, Amérique latine, Belgique, Suisse, Suède, des artistes conjuguent leurs efforts pour présenter un travail qui associe souvent art construit et art cinétique. Seuphor, plus que jamais au centre du monde de l’art géométrique, s’implique.
Le 18 septembre 1968, à la Maison des quatre vents à Paris, une exposition « Construction et mouvement 70 » révèle  ce groupe en gestation. Autour de Seuphor, dans la quarantaine d’artistes présentés figurent Vincenzo Arena, Vincent Batbedat, Bougelet, Léo Breuer, Nino Calos, Ivan Contreras-Brunet, Louis Délédicq, Marino Di Teana, Frank Malina, Aurélie Nemours, Luc Peire, Romano Zanotti. Fin juin 1969, au château d’Ancy-le-France, dans l’Yonne, l‘exposition « Le style et le cri », à laquelle Louis Delédicq et Seuphor ont apporté leur énergie, confirme cette volonté de groupe autour des valeurs de l’art construit et du mouvement. Sur huit salles, les tendances récentes de l’art présentées, aussi bien avec la peinture gestuelle que l’art géométrique. Mais dans l’ultime salle, c’est bien cette école autour de « Construction et mouvement » qui s’affirme. Consacrée en partie à Seuphor lui-même, à son œuvre littéraire et graphique, l’espace présente des exemplaires uniques de ses livres, des revues  Cercle et carré  et Documents internationaux de l’esprit nouveau . Autour de lui apparaissent les œuvres de Luc Peire, Louis Délédicq, Léo Breuer entre autres.

Vincenzo Arena, Léo Breuer, Nino Calos, Yvan Contreras-Brunet, Louis Delédicq, R. Gayoso, Luc Peire, Romano Zanotti fondent avec Seuphor, dans la galerie de Denise Riquelme, un centre autogéré au 25 de la rue de l’échaudée à Paris le « Centre COMO » (Constructivisme et mouvement) : Son fonctionnement ? Une exposition par mois , une collective alternant avec une individuelle. Ses objectifs :

– « Un centre d’émulation où des artistes, brûlant de la même flamme froide pour l’art construit, se confrontent. » 2

Pour nombre de ces artistes que la galerie Denise René ne présente pas, ce nouvel espace s’ouvre et les expositions personnelles, dont celles d’ Arena, Breuer, Contreras-Brunet,  Erb, Peire,Torres-Aguero, Zanotti se succèdent. Celle consacrée à Seuphor attire des visiteurs de marque tels que Gorin, Hartung, Humeau. Au nombre des membres du groupe COMO, le sculpteur Vincent Batbedat compte parmi les habitués de l’avenue Émile Zola. Jeune soldat appelé pour la guerre d’Algérie, Batbedat a rencontré Régis Berckelaers, fils de Michel Seuphor. Si son service militaire aux confins du Sahara lui laisse un souvenir ineffaçable, ce contact avec Régis Berckelaers lui offre l’opportunité, en 1961, de faire connaissance avec Seuphor. Il croise, chez lui, Aurélie Nemours et Luc Peire. A cette époque, Batbedat réalise des sculptures composées avec des tasseaux de bois polychromes. Les conversations avec Seuphor, les échanges entre artistes avenue Émile Zola influent alors de manière décisive sur son travail. Il cherche et découvre le travail du métal, la possibilité de souder des structures en tiges d’acier. En 1969 le tube carré avec ses possibilités de pliage devient son matériau de prédilection.


L’écho rencontré par l’activité du groupe COMO suscite également quelques inquiétudes sur son évolution. Un des membres fondateurs, Nino Calos s’en ouvre dans une lettre aux autres membres.

– «  J’aimerais que le choix des artistes (ne faisant pas partie des neuf) invités à présenter une exposition personnelle au centre COMO soit fait avec plus de rigueur. Et j’aimerais surtout que ce choix ne soit pas fait par une seule personne, mais par l’ensemble du groupe. »
Nino Calos, Paris 7 avril 1970 3

Pour mener à bien cet objectif, Nino Calos propose une réunion mensuelle pour éviter les errements. A la fin de l’année 1970, le groupe COMO doit migrer dans la galerie Guénégaud, 14 rue Guénégaud.. Ivan Contreras-Brunet maintient encore quelque temps l’élan du groupe pour une ultime exposition collective pour le mois de mai suivant.

« L’Art abstrait » chez Maeght

Vingt ans après l’aventure heureuse de la collaboration avec Aimé Maeght, Seuphor retrouve le galeriste. Les relations parfois difficiles entretenues avec la rue de Téhéran, et surtout Marguerite Maeght, expliquent l’éloignement des deux hommes. Dans la revue Derrière le miroir, Aimé Maeght  défend les artistes de sa galerie. Seuphor, participant à la rédaction de cette revue, conserve son indépendance, au risque de déplaire. La collaboration avec la galerie ayant cessé depuis longtemps, c’est à l’occasion d’une circonstance fortuite qu’ils se rencontrent à nouveau. Maeght se montre aimable, élogieux pour la démarche de Seuphor et lui propose de renouer pour travailler à nouveau ensemble. Son idée est de rééditer « L’Art abstrait, ses origines, ses premiers maîtres ». L’ouvrage publié vingt ans plus tôt, établit une base solide et il faudrait le réactualiser, pourquoi pas en deux volumes? Seuphor, sans hésitation, fixe la barre plus haut :

–  «  Ce n’est pas de deux volumes dont j’ai besoin, mais de quatre ! De plus, je ne peux pas faire ce travail seul. Je vois une sorte de panorama à l’échelle mondiale de l’évolution de l’art abstrait…Je ne connais pas l’évolution de l’art abstrait au Japon, pas plus qu’en Grande-Bretagne ou dans certains pays d’Amérique Latine ! ».4

Après réflexion, un écrivain paraît s’imposer pour collaborer à un tel projet: Michel Ragon. Plus de vingt ans séparent les deux hommes. Leurs itinéraires respectifs les distinguent également. A cinquante ans, Michel Ragon a déjà connu une vie mouvementée. Après une enfance vendéenne marquée par la découverte de la lecture  puis les turbulences de la guerre, c’est à Paris que s’épanouit sa nouvelle existence faite de métiers en tous genres, dont celui de bouquiniste, de rencontres, voyages, écritures. Celui qui devient critique d’art, historien et écrivain penche également pour la littérature prolétarienne et s’engage dans la voie libertaire. Son appétit pour l’art de son temps lui fait rencontrer des peintres tournés  vers une autre abstraction que celle promue par Seuphor. De Hartung à Soulages, de James Guitet à Jean Dubuffet,  Michel Ragon  multiplie les écrits et prend  une place éminente en témoin privilégié de l’art de son époque. . Aimé Maeght accepte le projet ambitieux et Ragon se retrouve associé au projet. Seuphor et Ragon, dans une sorte de Yalta de l’art abstrait, se partagent le monde. Il faut gérer tant bien que mal des questions de préséance. Mais l’aventure de cette édition colossale avance. Cette somme brosse un tableau général de l’aventure inéluctable de l’art abstrait. Sous le titre générique de « L’Art abstrait », les quatre volumes sont publiés successivement chaque année et connaissent le succès dans les premières années Soixante-dix.

1 « Mondrian » Catalogue Orangerie des tuileries 1969 RMN

2 Jacqueline Felman Affiche COMO expo commémorative Octobre 1984

3Lettre du 7/4/1970  Archives ANCV  210935

4 « Michel Seuphor, un siècle de libertés » Alexandre Grenier 1996

Seuphor, libre comme l'art

Seuphor, libre comme l’art : 1968 Quand la France s’ennuie

Le blog des Chroniques du Chapeau noir poursuit la publication de « Seuphor, libre comme l’art », écrit par Claude Guibert sur la vie de l’écrivain, historien et artiste Michel Seuphor (1901-1999), de son vrai nom Fernand Berckelaers. Ce livre a été écrit en 2008 et sera publié intégralement à raison de quelques pages par publication, une fois par semaine.

Publication N° 77

Mai 68

Le 15 mars 1968, le quotidien  Le Monde  publie un article de Pierre Viansson-Ponté sur l’état de la société française : « Quand la France s’ennuie »

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Alors que le journaliste se livre à cette analyse, une semaine plus tard, le feu prend à la société étudiante sans que l’on en mesure encore l’importance : à la faculté de Nanterre, le 22 mars 1968, cent cinquante étudiants occupent les locaux, suite à l’arrestation d’un étudiant de la Jeunesse Communiste Révolutionnaire. Le mouvement du 22 mars, autour de ses principaux leaders, Daniel Cohn-Bendit et Alain Geismar, donne le signal, encore discret, de la révolte étudiante. Début mai 1968, après des incidents à la Sorbonne et à la faculté des lettres de Nanterre, où les cours sont suspendus par le doyen, les premiers heurts sérieux se produisent à Paris : meeting dans la cour de la Sorbonne, fermeture de la faculté de Nanterre, premières interpellations, premières manifestations, premiers gaz lacrymogènes, premiers lancers de pavés et premières barricades à Paris dans le Quartier latin. Les événements vont s’enchaîner rapidement : grèves et manifestations dans de nombreuses universités, comparution de Daniel Cohn-Bendit et de sept autres étudiants nanterrois devant la commission disciplinaire de l’université de Nanterre. Le 9 mai, le mouvement s’étend et s’intensifie chez les étudiants en province, notamment à Nantes, Rennes, Strasbourg et Toulouse. À Lyon et à Dijon, des ouvriers se joignent à l’agitation étudiante. Première nuit des barricades, avec de violents affrontements opposant les forces de l’ordre et les étudiants. Des manifestations se déroulent également dans la violence à Bordeaux, Lyon, Strasbourg, Grenoble, Toulouse, Lille. La grève générale se profile à l’horizon. Rassemblement parisien de la gare de l’est à Denfert-Rochereau : on évalue jusqu’à un million de personnes dans le cortège. Les occupations d’usine se multiplient, dont l’usine Renault à Cléon. Les lieux culturels s’associent : Théâtre de l’Odéon, et  l’école des Beaux-Arts transformée en « atelier populaire » . Dès le 18 mai, la grève s’étend, la paralysie économique gagne l’ensemble du pays : on compte de trois à six millions de grévistes.
Après le secteur des Postes et télécommunications, entrent en grève ceux de la chimie, du textile, les entreprises Peugeot, Michelin, Bréguet, Citroën, EDF et GDF, ainsi que la fonction publique et les grands magasins : on estime alors à huit et dix millions le nombre de grévistes. Une nouvelle nuit des barricades enflamme Paris le 24 mai la Bourse est incendiée. À Lyon, un commissaire de police est tué par un camion lancé par les manifestants. Violences également à Bordeaux, Strasbourg, Nantes, Toulouse.
A Paris, Seuphor n’est pas en phase avec les événements Pour lui, les slogans de mai 68  n’atteignent pas l’audace des poètes du Cabaret Voltaire. « L’imagination prend le pouvoir», « Il est interdit d’interdire »,  « Dessous les pavés c’est la plage.. », « Soyez réalistes, demandez l’impossible », tout cela ne lui parle pas. Un des slogans de Cohn-Bendit, cependant, l’intéresse  : « Nous sommes tous des juifs allemands ». Mais il n’apprécie pas la violence, il déteste que l’on coupe les arbres. Il manifestera sa mauvaise humeur à travers un minuscule recueil « Brefs » qu’un ami italien publiera pour ses relations pour offrir en cadeau de Noël. Pratiquement, Seuphor se voit entravé dans son action. La  grève qui paralyse les chemins de fer l’empêche de se rendre à Milan pour assister aux répétitions de sa pièce de théâtre « L’éphémère est éternel » que doit présenter la troupe  Il Parametro . Pour cet homme de soixante-sept ans, la génération soixante-huit agace et ne bénéficie d’aucune indulgence. Il applaudit au discours de De Gaulle du 30 mai qui, après les négociations sociales et les accords de Grenelle, annonce à la radio la dissolution de l’Assemblée nationale et l’organisation de prochaines élections législatives. A Paris, une manifestation de soutien au pouvoir gaulliste réunit jusqu’à un million de personnes sur les Champs-Élysées. En Italie, où Seuphor arrive finalement juste à temps pour assister à la neuvième et dernière représentation de sa pièce, le mouvement étudiant s’est, là aussi, étendu. La fermeture des universités entraîne le déplacement de la contestation vers les institutions culturelles. Artistes et étudiants interrompent la Biennale de l’art contemporain et le Festival du cinéma de Venise. Seuphor qui ne peut ignorer les événements, exprime sa satisfaction de voir jouée, quarante-deux ans après sa création en une nuit, cette pièce unique. Dans la petite salle comble où elle est jouée, Seuphor reçoit les applaudissements de ses acteurs. On lui réclame d’autres pièces.

1969

En cette fin des années Soixante, il n’échappe à personne que 1969 est la première année après 1968. En France, le tremblement de terre  des mois récents connaît quelques répliques, dont la plus significative  entraîne le départ du général De Gaulle après la sanction du référendum sur la régionalisation rejeté par le peuple. En Europe centrale, le couvercle est retombé sur la Tchécoslovaquie. Le suicide de l’étudiant Jan Palach à Prague apparaît là encore comme une ultime réplique. Dans un contexte mondial où, à l’arrivée de Nixon à la présidence  des États-Unis, la guerre du Vietnam perdure et mobilise les mouvements pacifistes, difficile d’échapper à la pesanteur de l’histoire. Ce sont pourtant trois américains qui, alunissant près de la « mer de la tranquillité », se libèrent des contraintes terrestres  au mois de juillet  pour ce premier pas historique de l’humanité hors de sa planète. Ce sont également plusieurs centaines de milliers d’autres américains qui s’évadent dans l’immense festival de Woodstock  pour rêver à un monde différent.
Malgré la légèreté du Concorde pour son premier vol dans le ciel de Toulouse, à Paris le retour sur terre prend des allures de gueule de bois. Après l’élection de Georges Pompidou à la présidence de la république, c’est au creux du mois d’août que l’on dévalue discrètement le franc.

Seuphor, libre comme l'art

Seuphor, libre comme l’art : « the responsive eye »

Le blog des Chroniques du Chapeau noir poursuit la publication de « Seuphor, libre comme l’art », écrit par Claude Guibert sur la vie de l’écrivain, historien et artiste Michel Seuphor (1901-1999), de son vrai nom Fernand Berckelaers. Ce livre a été écrit en 2008 et sera publié intégralement à raison de quelques pages par publication, une fois par semaine.

Publication N° 76

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« The responsive eye » à New-York

New York prend donc la main et redistribue les cartes. L’abstraction géométrique, le néoplasticisme de Mondrian, le suprématisme de Malevitch, ces aventure européennes du vingtième siècle ont engendré un courant très actif : l’optical-art, s’adressant essentiellement au mouvement virtuel, celui de l’œil humain. Au début des années soixante, cette école a débordé du terrain artistique pour se propager dans la décoration et la mode. Apothéose pour le mouvement rétinien, une exposition emblématique à lieu au Museum of Moderne Art de New York en 1965 : « The Responsive eye ». Autour de ce thème de « L’œil sensible », on présente, d’Albers à Vasarely, toute la chaîne des artistes qui ont compté pour révéler cette tendance de l’art du temps, parmi lesquels Agam, Carlos Cruz-Diez, François Morellet, Bridget Riley. Le succès public de l’événement confirme l’engouement pour cette forme d’art ludique si bien acceptée au quotidien.
Pour Vasarely, au sommet de la notoriété, la manifestation à laquelle Denise René a été associée conforte sa gloire. On le désigne sous le terme de « pape de l’art optique ». Art cinétique et optical-art, malgré leur connivence, ne font pas toujours bon ménage. Les susceptibilités de personnes, les querelles de dates agitent parfois ce groupe d’artistes Jésus Raphaël Soto, pour sa part, renonce à participer à « The Responsive eye » car il estime qu’on veut le faire passer pour un suiveur de Vasarely: :

– « Je ne pouvais accepter que ceux qui « patinaient » encore dans l’art optique passent comme des maîtres de quelque chose à quoi ils ne s’étaient jamais résolus. » 1

Soto, conscient de la valeur de son travail, ne veut pas passer pour le disciple d’un courant. Toute son œuvre s’efforce de créer une passerelle entre l’art cinétique et l’optical-art. Dans ses réalisations, mouvement physique et mouvement rétinien sont étroitement associés. Il s’emploie à révéler« l’immatériel » moment de grâce où l’effet obtenu se détache de l’objet fabriqué.

Le centre du monde

Depuis près d’un demi-siècle Seuphor est le témoin de la lutte sourde qui oppose art géométrique et surréalisme. Depuis quarante ans, il déploie son énergie pour que les valeurs du néoplasticisme, de l’art concret ne soient pas englouties par l’agitation d’un mouvement qui provoque tellement de turbulences et ne cesse en outre de s’agiter de l’intérieur. Salvador Dali, exclu du mouvement par André Breton en 1938, a développé sa méthode paranoïaque.

–  « Une méthode spontanée de connaissance irrationnelle, basée sur l’objectivation critique et systématique des associations et interprétations délirantes ».2

Aux récits de rêves et à l’écriture automatique des surréalistes, il ajoute l’objet irrationnel à fonctionnement symbolique. Dans les années Soixante, Dali, porté par sa notoriété, joue sur l’excentricité, la mise en scène, voire le scandale. Toutes les occasions sont bonnes pour associer peinture et événement médiatique. Animé par le goût du spectacle lié à une perception exhibitionniste du surréalisme doublé de la méthode paranoïa critique, il affirme avoir eu une vision à l’intérieur de la gare de Perpignan, le 19 septembre 1963 :

–  « J’ai vécu une expérience d’extase cosmique, plus puissante que les précédentes. J’ai eu une vision précise de la constitution de l’univers. »

La vision de 1963 sera suivie d’une peinture de la gare de Perpignan exposée le 18 décembre 1965, à New York. Structurée en forme de croix de Malte, la toile monumentale montre une projection du célèbre couple de « L’Angelus» de Millet, disposée autour d’une tête lumineuse du Christ crucifié. Au-dessus de cette explosion mystique, le peintre a reproduit un curieux fourgon ferroviaire. Pour Dali la gare de Perpignan est le centre de l’univers qui commencerait à converger dans cette gare.
Le 27 août 1965, invités par le peintre catalan Felip Vila, Dali et Gala entreprennent leur fameux voyage au « Centre du monde». Perpignan entre dans l’histoire. Ce fameux 27 août 1965, rassemble un monde fou. Venu de Céret, le maître, accompagné de Gala, sa muse, débarque à la gare à bord d’un wagon à bestiaux, où il a fait installer deux fauteuils. Accueilli par une foule en liesse brandissant des cartons de lessive Génie Dali, flanqué du capitaine Moore, son secrétaire, et d’un ocelot vivant, prononce, à propos de la gare, un discours « scientifique». Après une traversée de la ville en calèche, affublé de lunettes blanches figurant des yeux de mouche, Dali se rend au mas Sant-Vicens. Là, en costume d’amiral, assis sur un trône digne d’un roi africain, il éructe, l’air inspiré, de mystérieuses onomatopées avant d’assister à des sardanes endiablées!

BMPT

Seuphor qui, quarante ans plus tôt, avançait au cœur des avant-gardes, voit aujourd’hui cette frontière agitée de nouveau en mouvement. Des recherches radicales inédites surgissent avec la volonté affichée de remettre à plat la question de la peinture. Après l’encombrante proposition lettriste, l’émergence du groupe Zéro en Allemagne, c’est à Paris qu’une nouvelle radicalité s’exprime.
Le 3 janvier 1967 dans le cadre du salon de la Jeune Peinture au Musée d’art moderne de la Ville de Paris, quatre jeunes artistes , Daniel Buren, Olivier Mosset, Michel Parmentier et Niele Toroni présentent un travail qui pose une nouvelle radicalité dans l’art. Ils annoncent leur position dans un tract polémique :

« Puisque peindre c’est un jeu.
Puisque peindre c’est accorder ou désaccorder des couleurs.
Puisque peindre c’est appliquer (consciemment ou non) des règles de composition.
Puisque peindre c’est valoriser le geste.
Puisque peindre c’est représenter l’extérieur (ou l’interpréter, ou se l’approprier, ou le contester, ou le présenter).
Puisque peindre c’est proposer un tremplin pour l’imagination.
Puisque peindre c’est illustrer l’intériorité.
Puisque peindre c’est une justification.
Puisque peindre sert à quelque chose.
Puisque peindre c’est peindre en fonction de l’esthétisme, des fleurs, des femmes, de l’érotisme, de l’environnement quotidien, de l’art, de dada, de la psychanalyse, de la guerre au Vietnam. 
»

NOUS NE SOMMES PAS PEINTRES.

Constatez-le, le 3 janvier 1967, 11, avenue du Président Wilson.

Les quatre artistes se partagent les formes spécifiques de leur démarche : Daniel Buren utilise une bande verticale alternée blanche et colorée de 8,7 cm qui raye verticalement ses toiles. Olivier Mosset répète des cercles noirs identiques sur des fonds blancs. Michel Parmentier peint à la bombe sur une toile pliée toute la surface exposée pour ensuite la déplier produisant ainsi des bandes horizontales de couleur s’alternant aux bandes blanches de la réserve du pli. Niele Toroni exécute des empreintes de pinceau n° 50, espacées régulièrement tous les trente centimètres. sur la toile cirée à intervalle régulier.

Le groupe formé le 24 décembre 1966 se produira lors de quatre manifestations jusqu’en décembre 1967. A l’occasion du second événement, en juin, ils proposent dans une salle de conférences accrochées, au-dessus de la scène, sur deux rangées, quatre toiles de même forme.

1 Entretien avec Ivan González, Imagen Caracas, n° 32,Sept.1968, p 9/10

2 Oui. La révolution paranoïaque-critique, l’archangélisme scientifique, Salvador Dalí, Éditions Denoel 2004

Seuphor, libre comme l'art

Seuphor, libre comme l’art : le groupe Mesure

Le blog des Chroniques du Chapeau noir poursuit la publication de « Seuphor, libre comme l’art », écrit par Claude Guibert sur la vie de l’écrivain, historien et artiste Michel Seuphor (1901-1999), de son vrai nom Fernand Berckelaers. Ce livre a été écrit en 2008 et sera publié intégralement à raison de quelques pages par publication, une fois par semaine.

Publication N° 75

Le groupe Mesure

Dix ans après sa création, le groupe Espace est agonisant. Le besoin d’une relève se fait sentir pour que l’art géométrique conserve une identité collective face à l’émergence des courants nouveaux. Une grande partie des exposants de la section géométrisme du salon des Réalités Nouvelles  se retrouve, le 20 juillet, sur l’initiative de Georges Folmer, au sein d’une nouvelle entité, le groupe  Mesure . Dans ce collectif expérimental de recherches plastiques se retrouvent autour de Georges Folmer : Jean Gorin, Pierre-Martin Guéret, Aurélie Nemours, Roger-François Thépot , Léo Breuer, Luc Peire et Francis Pellerin. S’y retrouvent également des artistes du lumino-cinétisme: Grégorio Vardanega et sa compagne Martha Boto. La première exposition du groupe se tient au Musée des Beaux- Arts de Rennes en mars 1961. De nombreuses autres manifestations organisées en Allemagne prendront le relais Ce regroupement d’irréductibles, parmi lesquels on trouve également Domela, A. Cieslaczyck, pense l’abstraction à une autre échelle que celle du tableau. Pour tous ces artistes, l’abstraction géométrique a vocation à s’étendre à l’environnement construit des hommes, depuis leur mobilier jusqu’à leur enveloppe architecturale. L’idée de la synthèse des arts, initiée depuis le début du siècle, perdure.

Témoigner

L’appartement du 83 Avenue Émile Zola, à la fois bureau et atelier de Seuphor, est devenu, au fil des ans, un point de ralliement. Les artistes s’y retrouvent parfois pour échanger et se concerter. Peintres et sculpteurs confrontent leurs idées autour d’une tasse de thé. Aurélie Nemours, Jean Leppien, les sculpteurs Batardeau et Di Te ana, parmi d’autres, fréquentent les lieux. Lors d’une visite de Di Teana chez Denise René, un jour de 1956, celle-ci interpelle les peintres Vasarely et Mortensen dans sa galerie parisienne:

– « Je suis contente, je crois que j’ai trouvé un sculpteur »


Marino Di Teana, que Seuphor place en 1959 avec Jacobsen et Chillida parmi les meilleurs forgerons du siècle, se positionne avec résolution dans la mouvance de l’architecture spatiale, proclamant l’union sacrée de la sculpture et de l’architecture, leur harmonie éternelle, de l’art égyptien à l’art cistercien. À partir d’un vocabulaire de figures géométriques simples, carré, cercle ou triangle, Di Teana commue sa sculpture en une architecture novatrice, l’espace constituant un plasma énergétique qui met en relation toutes choses, créant un vide actif. « Tout est univers » dit-il. L’homme, passionné, n’est pas un sculpteur du métal ou de la pierre. Son matériau est la philosophie, son objectif la perception du monde. Sa rigueur et sa conviction ne peuvent que plaire à Seuphor. Ses architectures-sculptures rencontrent à cette époque les recherches d’André Bloc et du groupe Espace. Chacune de ses œuvres est potentiellement une maquette d’architecture. Le petit italien, fils de maçon, devenu, à vingt-deux ans, chef de chantier dans le bâtiment, a trouvé, dans l’espace ouvert de sa sculpture la dimension véritable de sa vision.
En 1962, Seuphor participe au jury du prix de sculpture Saint-Gobain à côté de Michel Butor, de l’architecte Camelot, du critique d’art Chastel, d’Alberto Giacometti, de l’architecte Grégoire, de Poliakoff, du professeur Souriau et de Zadkine . Di Teana, récompensé par le premier prix, voit sa route tracée pour multiplier les réalisations monumentales à travers la France et le monde.


Biennale de Venise 1964

Au cœur de ce chaud mois de juin 1964, la trente-deuxième Biennale de Venise se déroule paisiblement. Côté français, le calme règne. Sur les seize grands prix de peinture et de sculpture décernés à Venise entre 1948 et 1962, l’Ecole de Paris en a reçu une douzaine : Braque, Matisse, Zadkine, Dufy, Calder, Max Ernst, Arp, Villon, Fautrier, Hartung, Manessier, Giacometti. Le pavillon Français présente le choix de Raymond Cogniat ; il groupe : Hans Hartung, Gérard Schneider, Bissière, Nicolas de Staël, Elena Vieira da Silva et Maurice Estève. Raymond Cogniat et les autres membres de l’institution attendent sereinement. Il n’y pas de raison de douter : le grand prix doit revenir à Roger Bissière, peintre français reconnu âgé de quatre-vingts ans. Mais lors de la remise des prix, inattendu se produit. Les visages se figent: Bissière ne reçoit qu’une mention d’honneur en raison de « l’importance historique et artistique de son œuvre », et le grand prix est décerné à un jeune artiste américain de trente-neuf ans, Robert Rauschenberg.

La décision du jury provoque un véritable tollé. La presse, ulcérée, parla d’un complot de la CIA. A Paris, le quotidien Combat fustige « un affront fait à la dignité de la création artistique », L’Osservatore romano, de son côté, dénonce « la défaite totale et générale de la culture ». Alors que Bissière propose une peinture abstraite proche de Manessier, Rauschenberg mélange morceaux de bois, bouteilles de coca-cola, pneus, animaux empaillés, parapluies… Le monde de l’art vient de basculer de l’Europe vers les États-Unis Le commissaire américain Alan R. Solomon assène :

– « Tout le monde peut reconnaître que le centre mondial des arts est passé de Paris à New York ».

Pierre Restany, qui, en France, a pris la tête du mouvement des Nouveaux Réalistes avec Arman, César, Klein, Tinguely, enfonce le clou :

– « Voilà où nous en sommes : Paris manque de ressort, il fait de plus en plus province. Ses grands débats esthétiques sombrent dans les querelles de clocher. Il désapprend peu à peu à voir grand, il se replie et s’isole dans un contexte inter- national en radicale évolution. Force nous est de constater qu’entre septembre 1963 et octobre 1964 les événements principaux qui jalonnent la vie mondiale des arts se seront déroulés en dehors de Paris : Biennales de São Paulo et de Venise, Guggenheim de peinture à New York, Bilan, d’une décennie (1954-1964) à la Tate Gallery de Londres.(…)»   1

1 Restany Pierre. “Paris n’est plus roi”, in Planète, n°19, nov./déc. 1964, pp.152-154

Seuphor, libre comme l'art

Seuphor, libre comme l’art : Les « réalités nouvelles »

Le blog des Chroniques du Chapeau noir poursuit la publication de « Seuphor, libre comme l’art », écrit par Claude Guibert sur la vie de l’écrivain, historien et artiste Michel Seuphor (1901-1999), de son vrai nom Fernand Berckelaers. Ce livre a été écrit en 2008 et sera publié intégralement à raison de quelques pages par publication, une fois par semaine.

Publication N° 74

Pour les tenants de l’abstraction géométrique et de l’art concret, la vigilance reste de mise à l’intérieur même de ses bastions. Le salon des Réalités nouvelles, en ordre de marche dans ces années soixante, n’est pas à l’abri des tensions. Après les prises de position catégoriques des premiers salons où l’on s’appliquait à promouvoir  un « art communément appelé : art concret, art non figuratif ou art abstrait, c’est-à-dire un art totalement dégagé de la vision directe et de l’interprétation de la nature »,  on modifie les statuts en 1956 pour accepter un « art communément appelé abstrait ». Le flou de cette définition porte le germe d’un conflit. Aussi, dans les années 1965-1970, plusieurs grands noms se font entendre pour afficher leur préoccupation. Sonia Delaunay, Nelly van Doesburg, Jean Gorin et Seuphor font savoir qu’ils veulent défendre le principe historique des Réalités Nouvelles défini dans son article 1. Alors que le malaise grandit, il est décidé,en juin 1971, de discuter de la réforme des statuts.

Aurélie Nemours porte le fer dans la plaie :

– «L’article 1 est une éthique et une terminologie. Il défend une position spirituelle et pour cette raison doit être maintenu sans compromis ou alors c’est l’ouverture sur des propos étrangers au Salon et à l’article 1.En défendant l’article 1, je défends la source du salon. » 1

Jean Leppien, Aurélie Nemours, Luc Peire s’emploient à maintenir la nécessité d’un salon rigoureusement consacré à l’abstraction.

Gottfried Honegger

A travers l’Europe, pour l’abstraction géométrique de nouveaux signes de vitalité confortent le mouvement. Sur le terreau de l’art concret Zurichois poussent de nouvelles idées. Avant de partir aux États-Unis pour y exercer la profession de graphiste, puis de s’installer à Paris au début des années 1960, Gottfried Honegger fréquente à Zurich les artistes du groupe Allianz. Intéressé par les recherches de Max Bill, Richard Paul Lohse, Joseph Albers sur des systèmes déterminés, Honegger prend ses distances, quelque peu ennuyé par ce qu’il estime constituer un résultat connu d’avance. La lecture du livre de Jacques Monod Le Hasard et la Nécessité puis la rencontre avec le musicien Pierre Barbeau exercent une influence décisive sur son travail. Il comprend alors que l’aléatoire doit se combiner avec un programme. Avec un mathématicien, il crée des dessins sur ordinateur. Pour Honegger, le hasard détermine la matière créative de la nature. A partir de ce choix, ce hasard devient le moteur de son œuvre, au point de se promener en permanence avec des dés dans la poche. Pour son évolution la nature utilise le hasard. Le hasard et la nécessité les sources de l’incroyable richesse de tout ce qui est vivant. Honegger connaît maintenant sa voie dans l’art concret :

– « Le hasard satisfait ma curiosité, mon goût pour l’aventure. Le hasard me permet de délester mes bagages historiques. Sans le hasard je mourrais d’ennui. La mathématique aléatoire est un pont entre l’art et la science. L’homme moral méprise le hasard, l’homme du pouvoir hait le hasard. Le dé me permet de jouer. L’art est un jeu dans le sens le plus noble. »2

Honegger rencontre Seuphor en 1961. Lors de leurs échanges, il lui fait découvrir les lettres de Schiller pour qui la beauté est le lieu de la gratuité et du jeu, du libre jeu. Pour Seuphor, déjà convaincu par cette idée, le courant passe avec cet artiste défenseur actif de l’art concret.

Luc Peire

D’origine belge comme Seuphor, de quinze années son cadet, Luc Peire ne l’a rencontré qu’en 1954 lors des réunions des Batignolles que Seuphor organise au café Saint-Victor. Paris ne déclenche pas vraiment son enthousiasme. Il se confie par lettre à son ami Sartoris qui lui a fait rencontrer Seuphor.

– « (…)Je ne puis encore juger en toute connaissance de cause, mais j’ai nettement l’impression,- sans diminuer la grande importance de l’activité artistique ici, que celle-ci est en fin de compte assez superficielle et très égocentrique.(… ) » 3

Parti de l’expressionnisme, dans la voie tracée par Constant Permeke, Luc Peire évolue, dans ces années cinquante, vers une réduction et une stylisation personnelle de la figure humai- ne pour atteindre à une représentation de l’homme en tant qu’être spirituel, symbolisé dans le mouvement vertical et situé dans un espace équilibré. Le « verticalisme » abstrait, au fil des œuvres, de manière implacable, s’impose au peintre avec une exigence absolue. En 1959, Luc Peire et son épouse Jenny se fixent à Paris. La collaboration avec Seuphor se précise. Seuphor écrit un livre sur Luc Peire avant sa rétrospective  présentée à Bruges au musée Groeninge en 1966. Déjà s’annonce la création par Luc Peire d’une expérience plastique totalement inédite et qui constitue, pour l’art abstrait géométrique, un événement marquant. Les « Environnements » qu’il crée se présentent sous la forme d’une construction rectangulaire, espace clos dont les parois reçoivent des panneaux en formica peints avec des matériaux synthétiques, « graphies » conçues par le peintre. Le verticalisme abstrait des œuvres se voit démultiplié à l’infini par des miroirs qui habillent le sol et le toit de l’édifice. La magie de cette construction plonge le visiteur dans un vertige sans fin, l’attire dans un espace illimité, l’œuvre plastique n’est plus objet de contemplation, elle se métamorphose, pour le visiteur, en espace incommensurable, infini. En 1967, le premier environnement est présenté au Musée national d’art moderne de Paris. Au Mexique, Luc Peire se voit invité pour concevoir un second environnement. En août 1968, alors que Paris se remet doucement des tremblements de mai, Luc Peire s’installe à Mexico, accueilli dans les meilleures conditions. Le grand problème est de trouver une firme pour construire les panneaux. Plusieurs semaine se passent avant que le peintre puisse travailler. Le peintre dispose d’ un atelier de cent mètres carrés qu’on lui a bâti dans le musée de l’Université. Tout y est clair et tranquille sauf la proximité des groupes d’étudiants et d’un auditorium où se font les réunions et les débats. Luc Peire informe ses amis européens :

–  « (…) Nous avons bien échappé au tremblement de terre et les manifestations d’étudiants nous poursuivent

Entre Luc Peire et Seuphor, une tierce personne apporte aux deux premiers une dimension nouvelle, sonore , musicale : Henri Chopin. Promoteur et acteur majeur de la poésie sonore , Chopin a rencontré Seuphor en 1959 grâce à Edmond Humeau à l’occasion d’une exposition à la galerie Denise René. Il situe Seuphor aux côtés de Hugo Ball, Pierre Albert Birot, Raoul Hausmann, Kurt Schwitters comme référence de la poésie verbale et lui demande un poème pour la revue « Cinquième Saison».

Depuis ses expériences de musique verbale des années Vingt, Seuphor est porteur de ce mouvement puisé aux sources du dadaïsme. Pour lui, le mot est un être sonore. C’est autour du mot que le poème se construit tout entier.

– « Faut-il dire que le mot est d’abord un son, que c’est la voix humaine qui le prononce ?(…) Les mots (…) savent qu’ils ont été d’abord des appels, des cris, des signes oraux de reconnaissance. Ainsi la vocation des mots , c’est leur vocalise même. Le mot est un être sonore (…). Le poète s’entend, il s’entend chanter. Et il demande qu’on l’entende chanter. Le poème écrit est une notation musicale. (…) Si le poème est insensé pour l’esprit, c’est qu’il lui suffit d’être évident pour l’oreille ».4

Henri Chopin et Luc Peire se sont rencontrés à Paris. L’admiration qu’ils se portent mutuellement les conduit à mener des projets artistiques autour de « Cinquième Saison » . Avec des textes de Chopin, Luc Peire a créé des graphies en tant que « poèmes objectifs» dans l’espace. En 1963, Henri Chopin, Luc Peire et le cinéaste suisse Tjerk Wicky réalisent ensemble le court métrage expérimental « Pêche de Nuit » . Chopin, intégrant le travail des musiciens concrets, s’arme d’un micro, d’un magnétophone et décide de sortir la poésie de la page. Il travaille avec sa voix, la transforme, libère la phonétique, produit des sons particuliers et donne naissance à Pêche de nuit, l’un de ses premiers enregistrements. Le micro placé sur les lèvres, il suggère et restitue, au-delà des mots, le ressac, le vent et le bruit d’un bateau de pêche faisant route sur zone. L’image soumet les « Graphies » de Luc Peire  à la pire des tortures. Son verticalisme abstrait s’offre au jeu de la création sonore pour simuler d’improbables bandes sonores optiques, jouer à l’infini dans l’espace noir et blanc de ce cinéma expérimental novateur.

1Dossier Assemblées Générales 1971-1981. Archives du Salon des Réalités Nouvelles in  « Abstraction création, art concret, art non figuratif, réalités nouvelles 1946-1965 catalogue Galerie Drouart 2008

2 « Mes réflexions sur le hasard » G Honegger 1975

3Lettre 16/12/1954 in Bulletin N°6 juillet 2008 Fondation Jenny et Luc Peire p 10

4 « La Vocation des mots », Hanc, Lausanne, 1966 p 7

Seuphor, libre comme l'art

Seuphor, libre comme l’art : le G.R.A.V.

Le blog des Chroniques du Chapeau noir poursuit la publication de « Seuphor, libre comme l’art », écrit par Claude Guibert sur la vie de l’écrivain, historien et artiste Michel Seuphor (1901-1999), de son vrai nom Fernand Berckelaers. Ce livre a été écrit en 2008 et sera publié intégralement à raison de quelques pages par publication, une fois par semaine.

Publication N° 73

Le GRAV

Au mois de juillet 1960, apparaît sur la scène artistique une nouvelle formation de l’art cinétique, le Groupement de recherche d’art visuel. L’acte fondateur est signé par Demarco, Garcia Miranda, Garcia Rossi, Le Parc, Vera Molnar, Morellet, Mayano, Servanes, Sobrino, Stein, Yvaral. Leur objectif : considérer le phénomène artistique en tant qu’expérience strictement visuelle située sur le plan d’une perception physiologique et non émotive. Au-delà de la préoccupation plastique, le groupe ambitionne de modifier durablement la relation entre l’art et le spectateur. Le principe fondamental auquel adhèrent ses différents membres, avec plus ou moins d’enthousiasme, est la dévalorisation de « l’artiste » et du « chef-d’œuvre », au profit d’une sollicitation du spectateur. Le collectif va se resserrer autour de Garcia Rossi , Le Parc , Morellet, Sobrino, Stein et Yvaral, ce dernier suivant les traces de son père Victor Vasarely. Ils décident de continuer à signer personnellement leurs œuvres et de poursuivre un travail individuel sur des matériaux de base, tout en élaborant collégialement des problèmes esthétiques tels que l’abandon de la deuxième dimension afin d’éviter toute connivence avec l’esthétique picturale. Ainsi Sobrino opte pour le plexiglas, Yvaral pour les fils de nylon et de vinyle tendu, Le Parc pour la lumière et le plexiglas, Stein pour les trièdres et la polarisation, Garcia-Rossi pour les boîtes à réflexion lumineuse et Morellet pour la programmation des pulsions de tubes de néon.
Le GRAV, bien décidé à secouer les habitudes visuelles ainsi que les pratiques sociales dans la relation art/spectateur, recourt à l’agitation. Dans la Biennale de Paris de 1961, ils produisent un trac distribué dans la manifestation sous le titre de « Assez de mystifications ». Le ton est donné :

Le Parc, Sobrino, Yvaral, Morellet, Stein, Garcia-Rossi en 1963

Le GRAV signale

1/ la platitude et l’uniformité des œuvres exposées,

2/ la lamentable situation de dépendance de la « Jeune génération »,

3/ La soumission absolue de la « Jeune Peinture » aux peintres consacrés (Nous espérons qu’il s’agit là seulement d’une crise de croissance)

4/ L’inconséquence et  l’inconscience chez les exposants et organisateurs des caractères réels de la vie où l’homme de notre temps est plongé ». 1

Suivent de nombreuses affirmations sur les positions du groupe. Deux ans plus tard, le troisième Biennale offre une place majeure au G.R.A.V. A cette occasion, les artistes disposant du grand hall d’entrée du musée d’Art moderne, privilégient la production collective. Pour enfoncer le clou, ils accompagnent leurs propositions plastiques d’un nouveau tract en forme de profession de foi :

–  «  Nous voulons intéresser le spectateur, le sortir des inhibitions, le décontracter. Nous voulons le faire participer. Nous voulons le placer dans une situation qu’il déclenche et transforme. Nous voulons qu’il soit conscient de sa participation. Nous voulons qu’il s’oriente vers une interaction avec d’autres spectateurs. Nous voulons développer chez le spectateur une forte capacité de perception et d’action. Un spectateur conscient de son pouvoir d’action et fatigué de tant d’abus et mystifications, pourra faire lui-même la vraie  « révolution dans l’art ». Il mettra en pratique les consignes :

DÉFENSE DE NE PAS PARTICIPER

DÉFENSE DE NE PAS TOUCHER

DÉFENSE DE NE PAS CASSER » 

                               A Paris, octobre 1963 le G.R.A.V.

Le comportement provocant des jeunes artistes du G.R.A.V.  agace Seuphor. Ce qu’il considère comme de l’insolence ne se limite pas à l’attitude de jeunes artistes turbulents. Il n’accepte pas que l’on se moque de la poésie et de la métaphysique. Il se sent blessé par ce qu’il prend pour une attitude primaire. En février 1971, Yvaral lui écrit pour s’étonner de le voir refuser leur présence à ses côtés dans une brochure « Formes et couleurs » et lui propose une rencontre avec les membres du groupe.

Seuphor décline l’invitation de façon cinglante :

– « Une originalité se conquiert et, peut-être se mérite. Vous n’avez, pour l’heure, que le mérite d’être le fils de Vasarely, ce qui vous donne beaucoup d’atouts. De toute manière, un contact entre votre groupe et moi n’est pas désirable, ce qui m’est cher étant pour vous un objet de dérision (…) ». 2

1 Cité dans « Julio Le Parc » JL Pradel catalogue Severgnini 1995 p 274

2 Archives ANCV  S 59 / Galerie Denise René