Coups de chapeau

Jean-Marie Barre : le nouveau Fauve

« Suddenly, a blue bouquet » 2023

Attention en traversant le parcours du peintre Jean-Marie Barre : une vie peut en cacher une autre. Nous savions déjà que l’artiste, venu d’une figuration fine, précise, qu’il qualifie lui-même de transfiguration narrative, offrait à la toile des atmosphères colorées par les souvenirs. Les tableaux se trouvaient enrichis par un texte, confortant cette vocation mémorielle de la peinture.
Pourtant, malgré la légitimité de cet engagement, Jean-Marie Barre a éprouvé l’impérieuse nécessité de rompre avec cet univers, sans savoir, pour autant, quelle serait la voie nouvelle.
Et ce saut dans l’inconnu il le manifeste avec un voyage au centre de la peinture qu’il entreprend en abandonnant pour un temps les pinceaux. Cette introspection s’opère à travers les lectures, les voyages, les rencontres. C’est à Berlin, tout d’abord, qu’il installe son atelier pour s’y livrer à une « Entrée en matière », cherchant sous la surface du tableau, à remonter les strates géologiques de l’histoire de la peinture, puisant à la fois dans son geste et dans sa réflexion, les éléments fondamentaux de cette pratique, comme dans une sorte d’archéologie mentale indispensable. Il faut en passer par le noir et blanc comme une remise a zéro indispensable. Bientôt le rouge réapparaît au service d’une abstraction gestuelle sans repentir avec la série « Triad of colors, Black, red, white » de 2014 .
Le besoin de changement se confirme avec les voyages. A Los Angeles, en 2017, la série Open eyes / structures et cercles confronte gestuel et structure. Avec cette deuxième vie, Jean-Marie Barre accède à une pratique qui, sans qu’on le décèle encore totalement, porte les prémisses de son travail actuel. La superbe série « Botanic » de 2018, conserve les attributs d’une peinture abstraite et gestuelle tout en nous faisant envisager avec son titre qu’il pourrait bien s’agir d’une figuration en devenir. L’autre indication sous-jacente de cette série tient à l’emploi d’une couleur fluorescente avec usage de la bombe.

« The Former station in Trets » 2023


Et c’est aujourd’hui qu’une troisième voie, une troisième vie, s’ouvrent. Après ces mouvements telluriques qui ont bousculé sa peinture, le peintre atteint un point d’équilibre particulièrement remarquable dans la série «Vie personnelle » de cet été 2023. Avec cette conjonction d’une figuration renouvelée et d’une abstraction gestuelle, Jean- Marie Barre, recourant à une couleur fluorescente transgressive, se pose en « nouveau fauve », héritier de ces peintres du début du vingtième siècle magnifiant avec audace la Provence méditerranéenne. Du « Chemin de Beaumes » à « Behind Gigondas » un sillon est tracé, portant en lui les acquis de ses vies antérieures pour déboucher sur cette somptueuse voie lactée.

Cette fois nous y sommes ! serait-on tenté de lancer à l’intention d’un artiste qui a fait du doute un mode opératoire. Formons le voeux de voir Jean-Marie Barre s’épanouir dans cette création aboutie.

« Double Je »
Jean-Marie Barre
Centre culturel Sainte-Anne / Boulbon

Septembre 2023

Expositions

Paris, l’art sans frontières

Quitter sont pays d’origine n’est pas un acte anodin. Les enjeux de la migration à Paris pour les artistes étrangers montrent combien les motivations peuvent à la fois trouver des origines diverses dans la décision du voyage et comparables pour les valeurs qui les attirent.

Paris et nulle part ailleurs

L’exposition Paris et nulle part ailleurs que présente le musée de l’histoire de l’immigration à Paris met en lumière cette diversité. Peut-on comparer l’arrivée en France de l’américaine Joan Mitchell rejoignant en France celui qui devient son compagnon , Jean Paul Riopelle et celle, chaotique, de la hongroise d’origine Judith Reigl ?
Cette dernière, après huit tentatives, réussit à quitter la Hongrie en mars 1950. Arrêtée en Autriche, dans la zone occupée par les Britanniques, elle est emprisonnée deux semaines dans un camp d’où elle s’enfuit. Après un voyage le plus souvent effectué à pied, en passant par Munich, Bruxelles et Lille, elle arrive à Paris le 25 juin 1950.
Au cours de l’été 1955 Joan Mitchell , pour sa part, se rend à Paris et se joint à une communauté d’artistes américains qui y vivent et y travaillent. C’est là qu’elle rencontre le canadien Jean-Paul Riopelle. Ils auront d’abord une relation à distance, elle continuant de vivre à New York, lui à Paris. Rapidement, ils emménagent ensemble dans la capitale Française.
On voit combien le mot d’émigration recouvre des histoires personnelles fort différentes, face à des réalités très contrastées. Organisé en quatre sections – l’exil, les échanges avec le pays d’accueil, la reconstitution de repères, un monde commun – le parcours de Paris et nulle part ailleurs propose un regard croisé entre art, histoire et sociologie de l’immigration.
Dès lors, la somme des œuvres présentées dans l’exposition pourrait sembler secondaire au regard de ce vécu migratoire. Pourtant, à l’évidence, c’est Paris qui détient la clef de ces mouvements. « De 1945 à 1970, aux côtés des Européens, des communau­tés de jeunes nord-américains, latino-américains, maghrébins, africains, moyen-orientaux, ex­trême-orientaux se créent, se renouvellent et facilitent la venue de nouveaux compatriotes. » Les salons et galeries d’avant-garde parisiens qui associent artistes français et non-français deviendront durablement cosmopolites grâce à ces mouvements en direction de Paris.

Joan Mitchell, A small garden, 1980. Paris, Centre Pompidou – Musée national d’art moderne – Centre de création industrielle.

Au regard de ce phénomène historique, la diversité artistique présentée dans l’exposition passe presque au second plan. De Soto à Cadéré, de Erro à Zao wouki, il faut chercher ce qui relie ces parcours si divers.
Très opportunément les documents photographiques présentés dans l’exposition témoignent de l’importance revêtue par les rencontres entre les artistes dans ces années cinquante puis soixante. Artistes de toutes origines et autochtones se réunissent régulièrement dans les ateliers, se retrouvent aussi vraisemblablement dans les cafés parisiens comme à l’époque effervescente des années 20 où Le Dôme puis la Coupole servent de point de ralliement pour Mondrian, Man Ray, Joséphine Baker et tant d’autres.
Plus tard, les artistes de l’exposition Mythologies quotidiennes réunis en juillet 1964 au restaurant Le Train bleu à Paris à l’occasion du vernissage, rassemblent dans une photo de groupe désormais historique l’espagnol Arroyo, l’allemand Klasen, l’américain Peter Saul, l’haïtien Télémaque, l’italien Récalcati, le suédois Fahlström, le suisse Tinguely, le portugais Bertholo, l’islandais Erro pour ne citer que quelques noms, autour de Rancillac, Monory notamment.
Si bien que choisir vint quatre noms parmi les centaines voire milliers d’artistes venus s’installer en France et plus particulièrement à Paris s’avère délicat. Il est vrai que Shirley Jaffe ou Sheila Hicks auraient mérité leur place dans l’exposition. Certains découvriront le peintre Sénégalais Iba N’Diaye trop peu présenté en France.
Paris et nulle part ailleurs nous parle d’une émigration source d’hybridation, de métissage, de dialogue, d’influences réciproques. Paris est devenu le centre de cette ébullition, animant les confrontations artistiques, parfois même les conflits. Comment la vie sur une frontière serait-elle autrement qu’agitée ? Paris sans frontières a symbolisé pendant plusieurs décennies cette idée de la liberté.

Photo de l’auteur

PARIS ET NULLE PART AILLEURS
MUSÉE NATIONAL DE L’HISTOIRE DE L’IMMIGRATION
Du 27 septembre 2022 au 22 janvier 2023
293, avenue Daumesnil – 75012 Paris

Commissaire de l’exposition : Jean Paul Ameline

Artistes présentés :

Shafic Abboud (Liban), Eduardo Arroyo (Espagne), André Cadere (Roumanie), Ahmed Cherkaoui (Maroc), Carlos Cruz-Diez (Vénézuela), Dado (Monténégro), Erró (Islande), Tetsumi Kudo (Japon), Wifredo Lam (Cuba), Julio Le Parc (Argentine), Milvia Maglione (Italie), Roberto Matta (Chili), Joan Mitchell (États-Unis), Véra Molnar (Hongrie), Iba N’Diaye (Sénégal), Alicia Penalba (Argentine), Judit Reigl (Hongrie), Antonio Seguí (Argentine), Jesús Rafael Soto (Vénézuela), Daniel Spoerri (Roumanie), Hervé Télémaque (Haïti), Victor Vasarely (Hongrie), Maria Helena Vieira da Silva (Portugal), Zao Wou-Ki (Chine).


Seuphor, libre comme l'art

Seuphor, libre comme l’art : la guerre des abstractions

Le blog des Chroniques du Chapeau noir poursuit la publication de « Seuphor, libre comme l’art », écrit par Claude Guibert sur la vie de l’écrivain, historien et artiste Michel Seuphor (1901-1999), de son vrai nom Fernand Berckelaers. Ce livre a été écrit en 2008 et sera publié intégralement à raison de quelques pages par publication, une fois par semaine.

Publication N° 62

 « L’Art abstrait, ses origines, ses premiers maîtres »

Après ces quatorze années de repli, dans les conditions les plus humbles, l’installation à Paris reste préoccupante. Les parents de Suzanne ont offert la possibilité au couple d’emménager dans un local exigu au numéro 2 de la rue des Beaux-arts: une chambre minuscule occupée presque entièrement par le lit; il faut bien s’en contenter.
Une fois encore,  Seuphor voit arriver la chance au détour d’une errance. Croisant un soir sur le boulevard Saint-Germain Aimé Maeght, Germain Seligman et Jean Bazaine, il est interpellé par Maeght :

– «  Oh, Seuphor ! Venez, je vous invite à prendre un verre à la Rhumerie martiniquaise ! ».

Aimé Maeght, des projets pleins la tête, saisit Seuphor et l’entraîne vers la terrasse surélevée de la Rhumerie, dans le souffle bruyant du boulevard. Il vient d’ouvrir sa galerie parisienne et, autour d’un verre, peut avec délectation revisiter son parcours atypique. Celui qui, à vingt ans, trouvait  un emploi de graveur lithographe à Cannes, passionné de jazz, jouant dans un petit orchestre, a évolué. Bricoleur, pour gagner sa vie, il répare des postes de T.S.F. Comme Marguerite, sa femme, appartient à une famille de commerçants cannois, ils n’ont pas trop de mal à trouver un local en centre-ville. Ils reviennent à Cannes en 1930 pour ouvrir avec une imprimerie, leur agence de publicité spécialisée dans la publication de posters et de gravures à partir de sa propre composition de ses dessins originaux. Cette même année, Picabia vient à son agence et remarque que Maeght occupe un bureau tellement attrayant qu’il pourrait s’en servir pour une galerie d’art :

– «  Pourquoi n’accrochez-vous pas quelques tableaux sur vos murs ? » 

Maeght l’écoute et à sa grande surprise vend immédiatement tout ce qu’il accroche . Le petit magasin de radio est maintenant devenu la Galerie Arte. A Cannes, où vivent de riches collectionneurs, la galerie prospère rapidement. Maeght montre donc des tapisseries de Lurçat, des meubles de René Drouin, des livres reliés de Rose Adler.
Un jour de 1936 Pierre Bonnard vient chez lui accompagné de Maurice Chevalier au sujet de la publication d’un programme de Music-hall pour une fête de charité à Cannes, le peintre suggère que Maeght réalise l’impression de la lithographie qui paraîtrait sur la couverture du programme. Il laisse la litho originale chez Maeght. Un collectionneur arrive, demande si elle est à vendre à Maeght embarrassé, qui lâche : « Oh!, 4,000 francs…  ». Cette vente rapide le convainc d’aller sur le marché de l’art.
Lorsqu’en 1942 Bonnard perd sa femme. Aimé et Marguerite le soutiennent dans son épreuve. Ils lui fournissent du matériel pour peindre, l’aident dans sa vie quotidienne. Ils s’occuperont de la vente de ses tableaux. Bonnard leur présente Matisse, qui à son tour deviendra un ami. Quand Bonnard décide de s’installer à Paris, les Maeght le suivent. La galerie s’installe rue de Téhéran. À partir de ce moment, la galerie Maeght va vendre les œuvres de Pierre Bonnard.

Face à Seuphor, le discours de Maeght est tranchant :

– « Tout ce que l’on raconte sur l’origine de l’art abstrait est absurde. Les journaux ne disent que des imbécillités, on ne sait pas ce qui s’est passé, c’est vous qui le savez. Vous allez écrire un ouvrage sur l’histoire de l’art abstrait telle que vous la connaissez, telle que vous l’avez vécue. Je vous donne carte blanche, vous pouvez écrire ce que vous voulez. Liberté totale…Je vous donne trois minutes pour réfléchir et trois mois pour le faire. »1

Quatorze ans de réclusions, de repli sur soi, quatorze ans éloigné des projets d’édition, quatorze ans d’attente. Fallait-il trois minutes de réflexion à Seuphor pour se décider ? La réponse est immédiate :

 D’accord ! ».

Depuis son retour à Paris, Seuphor n’a plus de bibliothèque ni de bureau. Tout est provisoire; les livres dorment dans des caisses chez le garde-meuble. Pas de documentation. En revanche, il a sa vie en tête, toutes ces années palpitantes de découvertes, de rencontres.
 « L’Art abstrait, ses origines, ses premiers maîtres » s’écrit dans l’urgence, sur le lit de la minuscule chambre de la rue des Beaux-arts. Il doit s’occuper de tout. Il assume la mise en page, se rend à l’imprimerie pendant un mois. L’ami Arp dessine une couverture. Le pari est tenu. En mai 1949, l’édition est prête.
L’initiative de Maeght vient d’offrir à Seuphor un tremplin pour sa réinsertion dans le milieu artistique. L’élan ne s’arrête  pas à cette publication. Quelques jours après la sortie de l’ouvrage, Maeght vient chercher Seuphor rue des Beaux-arts :

– «  J’ai passé une nuit blanche, je n’ai pas pu m’arracher de votre livre. Vous avez écrit quelque chose de formidable, c’est magnifique. »2

Cependant le galeriste émet des réserves sur un livre qu’il juge trop gros, donc difficile à vendre. Heureusement l’événement trouve son prolongement dans l’exposition que Seuphor organise pour Maeght.  « L’Art abstrait, ses origines, ses premiers maîtres » sert de catalogue de prestige pour l’exposition. Pour couronner l’événement, la galerie organise un déjeuner au premier étage de la tour Eiffel où se bousculent des personnalités de l’art, de la politique. Le livre que Maeght estimait invendable part facilement. La vision sur l’histoire de l’art abstrait change à la lecture de l’ouvrage. On y découvre des tableaux de Mondrian, Kandinsky ou Freundlich de 1912 à 1914. Viera Da Silva, stupéfaite, lui avoue :

–  «  C’est inouï, tout cela a été fait et nous ne le savions pas ! »

On commande des livres de l’étranger. La première édition de « L’art abstrait, ses origines, ses premiers maîtres » est rapidement épuisée. Un second tirage suit immédiatement. Cependant le panorama qui y est présenté agace. Les membres du salon des Réalités nouvelles , après un premier accueil chaleureux, reconsidèrent totalement leur regard sur Seuphor, furieux par ce qu’il écrit. Arp, lui-même subira le coup de froid du salon car il est son ami. L’antiquaire Sidès, président du salon, Pevsner, Kupka, Sonia Delaunay manifestent violemment leur mécontentement. Son livre dérange. Seuphor, en homme libre, corrige des dates, des biographiques, rétablit des vérités. Dans cette adversité, il retrouve sa place, indépendante. Il ne veut pas s’attacher à une galerie, pas même celle de Maeght pour laquelle il est sollicité.


La guerre des abstractions

Grâce à « L’Art abstrait, ses origines, ses premiers maîtres » , Seuphor se trouve accrédité dans le milieu de la critique d’art alors qu’à son grand désespoir, aucun signe d’intérêt ne se décèle dans le monde de la littérature, lui l’écrivain auquel le Goncourt semblait promis. Accoutumé aux polémiques anciennes avec les surréalistes, il doit désormais compter avec les oppositions toujours plus vives à l’intérieur même de l’art abstrait. Breton a rencontré, après l’exposition Internationale du Surréalisme de 1947 à la Galerie Maeght, le critique Charles Estienne, défenseur d’une tendance de l’abstraction qui se réclame de Kandinsky. L’abstraction lyrique refuse la rigueur de la géométrie pour exprimer les émotions en relation avec l’univers naturel. Les deux hommes sont devenus assez proches, Charles Estienne fréquentant les réunions du café, sans adhérer au mouvement. Estienne ne partage pas les vues de Breton et regrette son refus de s’intéresser à la technique picturale. Mais le rapprochement semble pourtant se dessiner entre surréalisme et l’abstraction lyrique.
Le Salon d’octobre, créé sur l’initiative de Charles Estienne, rassemble des artistes abstraits sous le signe du lyrisme. Estienne lance à la tribune de Combat-Art un manifeste : Une révolution, le Tachisme, avec le soutien de Breton dans un encadré, Leçon d’octobre. Les deux protagonistes célèbrent l’union d’une certaine forme d’abstraction et du surréalisme. La polémique s’étale par voie de presse et les critiques se déchaînent. Mais Breton et Estienne partagent la même détermination pour une action commune.
Personnalité incontournable, Charles Estienne occupe la place de Paris. Seuphor, incapable de se résoudre à cette primauté, conteste les choix du critique, surtout son rapprochement avec les surréalistes. Ses positions s’affichent fort éloignées de celles de Charles Estienne qui manifeste vertement son agacement:

– «  La géométrie sert surtout les peintres mineurs »


écrit-il d’une plume vitriolée. Les deux hommes se connaissent, se croisent souvent et s’évitent la plupart du temps. Une poignée de mains par-ci, un salut par-là. Seuphor, arrivé à la cinquantaine, n’en a pas fini avec les combats, les controverses, les oppositions. Entre surréalisme et abstraction, parmi les critiques et les galeries, il n’est pas l’homme des compromis ni des arrangements. Dans « L’Art abstrait, ses origines, ses premiers maîtres , à sa grande surprise, la présence de Sophie Tauber-Arp déclenche des réactions vives, passionnelles. La veuve de Van Doesburg, Nelly, devenue membre du comité des Réalités Nouvelles, et Sonia Delaunay, réagissent avec hostilité à la présence de la femme de Arp dans cet ouvrage. Seuphor peut bien argumenter que Sophie Taeuber s’imposait comme une figure de Dada, ses interventions au cabaret Voltaire, qu’elle développait une œuvre propre à côté de Arp, l’opposition ne désarme pas. Cet affrontement prend même un aspect presque violent lorsque Tristan Tzara convoque Seuphor à son domicile pour une discussion très orageuse à ce sujet.

Par bonheur, le monde de l’art lui marque parfois son attache- ment. Ses efforts touchent ceux qui partagent lune vision identique de l’art. L’un d’eux, Jean Gorin lui témoigne clairement son soutien. Gorin que Mondrian jugeait le « le seul néo-plasticien français » a découvert très jeune le néoplasticisme avec un numéro de Vouloir, la petite revue lilloise créée par le groupe, présentant un article de Mondrian et des reproductions de ses tableaux. Cette publication lui fait connaître les recherches de Vantongerloo. Séduit, Gorin se décide à rendre visite à Mondrian en 1927. Cette rencontre détermine son engagement De retour à Nort-sur-Erdre, il modifie son atelier pour le transformer, à l’instar de celui du maître, en intérieur néo-plastique. A partir de ce moment, Jean Gorin s’engage avec conviction dans la défense de l’abstraction géométrique. Seuphor soutient sa participation à Cercle et Carré . Après son action dans Abstraction-Création, Gorin s’investit dans le salon des Réalités nouvelles puis dans le groupe Espace. Sa gratitude pour le travail de Seuphor s’exprime sans détours :

–  «  Grasse, 19,5.1950

Mon cher ami,

(…)Grâce à toi, les jeunes critiques d’art nés de la libération, ne peuvent plus ignorer le Néoplasticisme et son créateur génial, son importance dans le développement de l’évolution de l’art d’aujourd’hui.(…) J’ai correspondu longuement avec Sartoris, j’ai reçu de lui des lignes remarquables et surtout si encourageantes pour moi. Il fait en Italie un  gros effort de regroupement des abstraits constructifs, puisse-t-il réussir ! Chez nous, Del Marle va tenter de faire aussi quelque chose dans ce sens. Il est bien vrai que nous sommes submergés par un expressionnisme abstrait des plus déplorable.   (…)» Gorin 3

1« Michel Seuphor, un siècle de liberté » A.Grenier  Hazan 

2« Michel Seuphor, un siècle de liberté » A.Grenier  Hazan 

3 Seuphor, Fonds Mercator SA , Anvers, Paris   p 226

La chaîne vidéo

Christian Sorg : aux racines de l’art rupestre

Le peintre Claude Viallat affirmait : « Toute la peinture contemporaine est dans Lascaux et dans la préhistoire. »
Christian Sorg pourrait vraisemblablement s’approprier cette affirmation. Il appartient à la génération des artistes qui, notamment au sein du groupe Supports-Surfaces, se sont interrogés sur les éléments constitutifs de la peinture. Chez lui cette réflexion se fera de façon personnelle en créant en 1978 la revue « Documents sur » dont le conseiller artistique était l’écrivain Marcellin Pleynet..
« Christian Sorg a été partie prenante d’un moment très particulier de l’histoire de la peinture en France celui de la re-fondation de l’ abstraction par le retour aux constituants essentiels du tableau. Couvrir une surface par la couleur, la diviser pour y travailler l’espace, y inscrire une trace, il s’ y confronte comme les peintres de sa génération (notamment Supports/Surface), mais refuse tout système. »

Arcy, chemin des grottes 2020

Au début des années 90, depuis ses nombreux séjours en Aragon, une calligraphie picturale nouvelle s’impose à lui. En effet, il découvre et arpente l’environnement préservé des sierras, visite les sites préhistoriques du Levant, et ceux très proches de son atelier en Bourgogne à Arcy- sur-Cure. Christian Sorg a vu les grottes de Lascaux et du Pech Merle. En 2014 il présente dans la galerie du théâtre de Privas, lors de l’exposition « Les Artistes de la grotte Chauvet et les artistes contemporains« , à l’occasion de l’ouverture du fac-similé de la grotte Chauvet, « Mains inverses », une peinture proche des mains négatives préhistoriques ou des panneaux d’empreintes de la paume de la main avec de la terre rouge.
 » Je retiens la présence très forte qui vient des parois, car il n’y a pas de démonstration picturale par rapport à un sujet choisi. J’aime cette présence par rapport au temps qui passe, que ce soit cinq ou dix-huit mille ans. »

L’exposition actuelle à la galerie Dutko à Paris met en perspective cette recherche qui nous dit que, à l’échelle du temps terrestre, ce qui sépare le peintre de Lascaux et le peintre contemporain n’est qu’un bref moment.

« Je suis toujours au commencement de quelque chose où rien n’est jamais joué d’avance. » Christian Sorg

CHRISTIAN SORG
SURGISSEMENTS

20 février – 3 Avril 2021
Galerie Dutko – Ile Saint-Louis
4 rue de Bretonvilliers 
Paris 4e

Expositions

Arnulf Rainer, à l’origine

Schwartze Übermalung 1959

« Surpeinture »

Avec le recul du temps, les premiers tableaux d’Arnulf Rainer créés dans les années cinquante et soixante, présentés actuellement par la galerie Thaddaeus Ropac à Paris, interpellent : le « moment » d’une oeuvre est-il immédiatement perçu par l’artiste ? Sait-il, à cet instant, que quelque chose de décisif se passe dans son parcours ? Après un voyage à Paris le peintre engage son travail en 1952 sur le concept de Surpeinture, influencé par le principe surréaliste de l’écriture automatique.
À son retour en Autriche, il commence à peindre sur ses propres tableaux, puis, à partir de 1953, sur des tableaux d’autres artistes en raison de ses maigres moyens financiers: “Je n’avais pas d’argent alors je me rendais au marché aux puces et j’achetais des tableaux anciens. Ces toiles étaient beaucoup moins chères que des toiles neuves. Je m’en servais comme support pour mes peintures et j’ai réalisé qu’il y avait une différence selon que je peignais par-dessus une nature morte ou une figure féminine, vêtue ou non, sur une montagne, un bateau, ou quoi que ce soit d’autre. Cela a eu une sorte de contre-effet sur moi, et j’ai commencé à m’intéresser à la ‘surpeinture’.”

Hasard et nécessité

Ce témoignage donnerait à penser que les contraintes matérielles seraient à l’origine de cette démarche, comme lorsque Claude Viallat découvre, au hasard d’une éponge détériorée par la térébenthine, la forme qui allait l’accompagner toute sa vie.
Il faut pourtant se rendre à l’évidence : ce qui s’apparentait à un « accident » chez Viallat et à une nécessité matériel chez Rainer ne suffit pas à expliquer le basculement d’une œuvre dans quelque chose d’inconnu. Pierre Soulages expliquait
« C’est ce que je trouve qui me dit ce que je cherche« . Il y a quelque chose de fascinant et d’émouvant dans ce « moment » singulier qui semble assez éloigné d’une démarche conceptualisée, programmée.

Galerie Thaddeus Ropac Paris Marais

On pourrait aborder ce processus par différentes entrées. La peinture comme recouvrement s’opèrerait-elle au détriment ou au bénéfice d’une oeuvre préexistante ? Arnulf Rainer témoigne : “Contrairement à la peinture gestuelle, la peinture de recouvrement monochrome s’effectue lentement. Car c’est un processus de création passif, le peintre doit écouter avec patience et attendre jusqu’à ce que l’endroit des points à recouvrir se fasse remarquer désagréablement […]. L’acte organique de créer est peut-être plus essentiel que le tableau fini; car cette participation progressive à l’obscurcissement ou encore à l’immergement du tableau, sa rentrée petit à petit dans la paix et l’invisibilité (le grand Océan) pourrait se comparer à l’expérience contemplative de la vie religieuse.”
Par ailleurs, avec cette volonté d’occulter la création d’un autre, on ne peut pas ne pas évoquer l’avènement dans les années cinquante en Allemagne du groupe ZERO qui désigne le groupement d’artistes ( Heinz Mack et Otto Piene ) qui se forme en 1957-1958 à Düsseldorf. « ZERO est le silence. ZERO est le début » clament ces artistes.
Si le noir domine dans ces « Surpeintures« , la couleur n’est pas absente. Elle se manifeste davantage encore dans les « Proportions » ((1953-1954). Cette série propose des assemblages de bandes de papier colorées, moins austères que les « Surpeintures » et s’engageant dans une recherche qui a été rapprochée de celles des « Color fields » américains.
Il reste que l’exposition de la galerie Thaddeus Ropac nous permet d’appréhender aujourd’hui un moment rare dont la portée n’était peut-être pas concevable au temps de sa création.

Arnulf Reiner
Early work

7 Septembre au 12 Octobre 2019
Galerie Thaddaeus Ropac
7 Rue Debelleyme
75003 PARIS

Pour mémoire

Sayed Raza : la peinture est méditation

En ces derniers jours de juillet 2016 hantés par tant de moments tragiques, la disparition du peintre Sayed Raza à des milliers de kilomètres de Paris, où il vécut plus de quarante ans, passera peut-être inaperçue. Membre fondateur du Progressive Artists’ group (mouvement né après l’indépendance Indienne et qui ambitionnait de donner corps à un art contemporain indien), c’est hors de son pays que le peintre allait s’épanouir. Très attaché à la France après ses études à l’école nationale supérieure des beaux-arts de 1950 à 1953 puis son mariage avec l’artiste française Janine Mongillat décédée en 2002, Sayed Raza se partageait ainsi entre Paris et l’Inde. Ce sont bien ces racines indiennes qui ont marqué l’engagement artistique de ce peintre associé à l’Ecole de Paris. Cette assimilation ne semble guerre significative tant la marque de son œuvre témoigne d’une démarche spirituelle, philosophique personnelle enracinée dans la culture de son pays d’origine.

Sayed Haider RAZA Bindu Shanti, 2010, acrylique sur toile, 100 x 100 cm
Sayed Haider RAZA Bindu Shanti, 2010, acrylique sur toile, 100 x 100 cm

Ce n’est pas céder au cliché d’écrire que le jour où j’eus la chance de rencontrer Sazed Raza pour un entretien vidéo, c’est un sage de l’Inde qui se présenta au studio. Avec son histoire, sa culture, sa pensée et son art, l’artiste venait délivrer un message plutôt que donner une interview. Cet homme calme, aux gestes lents, déterminait par sa seule voix le rythme et le ton de l’entretien. Ce n’était pas un brillant communicateur, un tribun ou un polémiste qui s’exprimait. Il fallait écouter un sage venu de son Inde natale porter une parole, comme si tout cela était déjà prévu de longue date, écrit dans l’histoire du temps. Nul besoin, à la limite, de poser des questions. Sayed Raza savait ce qu’il fallait dire à cet endroit là, ce jour là. Pourquoi l’interrompre ? Sans connaître son interlocuteur il devait savoir déjà depuis longtemps déjà quelles seraient ses questions; celles-ci n’avaient d’ailleurs pas d’importance : Sayez Raza savait et parlait. Le Bindu, le Grand point Noir d’où naît la genèse de la création, d’abord la lumière, puis les formes et les couleurs, mais aussi les vibrations, l’énergie, le son, l’espace, le temps, tout cela est source de son œuvre. Quelle place occupe donc la peinture au sein de cet univers fait de pensée et de méditation ?
Installé à Paris et partageant l’aventure de l’art occidental, quelque chose lui manquait. Sayed Raza a le sentiment de ne pas se retrouver lui-même dans cette production. Dans les années Quatre-Vingt l’impérieuse nécessité de retrouver dans ses propres racines indiennes l’énergie créatrice se fait jour. Dès lors il part dans sa propre nuit, dit-il, à la recherche de cette lumière saisie entre le noir et le blanc, à travers la palette des couleurs déclinées dans un espace de formes géométriques tendant vers l’essentiel.

"L'arbre" 2008 Sayed Raza
« L’arbre » 2008 Sayed Raza

Il fallait repartir de ce point qu’un instituteur lui dessinait sur un mur blanc lorsqu’il avait sept ans en l’incitant à ne retenir que ce point : « On l’appelle bindu. Oublie tout, les oiseaux, les arbres, les leçons apprises. »
Quand les artistes occidentaux cherchaient eux aussi à remettre à plat l’histoire de la peinture, quand la volonté de repartir de zéro dans l’histoire de l’art obsédait les artistes européens, c’est au plus profond de cette culture indienne que Sazed Raza puise désormais les ressources du renouveau dans sa peinture.
A quatre vingt quatorze ans, avait-il trouvé la sérénité ? Assurément la jonction entre œuvre plastique et démarche spirituelle s’était opérée depuis déjà plus de trente années au cours desquelles les oeuvres témoignent de cette quête. A travers son témoignage perçait cependant un regret. Pour ce peintre reconnu internationalement, c’est la France qui semblait l’oublier et ne pas reconnaître en lui un artiste majeur.

Photos : Sayed Raza

Sayed Raza dans l’Encyclopédie audiovisuelle de l’art contemporain

Expositions

Jules Olitski, peintre des champs

Olitski Other Flesh-One,1972
Olitski Other Flesh-One,1972

Color Field Painting

C’est une page d’histoire que présente actuellement la galerie Daniel Templon à Paris avec les peintures des années soixante dix de Jules Olitski ( 1922-2007). Pour ce russe émigré très jeune aux États-Unis, le mouvement du Color Field Painting défendu par le critique américain Clément Greenberg devient le champ de son expérimentation car s’il pratique, lors de sa présence en France dans les années cinquante,  une peinture associée à la seconde école de Paris, son retour aux États-Unis marque le point de départ d’une remise en cause totale où il fait le choix de grands monochromes et rencontre Greenberg en 1958. Pour le critique,  « Il paraît établi que l’essence irréductible de la peinture la ramène à deux dimensions constitutives ou normes : la planéité et la délimitation de la planéité ». Succédant aux pionniers Barnett Newman, Mark Rothko, Clyfford Still, Olitski, avec Kenneth Noland, Morris Louis, représente la seconde génération de cette aventure. Mettant au point le processus de pulvérisation du pigment sur la toile à l’aide d’un pistolet, il applique désormais de nouvelles techniques : la couleur est étalée au chiffon, au racloir, appliquée au rouleau.
Après les tornades de Jackson Pollock dispersées sur la toile libre, les champs colorés d’Olitski redonnent une légitimité à la notion de tableau et celui-ci récupère un  aspect calme et serein. Pour Clément Greenberg  Olitski était alors le plus important peintre américain vivant depuis Pollock. Choisi pour la Biennale de Venise en 1966 il a été le premier artiste vivant à se voir offrir par le conservateur Henry Geldzahler  une exposition en 1969 au Metropolitan muséum de New York. Même en prenant en compte la rupture d’Olitski avec sa pratique de peintre dans le seconde école de Paris, des passerelles restent, semble-t-il, établies : vers 1960, le peintre français Olivier Debré rencontre aux États-Unis les maîtres de l’expressionnisme abstrait (Kline, Rothko, Olitski) et son œuvre sera influencée par la rencontre avec ces artistes. Certaines toiles d’Olitski exposées actuellement à Paris pourraient être comparées à celles d’Olivier Debré.

Yakusa - Four, 1972 Olitski
Yakusa – Four, 1972 Olitski

La planéité du tableau cède parfois à l’illusion de profondeur avec une trace discrète, une couleur. Difficile à restituer en photographie, la surface de ses toiles présente une matière travaillée par les techniques mises au point par le peintre et le plan s’apparente alors à une sorte d’épiderme. Si bien que le tableau ne cède pas à l’épuisement de la forme tel que le proclame le monochrome total.

A défaut d’aller au MOMA de New York pour revisiter les toiles d’Olitski ainsi que celles de tous les peintres du Color Field Painting, l’exposition à la galerie Templon donne l’occasion de se promener dans le champ calme de cet artiste peut-être moins connu  que Rohtko, Newman, Morris ou Noland mais dont  les toiles de cette période des années soixante dix offrent au regard une sensation apaisante où « la couleur est libérée de son contexte objectif et devient le sujet en lui-même ».

Photos: galerie Daniel Templon

Jules Olitski
Paintings from the Seventies
18 avril – 30 mai
Galerie Daniel Templon
30 rue Beaubourg
75003 Paris

Livres

La crise de l’art abstrait ?

Le titre de cette thèse de doctorat d’Hélène Trespeuch , « La crise de l’art abstrait , 
Récits et critique en France et aux Etats-Unis dans les années 1980″, cerne l’interrogation sur un moment de l’histoire de l’art. Le retour de la peinture figurative, l’avènement du post-moderne, la mutation du marché de l’art tant au plan national qu’international, toutes ces composantes ont changé la donne pour un art abstrait connu comme l’avancée la plus significative de la peinture. Il s’agit dont de revisiter cette période pour réévaluer son importance, sa place, son évolution.crise art abstrait

L’histoire d’une histoire

Dès l’instant que l’on précise que cette étude repose sur des sources multiples telles que les manuels d’histoire de l’art, des revues d’art majeures (Art press, October), ainsi que des catalogues d’expositions références, on comprend que ce n’est pas seulement l’histoire de l’art abstrait qui est en question mais  peut-être surtout l’histoire de l’histoire de l’art abstrait. Car le premier symptôme décrit par l’auteur concerne « Les années 1960 : les débuts d’une crise historiographique« .
L’histoire de l’art abstrait qui nous était racontée (inventée?) provenait en effet, jusque-là, surtout des artistes eux-mêmes avant que les critiques s’emparent de cette narration. Dans les années cinquante, Clement Greenberg aux Etats-Unis, Léon Degand, Charles Estienne, Michel Ragon, Michel Seuphor et Michel Tapié dessinent les contours de cette récriture. Lorsqu’aux Etats-Unis le Pop-Art  manifeste une rupture avec l’abstraction de l’école de New-York et, quand en France le Nouveau réalisme prend lui aussi ses distances avec la seconde école de Paris, on ne peut éluder la réflexion sur cette évolution.  En France, au-delà du raz de marée cinétique et lumino-cinétique, la véritable remise à plat de l’art abstrait sera davantage le fait de Supports-Surfaces et du groupe BMPT. Si on y ajoute le rejet plus général de la peinture, on comprend que l’évocation d’une crise n’est pas illégitime. Mais comme la mort de la peinture est toujours reportée au lendemain, il faut bien s’interroger alors sur la véritable place de l’art abstrait.

Au centre de l’art abstrait

Lorsque je rencontrai Michel Seuphor dans les années soixante dix, son appartement de l’avenue Emile Zola à Paris pouvait se revendiquer à l’époque comme le centre névralgique de l’art abstrait. Celui qui avait été l’ami proche et l’historiographe de Mondrian  apparaissait, avec son statut à la fois d’écrivain, de critique d’art, d’artiste, de commissaire d’expositions, comme le grand témoin de l’art abstrait. Déjà le  marchand et galeriste Aimé Maeght l’avait mis au pied du mur avec une proposition ferme:  » Les journaux ne disent que des imbécillités, on ne sait pas ce qui s’est passé, c’est vous qui le savez. Vous allez écrire un ouvrage sur l’histoire de l’art abstrait telle que vous la connaissez, telle que vous l’avez vécue. Je vous donne carte blanche, vous pouvez écrire ce que vous voulez. Liberté totale…Je vous donne trois minutes pour réfléchir et trois mois pour le faire. ».
Dans les années quatre-vingt et quatre-vingt dix ce temps est révolu. D’autres écrivains abordent sur un plan plus théorique l’art de leur temps.L’existence de la revue Tel Quel, l’apparition de noms comme ceux de Philippe Sollers, Marcelin Pleynet  entrainent une réévaluation de cette histoire. Il faut se plonger dans l’ouvrage d’Hélène Trespeuch pour appréhender tous les aspects de cette réécriture de l’histoire de l’art abstrait.

La crise d’une histoire

Au-delà du sujet évoqué dans cet ouvrage dense, il reste que la question peut-être décisive reste la suivante : qu’est-ce que l’histoire de l’art ?  Est-elle le fait des artistes eux-même? On pourrait trouver saugrenu que la réponse soit non. Les artistes créent des œuvres, font avancer le questionnement sur la peinture et l’art en général. Pourtant tout semble indiquer que l’Histoire se constitue comme une narration produite par d’autres acteurs. A l’évidence les critiques d’art ont leur part à travers leurs textes analytiques et théoriques sur la production des artistes. Mais également les commissaires d’exposition qui conçoivent des expositions destinées à éclairer les visiteurs sur  tel mouvement produisent un travail de réflexion participant à l’écriture de cette histoire. L’auteur rappelle l’exposition « La couleur seule, l’expérience du monochrome » à Lyon en 1988 qui, de Malevitch à Robert Ryman, retrace un pan important de ce mouvement aux contours mouvants.
Si bien que la crise de l’art abstrait, vue à travers le prisme de ses médiateurs, s’apparente à la crise d’une histoire que les hommes construisent pour tenter de donner un sens à la vie de l’art à travers le temps. C’est alors davantage la crise de l’histoire de l’art abstrait qui serait en cause.

La crise de l’art abstrait ,
Récits et critique en France et aux Etats-Unis dans les années 1980

Hélène Trespeuch
Presses Universitaires Rennes 2014

Expositions

Not Vital : abstraction faite de la figure

Head   Not vital 2014
Head Not vital 2014

Heads

Sous le pseudonyme de Not Vital se cache un artiste d’origine Suisse qui se partage entre les États-Unis, le Niger, l’Italie et la Chine, ainsi que la Suisse. Les sculptures présentées actuellement à la galerie Thaddaeus Ropac à Paris imposent, dans l’espace blanc de la galerie, une présence puissante. Depuis qu’il a ouvert un atelier en Chine en 2008,  nous dit-on, le travail de l’artiste a connu une inflexion avec notamment une suite de portraits peints qui semble annoncer les sculptures exposées à la galerie.  » L’artiste trouve simplement ses modèles parmi les personnes qui composent son quotidien : ses assistants, ses amis et collègues dans le village d’artistes de Caochangdi, au nord-est de Pékin. »
Mais très vite à l’examen des œuvres, la question du portrait pose une toute autre interrogation que celle de l’identification. Car l’extrême dépouillement des formes réduit la représentation anthropomorphe à une infime référence figurative.
Le spectateur se retrouve égaré dans la réflection des surfaces noires brillantes, perturbant la vision que l’on tente de ramener à une figuration qui s’esquive dès que l’on contourne la pièce. Le photographe, lui, ne peut qu’être piégé dans ce miroir auquel il ne peut échapper, l’obligeant à garder ses distances.

"L'enfant qui pleure" Brancusi 1911
« L’enfant qui pleure » Brancusi 1911

Cette quête de l’essentiel  oblige la réflexion à revisiter le parcours de Brancusi  avec ici l’exemple de « L’enfant qui pleure » (1911). Déjà cette réduction magistrale de la figure à l’essence même de sa représentation  signalait sa source dans les œuvres égyptiennes et grecques.

Figuration sur le fil

En poussant à l’ultime limite sa recherche sur cette réduction formelle, la figure chez Not Vital  ne tient plus qu’à un fil et,dans le même temps, sa présence n’en est que plus marquante pour le spectateur car c’est lui qui recompose la forme humaine à partir d’un volume qui pourtant lui échappe.
Dans ces conditions, existe-t-il une frontière entre figuration et abstraction ?
Les sombres monolithes que propose Not Vital ne sont pas des objets sculptés non identifiés. Il sont bien, à notre regard défendant, l’expression de têtes pour lesquelles  l’artiste revendique la référence à un modèle humain. La bascule entre figuration et abstraction ne serait donc pas dans l’objet qui nous est proposé mais peut-être seulement dans la projection que nous y portons. Selon les uns ou les autres,  un rond noir sur une feuille blanche peut être un œuvre abstraite ou … un trou dans la banquise.

Voir et regarder

Not Vital joue avec une extrême finesse sur notre aptitude à utiliser la vision. Est-ce que nous voyons ou est-ce que nous regardons son œuvre ? La regarder fait entrer en jeu une considération, celle qui ramène cette captation dans le champ du connu et de la figure. La voir est peut-être plus difficile : appréhender ce que l’artiste a décelé dans cette relation à l’autre, depuis la sculpture de trois mille ans avant J.C.  jusqu’à Brancusi puis aujourd’hui à Not Vital, cette constante insaisissable qui échappe à la définition verbale ou plastique.

Not Vital Heads
22 mai 2014 – 24 juin 2014
Paris Marais
7 RUE Debelleyme
75003 PARIS

Pour mémoire

Chu Teh Chun : le pays où l’on n’arrive jamais

Zao et Chu

Le peintre Chu Teh Chun vient de disparaître le mois dernier. Son décès aura suivi à quelques jours près, celui de Zao wou ki , un an plus tôt. Et c’est ce parallélisme étonnant avec son illustre confrère qui marque cette vie. Chu Teh Chun est né en Chine comme Zao wou ki,  en 1920 également.
Zao wou ki s’installe en France en 1948. Chu Teh Chun prend lui aussi la direction  pour la France en 1955. De Marseille, il arrive à Paris où il s’installe. Les deux peintres ont engagé leur œuvre dans la mouvance du paysagisme abstrait qui les rassemble. Près d’un demi-siècle plus tard, ils se retrouvent tous les deux sous la coupole de l’ Académie, dans la section peinture de l’Académie des Beaux-Arts. Cette fois c’est Chu Teh Chun, grand ami du sculpteur  Albert Féraud déjà membre de l’Institut, qui a précédé Zao Wou Ki de quelques années. Voilà beaucoup de similitudes qui ont dû interpeller chacun d’eux tout au long de leur existence. La grande notoriété de Zao wou Ki l’a placé au premier plan de cette peinture lyrique, dont la galerie du Jeu de Paume à Paris avait présenté des œuvres remarquables dans la dernière exposition de peinture de cette salle. L’œuvre de Chu Teh Chun est moins universellement connue. Pourtant l’histoire du peintre est marquante.

Chu Teh Chun en 1997
Chu Teh Chun en 1997

La longue marche de l’abstraction

De 1956 à 1961 Chu Teh Chun  rencontre ses premiers succès à Paris et dès 1964 sa réputation s’étend à l’étranger à l’occasion d’expositions au Carnegie Art Muséum, à Pittsburgh, Jérusalem, Athènes, et en 1969, à la Biennale de Sao Paulo. En 1976, il renoue avec la calligraphie qu’il a pratiquée dans sa jeunesse. En 1983 Chu Teh Chun retrouve son pays d’origine qu’il n’a pas revu depuis vingt huit ans. Pendant toutes ces années, il n’a eu aucune information sur ses proches. Ses parents étant décédés, seul lui reste un frère avec lequel il n’a renoué que peu de temps avant son voyage. Le peintre n’ignore pas que dans son pays l’abstraction est bannie. Comme pour Zao Wou ki , il faudra attendre pour montrer son œuvre.
C’est en 1987 que le musée national d’Histoire de Taipei organise une grande exposition rétrospective de son œuvre, lui permettant ainsi, pour la première fois depuis trente-deux ans qu’il a quitté son pays, de montrer cette longue marche dans l’abstraction. En 2010 une rétrospective lui est consacré à l’âge de quatre vingt dix ans, au Musée national de Chine à Pékin.

La foret blanche II” 1987 Chu Teh Chun
La foret blanche II” 1987 Chu Teh Chun

Dans cet univers que l’on tente de définir entre abstraction lyrique et paysagisme abstrait, Chu Teh Chun aura tracé une voie propre pour laquelle le critique Pierre Cabanne écrivait:

« Chu Teh Chun a créé un pays où l’on n’arrive jamais si ce n’est dans ses tableaux; il est fait de ses émotions, de ses découvertes, de ses surprises, de ses inquiétudes aussi, autantr de sentiments qui saisissent celui qui s’ engage dans ces paysages qu’il ne connaît pas. (…). Il habite maintenant ce pays ».

Photo Chu Teh Chun : Encyclopédie audiovisuelle de l’art contemporain

Chu Teh Chun dans l’Encyclopédie audiovisuelle de l’art contemporain