
Le blog des Chroniques du Chapeau noir poursuit la publication de « Seuphor, libre comme l’art », écrit par Claude Guibert sur la vie de l’écrivain, historien et artiste Michel Seuphor (1901-1999), de son vrai nom Fernand Berckelaers. Ce livre a été écrit en 2008 et sera publié intégralement à raison de quelques pages par publication, une fois par semaine.
Publication N° 66
Monte Verità
Dans le courant de l’année, Seuphor rend visite en Suisse, à son ami Jean Arp. Depuis qu’en 1915, Arp s’est réfugié à Zurich où il a rencontré sa future femme Sophie Taeuber, la Suisse est un peu une deuxième patrie. Il a participé en 1916 à la fondation du Cabaret Voltaire, berceau du mouvement Dada aux côtés de Hugo Ball, Richard Huelsenbeck, Tristan Tzara, Marcel Janco, Hans Richter. Conférences, récitals, musique spontanée et plus tard poèmes simultanés célèbrent le non-sens. Les artistes expriment leur révolte contre l’ordre bourgeois, les massacres de la guerre et l’esthétique académique. L’art est utilisé comme un instrument de subversion pour transformer la vie, combattre la folie des hommes et les réconcilier avec l’ordre naturel. Avec beaucoup de ses amis dadaïstes, Arp a connu l’expérience de Monte Verità à partir de 1918.
Au centre de l’Europe, à la frontière entre la Suisse et l’Italie, ce lieu hors du temps, loin des tensions du monde, attira tous ceux qui cherchaient à réinventer la vie des hommes. Au nord du Lac Majeur, séparée de Locarno par le cours paisible de la Maggia, Ascona somnole au pied d’une colline dominant la cité, le Monte Verità. C’est sur ce promontoire que s’implanta une colonie d’intellectuels et d’artistes libertaires autour du poète et prophète naturaliste Gustav Arthur Gräser, pacifiste au physique de chevalier teutonique. De toute l’Europe se retrouvèrent des théosophes, des anarchistes, des végétariens, des danseurs, des écrivains. Ce vivier n’ambitionnait pas seulement de penser ce monde nouveau mais de l’appliquer immédiatement. Tout ce qui pouvait s’opposer aux standards de la vie de l’époque s’y concentra : le retour à la nature, la pensée orientale, la nourriture végétarienne, le socialisme libertaire et les relations sexuelles libres. La plupart des membres du Bauhaus ont séjourné à Monte Verità : Albers, Breuer, Bayer, Gropius, Moholy-Nagy, Klee, des membres du mouvement Dada : Arp, Hugo Ball, Hennings, Richter, le leader du mouvement ouvrier hollandais Ferdinand Domela Nieuwenhuis et son fils César Domela peintre constructiviste, des psychiatres : Otto Gross, Else Lasker-Schüler, René Schikele et Carl Gustav Jung, des écrivains dont Ivan Goll, la danseuse Isadora Duncan, bien d’autres encore. Sur ce territoire hors du monde, le quotidien s’écoulait paisiblement Il n’y avait ni eau ni électricité, ni route, mais des palmiers et des châtaigniers en abondance. La vie nouvelle s’inventait sur des bases inexplorées, macrobiotique et naturiste, anthroposophe et égalitaire. Chacun vivait là comme il l’entendait. Les vêtements se composaient, pour les hommes, d’une sorte de tunique très courte en étoffe poreuse, d’un caleçon et de sandales. Les femmes arboraient des draperies vagues. Hommes et femmes vivaient souvent nus dans ce paysage grandiose, se consacrant au jardinage, à la musique, au sport. Claire, la compagne d’ Ivan Goll, conservera la nostalgie de ce lieu :

– « L’atmosphère de Zurich n’incitait pas au travail. Trop d’amis, trop de sollicitations, une vie de café passionnante mais superficielle. Ascona était un monastère où dans le calme et sous un ciel tranquille, le travail est facile. » 1
– « A Ascona, explique Arp, je dessinais (…) des branches, des racines, des herbes, des pierres (…). Je les simplifiais et j’unissais leur nature par des symboles ovales en mouvement exprimant la métamorphose et le devenir du corps. »
En 1923, le Monte Verità est vendu aux artistes Werner Ackermann Hugo Wilkens et Max Bethke, qui le transforment partiellement en colonie d’artistes expressionnistes. Des fêtes costumées et nombre d’activités artistiques en font un centre d’attraction pour l’avant-garde culturelle. Cependant des difficultés financières mettent un terme à l’entreprise deux ans plus tard. Jusqu’en 1926, vécurent mêlées sur cette colline des utopies de toutes natures.
En 1950 quand Seuphor lui rend visite, Monte Vérità n’est plus qu’un lieu de mémoire. Arp a trouvé, au pied de la colline, près des rives de la Maggia, une résidence personnelle. Plus de trente ans se sont écoulées depuis l’époque de cette « montagne magique » où Arp vivait dans un de ces pavillons de bois rustiques de dimensions différentes construits sur tous les points de la montagne.
New York : sur les traces de Mondrian
Fin 1950, Seuphor se rend à New York pour entreprendre ses recherches sur Mondrian. De la maison en ruines d’Anduze aux rues de New York, le contraste ne peut que saisir le visiteur ébloui. Surtout, il y découvre un art nouveau, inconnu en Europe. Fritz Glarner, fréquenté à Menton, l’accueille chez lui dans la soixante et onzième rue de New York pendant la plus grande partie de son séjour de deux mois. Introduit facilement de la sorte dans le milieu artistique New-yorkais, il multiplie les visites dans de nombreuses réceptions et vernissages. Glarner lui sert de guide et les relations avec tous les artistes sont simples et chaleureuses. Seuphor retrouve l’enthousiasme de ses vingt ans, lorsque, à Berlin, toutes les portes s’ouvraient pour lui. Assurément, c’est bien un nouveau continent qu’il aborde. C’est un autre monde de l’art qu’il approche. En Amérique, si les jeunes peintres intègrent les acquis de l’Europe , ils inventent désormais leur propre art.
Dans ce milieu New-yorkais, un personnage se révèle incontournable : Sidney Janis. Après une expérience, très jeune, de danseur professionnel, Janis devient fabriquant de vêtements, et bâtit sa fortune avec sa société M’Lord qui connaît un grand succès en proposant un nouveau type de chemises. L’homme est amateur d’art. Le couple organise des voyages annuels à Paris, où ils rencontrent Mondrian, Picasso, Léger, Brancusi notamment. Dès le début des années 1930, Janis achète un certain nombre de grandes œuvres de Picasso, Matisse, Dali, Mondrian. Quand il ouvre sa galerie d’art à New York en 1948, celle-ci prend rapidement de l’importance, car il présente à la fois les tenants de l’expressionnisme abstrait et les artistes européens incontournables : Pierre Bonnard, Paul Klee, Joan Miró, et Piet Mondrian. En 1939, devenu président du Museum of Modern Art à New York , il se sépare de sa société de chemises pour se consacrer à l’écriture sur l’art. Lorsqu’au début 1951 Seuphor le rencontre, la galerie se pose en référence pour l’avant-garde.
1 http://www.upd.unibe.ch/research/symposien/HA11/monteverita2.html