
2021

Libre comme l'art, chapeau noir se promène dans l'art du temps, les ateliers, expositions, manifestations, médias, livres.
Quand la manifestation dans l’espace public mobilise aussi bien la performance des artistes que l’action politique ou syndicale, la frontière entre les deux modes d’expression se révèle parfois ténue.
Lors de la marche pour le climat à Paris, les militants de l’organisation ANV COP21 ont exposé ce dimanche 8 Décembre cent portraits présidentiels d’Emmanuel Macron décrochés pour dénoncer “l’inaction climatique” du gouvernement. Tout en scandant “Nous sommes toutes et tous décrocheurs de portraits”, les participants ont brandi ces portraits du chef de l’État à l’envers. Ce jeu de subversion des images auquel se juxtaposait le principe d’accumulation conférait, je crois, à cette initiative l’aspect d’une performance artistique au-delà de sa vocation politique.
Ce même 8 décembre un mouvement syndical dans le domaine hospitalier se joignait à la manifestation pour dénoncer à la fois les conditions de travail dans les hôpitaux et les blessures et mutilations dont ont été victimes certains manifestants. Les cotons tiges géants portés par les agents hospitaliers avaient pour mission, j’imagine, de déboucher les oreilles des gouvernants sourds à leurs revendications.
Ce principe d’objets surdimensionnés n’est pas sans rappeler celui du Pop-art avec ces cotons tiges gigantesques. Les blouses blanches des manifestants ne pouvaient qu’accentuer la dimension plastique d’une initiative inscrite dans une démarche de revendication syndicale et politique. La manifestation syndicale prend alors l’aspect d’un happening qu’il est tentant de rapprocher de la performance artistique.
Cette dualité se retrouve dans les propositions des artistes depuis de nombreuses années.
Fred Forest
On ne peut pas ne pas évoquer la performance historique de Fred Forest en 1973 à Sao Polo. Organisant un défilé de pancartes … blanches dans les rues de la ville, l’absence de message revendicatif se révéla plus fort que les slogans potentiels.
L ’artiste fort du statut acquis lors de la XII Biennale, critique le régime militaire en place avec cette manifestation dans les rues de Sao Paulo et dénonce l’atteinte aux libertés fondamentales. L’appui des médias et la complicité active des artistes et des intellectuels brésiliens en fera un événement international.. C’en était trop. Cette fois, Fred Forest a bien été cerné… par la police militaire. Il sera conduit et interrogé au DOPS (département de la police politique) durant quatre heures. La performance artistique acquiert, dans le contexte du lieu et de l’époque, une dimension politique militante.
« Zero Demo »
Quand l’artiste Hongrois Endre Tót, organise, au début des années 80, des manifestations sans slogan comme « Zero Demo » , à Viersen, en Allermagne (1980), la performance artistique dans laquelle les participants brandissent des panneaux blancs seulement remplis du chiffre zéro, cette même proximité entre l’acte artistique et la revendication politique se vérifie.
« La révolution des couleurs »
En avril 2016, la Macédoine a commencé la « Révolution de couleurs ». « Plutôt que des piquets, des flammes et des routes bloquées, les manifestants macédoniens ont décidé de s’armer de pistolets à peinture et de ballons. » Les manifestants réclamaient le report des élections , la démission du président Gjorge Ivanov. La révolution des couleurs, associant l’engagement militant et le geste artistique, privilégie alors l’usage perturbateur de la peinture plutôt que pavés, boulons, objets divers susceptibles d’être meurtriers.
Le 18 mai, sous la pression de l’opposition, de l’ Union européenne, et sûrement un peu de la révolution des couleurs, le Parlement macédonien a voté le report des élections. Cette fois l’action politique et la stratégie artistique se sont conjugués pour faire de l’espace public le lieu historique de la performance.
Hudson Yards Vessel
A proximité de l’incroyable SHED, inauguré quelques semaines plus tard en haut de la High Line dans Manhattan, le Vessel n’a pas fini de faire parler de lui. A peine ouverte cette construction singulière attire jour après jour un public considérable. Hudson Yards Vessel, désigné également sous le nom de New York’s Staircase, est une création originale du designer britannique Thomas Heatherwick. De quoi s’agit-il ?
Le Vessel, avec ses cent cinquante quatre escaliers, vous invite à gravir ses deux mille cinq cents marches pour vous mener … nulle part. Dire qu’il propose un point de vue panoramique sur ce quartier d’Hudson Yards en totalement rénovation depuis quelques années ne correspond même pas vraiment à la réalité. Il est, en effet, cerné par les gratte-ciel qui le dominent aisément. Non, le véritable enjeu de cette architecture indéfinissable semble se situer davantage à l’intérieur même de la structure. Car, par milliers et bientôt par millions, les visiteurs n’en finissent pas de mitrailler sous toutes les coutures l’étrange enchevêtrement de ces modules d’escaliers fabriqués en Italie. Chacun de nous, appareil photo en main, ne peut que se convaincre de sa capacité à obtenir, à tout moment, « la » photo exceptionnelle, unique.. que cinq mille autres avant lui et cinq mille autres après auront saisi dans l’instant privilégié de cette errance au sein du Vessel
Pour cet objet singulier, lisse, exempt de tout argument culturel, on pourrait penser cependant à ces dessins de Maurits Cornelis Escher dont les perspectives improbables perturbent notre vision. Des files de gens montent et descendent des escaliers dans des boucles infinies, sur une construction qui, bien qu’impossible à construire, peut être dessinée en utilisant des astuces de perspective. Le Vessel n’était pas impossible à construire. Pour autant les cadrages de la photographie permettent de jouer sur ce réel pour le rendre complexe, difficile à lire, et finalement jouer sur cette magie du cadre afin que le spectateur s’y perde. Au centre de cette installation, (au rez de chaussée), les visiteurs se bousculent pour poser leur Iphone au centre d’un cercle repéré, rédirigé vers le ciel et obtenir cette photo en perspective cylindrique tellement unique et tellement partagée par des milliers de photographes
S’il fallait tenter de trouver une fonction à cet édifice comparable à nul autre, c’est l’idée du piège qui me semblerait le plus judicieux. Comme dans les pièges à insectes, les photographes s’engouffrent dans ce volume tentateur, se grisent à la vue des perspectives, des angles, des cadres possibles et se livrent à une débauche de clichés tous plus originaux les uns que les autres et tous si semblables à ceux de leurs voisins. Ebloui, groggy, le visiteur photographe retrouve la terre ferme avec le sentiment du devoir accompli. Dans l’univers vertical d’Hudson Yards, le Vessel lui aura donné quelques instant le sentiment d’avoir traversé un espace d’exception promis à un engouement durable.
Photos de l’auteur
Le Vessel
20 Hudson Yards, New York,
NY 10001,
« Boulevard des Italiens »
Cette fois Gérard Fromanger a franchi le pas dans sa célèbre série « Boulevard des Italiens » (1971) : de la ville toujours présente en toile de fond de sa série il ne reste rien. Seul tableau de cette ensemble de trente toiles « Partout » laisse place nette à ces silhouettes rouges qui ont définitivement marqué le basculement de son œuvre dans ce qui n’est plus une simple figuration pour accéder à ce que le journaliste de « Monde » Harry Bellet désignait comme les prémices d’un art conceptuel.
Pour mémoire l’histoire de cette série commence à Paris entre 12 heures 30 et 13 heures ce vendredi 5 février 1971. De l’Opéra à Richelieu Drouot par le boulevard des Italiens, le peintre et le photographe de presse Elie Kagan réalisent un reportage photographique. Gérard Fromanger, après avoir transféré les clichés noir et blanc d’Elie Kagan en diapositives, projette sur l’écran de la toile blanche cet instantané quelconque, ce moment banal prélevé sur une journée ordinaire où rien ne se passe, où seules les silhouettes des personnages vont changer de statut avec l’aplat de peinture rouge que le peintre décide ce jour-là de fixer sur la toile. Pourtant ce réel existe. La photo d’origine montre ces piétons sur le boulevard des Italiens près de quelques voitures en stationnement avec en arrière plan les immeubles du boulevard.
Mais cette fois, avec le choix de l’artiste, le concept prend le pas sur la figuration, l’idée prime sur la représentation. Désormais, avec cette stratégie des couleurs Gérard Fromanger place sa peinture dans cet espace nouveau (nous sommes en 1971) qui va marquer définitivement son œuvre.
On sait que les trente toiles de la série Boulevard des Italiens constitue un ensemble indissociable, décrivant, d’une toile à la suivante, la totalité du spectre lumineux décomposé naturellement dans l’arc en ciel puis scientifiquement parle physicien Newton. « Partout », irradiant avec le blanc la totalité du spectre, situe cette œuvre comme l’ultime étape de la couleur, celle qui les réunit toutes et entérine l’accession des figures au statut de concept.
Lorsque cette série bénéficie d’un accrochage linéaire (Ici au musée de l’Hospice Saint-Roch à Issoudun), elle se révèle comme le lieu géométrique d’une œuvre totalement dédiée à cette stratégie de la couleur.
Désormais la figuration de Gérard Fromanger laisse place à un travail radical sur l’image, « Images prélevées comme une pellicule sur le mouvement anonyme de ce qui se passe» écrit Michel Foucault au sujet des peintres de la Figuration Narrative.
Avec ce point de non retour, Gérard Fromanger offre à l’écrivain Alain Jouffroy l’occasion de proposer sa propre lecture sur chaque tableau de la série. Près de cinquante ans plus tard,les mots d’Alain Jouffroy apparaissent toujours aussi actuels : « Ils sont ouvriers, employés, travailleurs, fainéants, petits-bourgeois, petits commerçants, petits paysans. Petits oui, mais si nombreux qu’ils éclipsent par leur nombre, par leur identique manière d’aller quelque part, ou nulle part, la Ville, le monde où ils vivent provisoirement.(…) Il y a toujours quelqu’un.Il y a toujours des gens, il y a toujours des corps, des sexes, des regards, des voix. Leur dictature sans gouvernement est notre seule liberté. Partout ».
Gérard Fromanger dans l’Encyclopédie audiovisuelle de l’art contemporain
Gérard Fromanger
« Annoncez la couleur ! »
Du 16 février au 12 mai 2019
Musée de l’Hospice Saint-Roch
Issoudun
Depuis le début de cette année, les évocations n’auront pas manqué pour commémorer la turbulente année 1968. A Paris comme en province, les expositions, émissions de télévision, colloques, débats ont décliné ce cinquantenaire de mai 68 sous tous ses aspects politiques, culturels, artistiques.
C’est cependant une petite musique particulière que fait entendre l’exposition de la médiathèque Michel Crépeau à La Rochelle en ces mois d’été.
« Sous la plage, les pavés », prend comme argument l’oeuvre du dessinateur de presse Tetsu (1913-2008) pour nous faire (re)vivre la France à la veille de mai 68.
De 1955 aux années quatre vingt, cet ancien peintre devenu dessinateur a multiplié ses créations dans de nombreux titres de presse (Ici paris, France Dimanche, Jours de France, VSD etc..). Mais, au-delà de cette exposition monographique, c’est plus encore l’évocation des années soixante que nous fait entendre cette petite mélodie de la nostalgie pour ceux qui ont baigné dans cette ambiance sommes toutes empreinte d’une certaine insouciance.
Cette « psychanalyse du banal », expression appliquée à l’oeuvre de Tetsu, s’entoure ainsi des décors de ces années dont la jeune génération n’a pas connu les pénuries, les rationnements. La guerre d’Algérie est finie et les attentats sporadiques de l’O.A.S. n’ont pas encore induit un univers sécuritaire comparable à celui de nos années actuelles.
C’est au cours de ces années soixante, alors que les pavés n’ont pas encore surgi sous le sable, la classe moyenne, brocardée sans agressivité par Testu, peut rêver aux vacances dans un pays en croissance, au chômage réduit. Les rapports entre les femmes et les hommes ne sont pas vus comme un affrontement sans merci et la séduction des jeunes femmes n’est pas perçue comme un coupable asservissement à la domination masculine.
Avec le recul, et au-delà du regard nostalgique sur les objets mythiques de ces années (dont le fameux Teppaz sur lequel on découvre le rock puis ses succédanés européens), ce qui frappe, me semble-t-il, c’est la non visibilité des secousses qui bouleverseront la société française très bientôt. Les signes avant-coureurs de mai 68 ne deviennent sensibles qu’au début de cette année référence. Comment est-on passé de la tranquille insouciance (du moins apparente) exprimée par les dessins de Testu à la contestation radicale d’une société trop sereine, trop sûre de ses valeurs ?
L’exposition de la médiathèque Michel Crépeau relate ce mélange singulier entre les témoignages d’une société qui n’affronte pas encore les tensions et les remises en question et l’apparition de ce qui reste, aujourd’hui encore, comme la trace ineffaçable de sa critique.
La génération de l’après-guerre, qui a fait exploser la courbe démographique dès 1946, a ainsi fourni à la société française à la fois les composantes de ses valeurs de consommation triomphante et les germes de sa propre contestation.
Photos de l’auteur
« Sous la plage, les pavés »
2 juillet-29 septembre 2018
Médiathèque Michel Crépeau
Avenue Michel-Crépeau
La Rochelle
A quoi ressemblera l’année 2018 ? Parmi tous les indices qui peuvent alimenter cette interrogation, nul doute que l’évocation de deux commémorations ne passera pas inaperçue. Le cinquantenaire de mai 68 replace aujourd’hui cette période agitée dans une perspective historique pour beaucoup et une nostalgie persistante pour ceux qui l’ont vécue. Plus discret l’anniversaire de la mort de Marcel Duchamp peut également offrir une réflexion à notre regard sur l’art du temps.
L’intrusion de mai 68 dans le domaine de l’art a bien dépassé le seul cadre de l’espace artistique pour envahir l’imagerie populaire.
Les affiches de mai
Le 8 mai 1968, à l’initiative des élèves architectes, un comité de grève se constitue à l’École des beaux-arts de Paris. Des artistes du Salon de la Jeune Peinture, comme Gilles Aillaud, Eduardo Arroyo, Francis Biras, Pierre Buraglio, Gérard Fromanger, Bernard Rancillac ou Gérard Tisserand et des membres de différentes tendances ou courants de gauche et d’ extrême gauche organisent le mouvement : assemblée générale journalière, discussions, décisions collégiales … Le 14 mai, étudiants et artistes impriment une première affiche en lithographie à trente exemplaires “Usines, Universités, Union”. Le même jour, le peintre Guy de Rougemont et le sérigraphe Éric Seydoux, qui maîtrisent cette technique de la sérigraphie, sont chargés de mettre en place un atelier et initient étudiants et artistes à cette technique nouvelle qui permet d’imprimer plus rapidement que la lithographie. La totalité des affiches imprimées atteindra le million.
Pour les artistes, cette période d’activité intense, aura durablement influencé l’implication de leur peinture dans une prise de responsabilité au regard du monde réel. « Les artistes ne sont même plus dans leurs ateliers, ils ne travaillent plus, ils ne peuvent plus peindre parce que le réel est beaucoup plus puissant que toutes leurs inventions » témoigne Gérard Fromanger.
« Vivre et laisser mourir ou la fin tragique de Marcel Duchamp ».
En mai 1968 il ne reste plus à Marcel Duchamp que quelques mois à vivre. Déjà certains peintres de la Figuration narrative l’ont tué symboliquement une première fois. En 1965, trois artistes qui ont l’habitude de travailler ensemble à des œuvres collectives, Gilles Aillaud, Eduardo Arroyo et Antonio Recalcati, réalisent une série de huit grandes peintures intitulées « Vivre et laisser mourir ou la fin tragique de Marcel Duchamp ». La série figure une scène d’interrogatoire policier qui tourne mal, interrompue par trois copies des œuvres les plus célèbres de Duchamp, le Nu descendant l’escalier (1912), l’urinoir intitulé Fontaine (1917), et le Grand Verre (1915-1923).
On voit l’un des trois peintres en train de frapper Duchamp, ce dernier inanimé sur un fauteuil puis jeté nu dans un escalier. La séquence se termine par un enterrement avec drapeau américain sur le cercueil et, pour tenir les cordons du poêle, trois protagonistes du Nouveau réalisme français et trois autres du Pop américain.
Cinquante ans après la mort de Duchamp et les soubresauts de mai 68, l’art du temps a beaucoup changé. La peinture n’a pas tué Duchamp. Duchamp n’a pas tué la peinture. Pour autant le monde de l’art a connu un bouleversement radical. Ce qui est désigné pudiquement sous le terme de mondialisation a ouvert un champ libre au luxe planétaire s’octroyant les attributs de la culture et de l’art.
C’est à ce réel là que les artistes se retrouvent confrontés aujourd’hui.
En ce début d’année, un petit coup de coeur et un coup de chapeau qui ne relève pas d’une actualité mais donne l’occasion de porter un regard en gros plan sur le « moment » d’une oeuvre.
Lorsque la rétrospective Gérard Fromanger s’ouvre au Centre Pompidou de Paris en 2016, le critique Harry Bellet écrit notamment : « Il s’agit là d’un projet qui a tous les prémices de l’art conceptuel ». Harry Bellet (« Gérard Fromanger voit le monde en peinture ») Le Monde, 25 février 2016.
« Boulevard des Italiens »
Cette phrase, qui ne fait pas l’objet d’une explication plus précise dans l’article du journaliste mérite que l’on s’arrête un instant pour tenter de développer cette proposition.En 1971 Gérard Fromanger produit une série « Boulevard des Italiens » qui apparaît, avec le recul, comme un moment décisif dans son parcours.
De l’Opéra à Richelieu Drouot par le boulevard des Italiens à Paris entre 12 heures 30 et 13 heures ce vendredi 5 février 1971, le peintre Gérard Fromanger et le photographe de presse Elie Kagan réalisent un reportage photographique. Sur le boulevard des Italiens ce sont des scènes banales, sans point de vue particulier qui sont captées. C’est à partir de ces photos que Fromanger, après avoir transféré les clichés en diapositives, projette sur l’écran de la toile blanche ces instantanés ordinaires et peint une série de vingt cinq tableaux exposée au Musée d’Art Moderne de la ville de Paris en 1971-1972. L’écrivain Alain Jouffroy écrit alors un texte pour chaque tableau.
Une de ces toiles s’intitule « Rien ». Elle peut être observée avec le regard littéraire d’un Alain Jouffroy qui projette sur cette toile sa narration personnelle : » Je vous le disais : Il ne se passe absolument rien. Tout est normal, la situation est excellente, nous traversons toujours les clous, chaque seconde dure un siècle, pas une seule voiture à l’horizon, Paris est déserte. Je respire, II fait frais, le printemps va bientôt commencer, plus qu’un mois ou deux a patienter. Je regarde la femme que j’ai vue tout à l’heure de dos. Elle m’a jeté un coup d’œil. Peut-être souhaite-t-elle, secrètement, que |e lui parle, elle n’osera jamais prendre d’initiative, allons-y. Dites-moi, mademoiselle, ne trouvez-vous pas que le boulevard des Italiens est le plus bel endroit du monde, puisque nous nous y trouvons par hasard ensemble? « . Puis l’écrivain poursuit dans ce rêve personnel que lui inspire le peintre.
Mais revenons à la phrase d’Harrry Bellet : « Il s’agit là d’un projet qui a tous les prémices de l’art conceptuel ». Ce moment décisif dont n’est peut-être pas conscient l’artiste au moment où il crée cette série mérite d’être analysé dans cette relation entre photographie et peinture qui engage Fromanger dans une stratégie nouvelle, inédite.
« Rien »
Ce qui aurait pu être une reproduction figurative du réel (Ces « images prélevées comme une pellicule sur le mouvement anonyme de ce qui se passe » écrit le philosophe Michel Foucault) devient alors un choix opérant par réduction des couleurs entre paysage et personnages. De la palette chromatique il ne reste plus que le jaune et le rouge sur la toile blanche. Le concept prend le pas sur la figuration, l’idée prime sur la représentation, plus particulièrement dans « Rien » , ou seuls deux plans chromatiques subsistent. Désormais, avec cette stratégie des couleurs Gérard Fromanger place sa peinture dans cet espace nouveau (nous sommes en 1971) qui va marquer définitivement son œuvre même si certaines séries ultérieures peuvent donner le sentiment d’aller vers d’autres préoccupations.
L’œuvre de Gérard Fromanger, au détour d’une série qui reposait sur ce passage de la photographie dans la peinture, acquiert à ce moment un statut nouveau qui, éloignant le peintre des voies historiques connues de la peinture, lui fait ouvrir de nouvelles pratiques.
Photo de l’auteur
Gérard Fromanger dans l’Encyclopédie audiovisuelle de l’art contemporain
Avec sa stature imposante, son caractère affirmé, son énergie toujours renouvelée, l’artiste américaine Sheila Hicks peut difficilement laisser croire qu’elle porte ses quatre-vingt trois ans. Et cette année 2017 lui offre l’occasion de manifester son étonnante vitalité dans une réalisation new-yorkaise pour cette artiste installée en France depuis plus de cinquante ans.
« Hop, Skip, Jump et Fly : Escape From Gravity »
La High Line connue aussi sous le nom de High Line Park, parc linéaire urbain suspendu de l’arrondissement de Manhattan à New York, se déploie depuis une dizaine d’années sur une ligne désaffectée des anciennes voies ferrées aériennes du Lower West Side. Inspirée de la Coulée verte René Dumont, parc linéaire du 12e arrondissement de Paris, créé en 1993, la High Line a été redessinée et plantée en voie verte et parc de sentier ferroviaire. Si quelques artistes ont été invités à signaler ponctuellement leur présence sur ce parcours, l’intervention de Sheila Hicks a pris cette année une toute autre dimension.
Pour considérer l’œuvre qu’elle réalise sur cette Hight Lane, il faut suivre le fil d’Ariane de cette artiste qui, ayant bénéficié en 1957 d’une bourse Fulbright, se rend au Chili pour étudier le tissage, une découverte fondatrice de son œuvre. Cette relation au monde qui s’établit lors de ces voyages, au contact des civilisations anciennes, Sheila Hicks ne la quittera plus. Elle s’installe à Paris en 1964. Proche de Monique et Claude Levi-Strauss, l’artiste s’intéresse à la dimension anthropologique du textile et de l’art contemporain. De sa thèse «Textiles Pré-Incas» aux œuvres contemporaines, Sheila Hicks a suivi le fil de cette réflexion par une pratique artistique associant dans un même geste la fonctionnalité possible du textile et le jeu des formes et des couleurs libérées de tout argument utilitaire. Sur cinquante années de travail, cette préoccupation ne s’est jamais démentie.
Tissu urbain
Aujourd’hui, avec cette intervention à l’échelle de la High Lane, c’est le tissu urbain auquel se réfère Sheila Hicks : « Le ballet des véhicules de construction dans les Rail Yards; les innombrables couches entrelacées de mailles de construction qui couvrent les bâtiments, les échafaudages et les paysages urbains; réseaux architecturaux inachevés; et la dentelle des câbles de grue suspendus « , tout cet environnement dans lequel la High lane se fraye un chemin sinueux sert de cadre à cette longue proposition colorée qui accompagne le parcours des promeneurs nombreux hier lors de ma visite. L’installation de Sheila Hicks est prévue jusqu’ en mars 2018, période pendant laquelle l’artiste souhaite voir évoluer cette vision au gré des saisons, attendant notamment de découvrir sous la neige cette forme signalétique colorée.
Pour le promeneur non averti, peut-être la proposition de Sheila Hicks aurait mérité davantage qu’un simple panneau descriptif qui ne suffit pas à prendre en compte l’itinéraire rare d’une artiste discrète, cachée dans son atelier au fond d’un passage au cœur du quartier Latin à Paris.
Photos de l’auteur
« Hop, Skip, Jump et Fly : Escape From Gravity
Sheila Hicks
High Lane New-York
On sait depuis les expériences de décomposition et de recomposition de la lumière par Isaac Newton que le blanc n’est pas une couleur, mais « la teinte obtenue en mélangeant la lumière de toutes les couleurs ». Pour le peintre le blanc est cependant une couleur car il trouve sa place sur sa palette. Si bien que selon que l’on considère la longueur d’onde ou le pigment, le statut du blanc varie. Dans la culture occidentale le blanc est associé à de nombreux concepts notamment dans le domaine du sacré. « Symboliquement, il s’oppose autant à la souillure, quelle qu’en soit la nature, matérielle ou morale, qu’au noir et aux autres couleurs. »
L’artiste est également un citoyen et n’ignore pas, dans les moments cruciaux de la vie publique, que l’usage du bulletin de vote, décrié par ceux qui ont oublié tous les êtres qui sont morts pour l’obtenir et tous ceux qui n’en disposent pas aujourd’hui, reste un moyen d’expression précieux..
Or le vote blanc est aujourd’hui au centre des controverses électorales. Au plan institutionnel ce vote blanc n’est toujours pas considéré comme un suffrage exprimé. Au regard de la loi, l’électeur qui par son vote blanc manifeste son insatisfaction à l’égard de l’offre politique ne compte pas.
Si bien que, en deçà du plan concernant les choix d’un contenu politique pour l’avenir d’un pays, c’est au plan institutionnel que disparaît avec ce vote blanc la précieuse parole du citoyen et pour tout dire son identité même. Pour tous ceux qui sont attachés notamment aux valeurs de l’art et de la culture en général, le silence du vote blanc laisse le champ libre à tous ceux qui attaquent ces valeurs.
Il ne faut pas chercher longtemps dans l’actualité pour trouver les symptômes des oppositions radicales à cette expression. Ces oppositions sont parfois curieusement le fait de certains qui s’expriment au nom de l’art. Les tentatives se multiplient, notamment dans le domaine de l’art contemporain, pour remettre en question ce qui fait la nature même de cette parole : l’ouverture d’esprit, la lutte contre les tabous, les interdits, bref la capacité de concevoir une pensée libératrice.
Les tentatives pour disqualifier voire réduire au silence cette parole sont autant d’atteintes à la création. La parole sur l’art, comme l’art, a besoin de cet oxygène : la liberté.
Plutôt que le vote blanc, le choix délibéré et responsable d’une volonté institutionnelle a priorité, me semble-t-il, sur les choix politiques. Il affirme une expression de toutes les couleurs, celles de la démocratie.
Centre Beaubourg
Quand le Centre Pompidou de Paris est inauguré le 31 janvier 1977 c’est une histoire de sept années qui aboutit après que Georges Pompidou en ait initié le projet. Ce qui s’appelait pendant toutes ces années de construction le Centre Beaubourg deviendra donc Centre Pompidou après la mort de ce dernier en 1974.
Pour la génération de ceux qui ont accompagné dans la durée ces années d’aventure, l’anniversaire des quarante ans du Centre Pompidou n’a rien d’anecdotique. Oubliées aujourd’hui les polémiques acharnées sur l’architecture de Renzo Piano, Richard Rogers, et Gianfranco Franchini, les invectives sur l’«Usine à gaz », la «Raffinerie de pétrole ». Pendant les travaux quelques interventions ludiques pimentent à l’occasion la venue du futur bâtiment, comme ce partage du « Gâteau Beaubourg » avec le groupe «Radeau de la Méduse », organisé par Jacques Pineau, performance où l’on retrouve Jacques Halbert.
Alors que les travaux sont achevés, le tout premier crayon libertaire géant élancé en direction du bâtiment avant même l’inauguration du centre en janvier 1977 par l’artiste Jacques Tissinier rend alors hommage au « J’écris ton nom, liberté » d’Eluard. Avec leurs interventions de saltimbanques ou de plasticiens ces artistes soulèvent à leur façon une question sensible : quel sera l’art, quels seront les artistes accueillis dans cette institution majeure ? Déjà certains pressentent que ce ne sera pas pour eux et le font entendre. Musée d’art moderne et contemporain, bibliothèque, centre de création industrielle? Toutes les interrogations restent alors ouvertes sur la destinée véritable de ce complexe culturel inédit.
Puis ce 31 janvier 1977 le Centre Pompidou ouvre enfin. On a peut-être également oublié les files d’attente interminables générées par la curiosité du public face à un personnel surpris, débordé, gérant tant bien que mal par une entrée du centre qui n’est plus utilisée aujourd’hui ce flot ininterrompu de visiteurs.
Quarante ans plus tard, le succès public ne s’est pas démenti. En 2016, Beaubourg a vu son nombre de visiteurs augmenter de neuf pour cent et a franchi, pour la huitième année consécutive, la barre des trois millions de visites. Pourtant les nouvelles contraintes matérielles de visite avec les contrôles accrus de sécurité n’ont pas facilité la fluidité du trafic et les files d’attente ne sont pas seulement dues au succès des expositions.
Duchamp et après
D’entrée le Centre Pompidou prend ses marques avec une exposition inaugurale : une grande rétrospective Marcel Duchamp. « Cette exposition rend hommage et justice à un artiste dont l’œuvre, considérée en dehors de la France comme majeure et à l’origine de l’art actuel, est restée, en son propre pays, singulièrement méconnue, voire ignorée. ». C’est une prise de position radicale qui se manifeste pour l’art contemporain, ligne de fracture entre des conceptions différentes, voire antagonistes sur l’art du temps. Ces quarante années ont confirmé l’enracinement de ces choix. Tout au long de quatre décennies d’expositions la ligne du Centre Pompidou a confirmé cette orientation. Depuis le début des années 2000, la création par l’ADIAF du prix Marcel Duchamp entraîne le partenariat du Centre Pompidou qui s’associe davantage encore au fil des années pour accueillir les lauréats de ce prix.
Depuis 1977 la désignation même d’art contemporain a considérablement évolué et l’appellation recouvre d’autres réalités dans un univers mondialisé qui a bouleversé également la vie du marché de l’art.
Près de quarante ans après le premier crayon libertaire de Jacques Tissinier, la photographie de Stéphane Mahé sur les murs du Centre Pompidou en 2015 révélait également les changements de l’état du monde. Ce « Crayon guidant le peuple », titre donné à la photo par ceux qui se sont empressés de multiplier à l’envi la diffusion du cliché, associe définitivement la marche populaire du 11 janvier 2015 après les attentats parisiens au geste conquérant de la liberté. La génération Beaubourg, quarante degrés au-dessus de Duchamp, peut mesurer aujourd’hui la mutation de son art et de son époque.
La programmation anniversaire des 40 ans du Centre Pompidou
https://www.centrepompidou.fr/fr/Le-Centre-Pompidou/40-ans