Expositions

Constantin Brancusi : vous n’avez rien à déclarer ?

Le plus redoutable critique d’art que le sculpteur Constantin Brancusi ait eu à affronter est vraisemblablement le service des douanes des États-Unis. L’exposition que le Centre Pompidou de Paris consacre à l’artiste évoque cette histoire folle.

L’oiseau dans l’espace (1926), bronze, 135 cm

« The bird »

En octobre 1926, lors de l’envoi d’une vingtaine de sculptures de Brancusi pour une exposition personnelle à New York, tout le chargement, accompagné de Marcel Duchamp, est saisi par la douane. Elle examine en particulier un objet : une pièce de métal jaune de forme mince et fuselée, mesurant 1,35 m de haut et polie comme un miroir sur toute sa surface, ressemblant à un objet manufacturé. L’artiste expliquait qu’il s’agissait d’un objet d’art intitulé « The bird ». Les douaniers réclament une taxe, au motif que « cet objet ne ressemblait pas à une sculpture ».
Un an plus tard ce contentieux donne lieu à un procès en octobre 1927 à New York qui oppose le sculpteur à l’État américain. Le 26 novembre 1928, le juge rend son verdict. Après avoir admis que certaines définitions toujours en vigueur sont en fait périmées, il reconnaît que
« Une école d’art dite moderne s’est développée dont les tenants tentent de représenter des idées abstraites plutôt que d’imiter des objets naturels. Que nous soyons ou non en sympathie avec ces idées d’avant-garde et les écoles qui les incarnent, nous estimons que leur existence comme leur influence sur le monde de l’art sont des faits que les tribunaux reconnaissent et doivent prendre en compte. »
En fonction de ces nouveaux critères, la Cour a jugé que l’objet était beau, que sa seule fonction était esthétique, que son auteur, selon les témoignages, était un sculpteur professionnel, et qu’en conséquence, il avait droit à l’admission en franchise. Au terme de ce procès, la presse américaine titre : « C’est un oiseau ! »

« L’art ne fait que commencer »

Le Centre Pompidou rend un hommage ample sous le titre « L’art ne fait que commencer » à cet artiste roumain venu à Paris il y a cent vingt ans après avoir traversé l’Europe à pied. Dans son atelier de Montparnasse le jeune sculpteur va faire naître progressivement un art de l’essentiel dont l’exposition rend compte.

Atelier de Brancusi reconstitué dans l’exposition du Centre Pompidou 2024

En 1956 Constantin Brancusi lègue tout ce que contient son atelier (œuvres achevées, ébauches, meubles, outils, bibliothèque, discothèque, photographies…) à l’État français, sous réserve que celui-ci s’engage à le reconstituer tel qu’il se présentera à la mort de l’artiste. Après une première reconstitution partielle en 1962 à l’intérieur de la collection du Musée national d’art moderne alors situé au Palais de Tokyo, cette reconstitution est réalisée en 1977, face au Centre Pompidou.

Celui qui fut brièvement l’assistant de Rodin va poursuivre cette quête de l’essentiel dans son atelier qui est devenu son propre lieu d’exposition.

Colonne sans fin

Ce « Less is more » avant la lettre s’exprime également dans la démesure, à la recherche d’un hypothétique infini.
De 1918 jusqu’à la fin de sa vie, Constantin Brancusi réalise plusieurs versions de sa Colonne sans fin, dans des tailles et des matériaux différents. La répétition de formes rhomboïdales superposées entraine l’artiste dans cet élan qui veut dépasser les limites habituelles de la sculpture de son époque. Dans un élan vertical, apparaissent les qualités rythmiques, l’harmonie des proportions et la simplicité des motifs. Sa dernière colonne (1938) de près de 30 mètres de haut est installée au milieu d’un parc à Târgu Jiu en Roumanie, dans un sanctuaire dédié aux morts de la Première Guerre mondiale.

Les critiques d’art du service des douanes américains en 1926 auraient-ils rendu service à Brancusi en validant administrativement l’audace de cette quête infinie de l’absolu ?

Brancusi
« L’art ne fait que commencer »
27 mars – 1 er juillet 2024
Centre Pompidou Paris

Expositions

Photographie : le corps du sujet

« Corps à corps »

« Le corps est, pour le meilleur et pour le pire, l’image du monde ».

Annette Messager « Mes voeux » 1989 (Détail)

Cette citation, dont l’auteur est l’écrivain et photographe Nicolas Bouvier, si elle s’applique à l’art en général, pourrait signer l’exposition « Corps à corps » du Centre Pompidou à Paris. Avec l’objectif de sortir des schémas classiques ( le portrait, l’autoportrait, le nu ou encore la photographie dite « humaniste »), le parcours de l’exposition propose au visiteur d’autres critères pour interroger la photographie contemporaine. Cette approche repose sur deux fonds majeurs : celui du Musée national d’art moderne du Centre Pompidou, et celui, privée, du collectionneur et homme de cinéma Marin Karmitz. On sait comment ce dernier a accompagné Jean-Luc Godard dès les années soixante. Cette connivence a apporté au collectionneur une vision nouvelle sur le cinéma mais également sur la photographie : « Ma rencontre avec Godard a transformé ma vision du cinéma. Après l’IDHEC, à vingt et un ans, en 1962, j’ai été un de ses assistants. Avec lui, j’ai désappris tout ce que j’avais pu apprendre à l’école, il a tout déconstruit. Il ne connaissait rien à la technique. »
Désapprendre pourrait bien être le mot clef à prendre en compte dans ce « Corps à corps » entre la photographie et le spectateur.
Boltanski, Brassaï, Dorothea Lange, Annette Messager, SMITH, Paul Strand, Zanele Muholi sont autant de noms connus qui nous entraînent dans ce voyage dédié à une sélection qui échappe aux catégories classiques évoquées plus haut. Dans le même temps la relation à la photographie de ces noms célèbres s’avère fort différente selon les artistes.
Brassaï veut étonner avec les choses devenues banales et que l’on ne voit plus. Ainsi les chaises du Luxembourg sous la neige ou encore les sacs de sable à la Concorde deviennent des objets de poésie. « J’étais à la recherche de la poésie du brouillard qui transforme les choses, de la poésie de la nuit qui transforme la ville, de la poésie du temps qui transforme les êtres… ». Un autre photographe hongrois, absent de l’exposition, André Kertesz, aurait légitimement pu figurer avec ses oeuvres qui interrogent la photographie dans sa nature, dans sa capacité à sortir du sujet. La ville lui offrait de nouveaux points de vue quand il photographiait les ombres des passants depuis sa fenêtre. De même, son regard personnel sur les célèbres chaises du jardin des Tuileries, révélait les corps par leur absence.

               Chris Marker Série « Passengers » 2008-2010

Un autre cinéaste est sollicité pour ce questionnement sur l’image fixe : Chris Marker. Et c’est avec le cinéma que ce réalisateur, écrivain donne à la photo un statut particulier. Chris Marker reprend le principe de succession de photographies en séquences narratives pour l’adapter au cinéma, une voix off et la composition sur papier par un montage qui utilise les techniques cinématographiques classiques, comme le champ-contrechamp, les plans larges alternant avec les plans serrés, la transition fondue.
Les artistes plasticiens, tels Christian Boltanski et Annette Messager, ont fait de la photographie un matériau déterminant dans leur parcours. Constitué de dizaines d’images de parties du corps, « Mes voeux » d’Annette Messager présente une identité fragmentée qui se compose et se recompose à la manière d’un kaléidoscope. L’accumulation de photographies suspendues à des cordes longues et visibles, sorte d’ex voto contemporain, témoigne de ce corps à corps disséqué.
Existe-t-il une photographie au masculin et une autre au féminin ? Bien qu’absente de cette exposition, mes pensées vont à l’exceptionnelle Sabine Weiss pour son parcours dans la photographie. Son travail n’était pas conçu comme une photographie coup de poing mais avec le souci d’une approche bienveillante. Elle ne se livrait pas à une gesticulation voyante, armée d’une batterie d’appareils encombrants. Comme sa photographie, son geste restait discret, léger, respectueux de la scène observée. Sabine Weiss nous donnait le sentiment de réaliser son œuvre sur la pointe des pieds. Loin d’un corps à corps avec la photographie , Sabine Weiss proposait cette relation prévenante avec le corps des autres.

Corps à corps
6 sept. 2023 – 25 mars 2024
Centre Pompidou Paris

Expositions

Gilles Aillaud : la philosophie par la peinture

« Animal politique »

Lorsque l’on déambule dans l’exposition Gilles Aillaud du Centre Pompidou à Paris, l’approche politique n’est pas la première réflexion qui pourrait venir à l’esprit.
Pourtant un tableau tranche sur l’ensemble consacré au règne animal : « Vietnam. La Bataille du riz » (1968), s’inspire d’une photographie de presse datée de 1965. Un soldat US escorté par une combattante vietnamienne. Il s’agit d’un sous-officier, mécanicien navigant à bord d’un hélicoptère de recherche et de secours : l’appareil s’écrase en territoire nord-vietnamien et tout l’équipage est fait prisonnier (20 septembre 1965). La rizière est un ajout de l’artiste et contribue à contextualiser le tableau.
Lorsqu’il entre au comité du salon de la Jeune peinture en 1964 puis quand il devient son président un an plus tard, le peintre Gilles Aillaud  est à la tête  d’une bande de « putschistes » car ces jeunes artistes trublions ont poussé dehors une vieille garde d’artistes figuratifs, et tous marqués par une orientation d’extrême gauche, ils effectuent alors leurs choix artistiques en fonction de critères politiques. Eduardo Arroyo, son ami, explique que sous l’influence de Gilles Aillaud, théoricien du groupe, l’important était de « soumettre l’art à des préoccupations idéologiques plutôt qu’esthétiques« . Le bulletin de la Jeune peinture devient désormais un instrument de lutte politique. C’est le temps de la « Salle rouge pour le Vietnam » .

« Vietnam. La Bataille du riz » (1968)

« Peindre philosophiquement »

Pourtant la presque totalité des tableaux présentés au Centre Pompidou nous renvoie au thème majeur que n’a cessé de développer Gilles Aillaud : notre relation au règne animal. Le peintre représente des animaux seuls dans des zoos, enfermés dans des cages, derrière des grilles, des enclos, des verrières. Et si l’exposition porte pour titre « Gilles Aillaud, animal politique », c’est bien parce que l’artiste nous interpelle globalement sur cette relation douloureuse avec le monde animal. Aillaud, apprend-t-on, voulait être philosophe. A défaut d’avoir poursuivi dans cette voie, c’est avec l’art qu’il s’est employé à « peindre philosophiquement ».

L’apparente objectivité qui relie toutes ces toiles consacrées le plus souvent à l’enfermement des animaux n’a rien d’une neutralité au regard de l’insupportable acceptation de cette relation entre l’humanité et le règne animal. Mais Aillaud ne se lance pas dans une croisade militante. C’est peut-être cette objectivité photographique qui peut générer le malaise chez l’observateur. Le peintre nous laisse seul face à une réalité dont nous devons assumer  la responsabilité de juger. Avons nous si longtemps accepté l’idée du zoo comme lieu de plaisir pour les enfants, de découverte des espèces sauvages sans douter un instant sur les conditions de vie des animaux sauvages ? Faut-il admettre sous les vocables divers de parc zoologique, parc animalier, jardin zoologique, la réalité coercitive dans laquelle des êtres vivants sont parqués pour le plaisir des spectateurs ?
Le peintre ne se livre pas à un plaidoyer pour la liberté animale. Il ne nous dit rien. Serait-ce encore un enfermement contre lequel il se bat ? Sa vigilance intellectuelle totalement en éveil, le peintre ne se départit  pas d’un léger sourire pour me dire « Débrouillez-vous !  » lorsque je l’interroge lors d’un entretien vidéo en 1995 sur cet engagement dans la peinture au premier abord si éloigné de la posture militante revendiquée avec ses amis de la Jeune Peinture.

Pour son tableau, « Vietnam. La Bataille du riz » (1968), Aillaud jouait quelque peu avec la réalité objective de la photo de presse en y intégrant une rizière. Avec les animaux enfermés, nul besoin d’en rajouter. La réalité s’impose brutalement devant nos yeux avec le sentiment coupable que nous avons passé tant d’années à la regarder sans la voir. « Animal politique » certes mais alors cette approche de la politique pourrait bien nous renvoyer à cette terribler accusation de Frantz Fanon :
« Il n’y a pas d’innocents, pas de spectateurs. Nous sommes tous en train de nous salir les mains dans les marais de notre sol et le vide effroyable de nos cerveaux. Tout spectateur est un lâche ou un traître.”

Gilles Aillaud
« Animal politique »
4 oct. 2023 – 26 févr. 2024

Centre Pompidou Paris

Expositions

Georg Bazelitz , au risque de se perdre

Au moment où Georg Bazelitz est admis à l’École d’art et des arts appliqués de Weissensee à Berlin-Est en 1956, le jeune homme souffre comme beaucoup d’autres de la situation désastreuse dans laquelle se trouve la société allemande. « Je suis né dans un ordre détruit, un paysage détruit, un peuple détruit, une société détruite. J’ai été contraint de toute remettre en question, d’ère « naïf » , de repartir de zéro »  explique-t-il. Baselitz s’est inspiré de son lieu de naissance, Deutschbaselitz pour adopter son nom d’emprunt.

Et le choix de la peinture pourrait ne pas aller de soi. Cette réflexion a conduit d’autres artistes allemands à une toute autre démarche. A Düsseldorf, deux amis, voisins d’ateliers, Otto Piene et Heinz Mack décident d’ouvrir leurs locaux au public en 1957 lors d’une première manifestation nocturne, nommée «Expositions d’un soir». A l’origine il ne s’agit pas de constituer un groupe mais de partager l’approche d’un fait artistique : l’idée que la reconstruction pouvait naître de manière artistique si elle partait de l’esprit. Cette première présentation est considérée comme l’acte fondateur du groupe ZÉRO. Elle marque le lancement d’une action collective qui, en 1958, donnera le jour à une revue dans laquelle est publiée le « Manifeste Zéro » :

Zéro est silence. Zéro est commencement. Zéro est rond. Zéro tourne. Zéro est la lune. Le soleil est Zéro. Zéro est blanc. Le désert Zéro. Le ciel au-dessus de Zéro. La nuit. Zéro coule. L’oeil Zéro. Nombril. Bouche.(….)»
Non sans rappeler les conceptions du Bauhaus, le groupe Zéro souhaite se démarquer de la génération artistique traumatisée par la guerre. Zéro suppose un nouveau départ pour un monde nouveau et un art nouveau. Après les ratés de l’ancien monde, après les barbaries destructrices de la guerre, il fallait maintenant balayer les restes et repartir de zéro.

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Georg Bazelitz , pour sa part, fait le choix de la peinture avec même pour ambition de créer à Berlin une nouvelle peinture allemande. Repartir de zéro aura pour champ de bataille la toile du peintre. En 1969 , il réalise une série de tableaux aux motifs entièrement renversés. Bousculer, mettre à mal la figuration participent à cette remise en question de la peinture.
La grande rétrospective du Centre Pompidou à Paris nous fait traverser les différentes époque de cette peinture coup de poing,

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Quand le mur de Berlin tombe en novembre 1989, remontent à la surface les souvenirs douloureux des bombardements de Dresde quand Georg, enfant de sept ans, subit cette histoire éprouvante.
A la différence du groupe Zéro qui fait table rase du passé, Bazelitz ne peut pas évacuer cette mémoire autrement qu’en transformant la peinture en un champ de bataille où figuration en abstraction s’entrechoquent sur la toile. La sculpture n’échappe pas à cette confrontation  : en 1980, le peintre provoque un scandale à la Biennale de Venise avec sa première sculpture, qui figure un homme au bras levé. Le geste, terrible méprise, est interprété comme un salut nazi.
L’exposition du Centre Pompidou ne peut laisser indifférent le visiteur qui reçoit en pleine face cette charge émotionnelle d’un artiste dont les ombres de l’histoire personnelle mêlées à celles de l’Histoire nationale hantent une peinture sans concession, sans choix définitif entre figuration et abstraction, au risque de se perdre.

Bazelitz
La rétrospective
20 Octobre 2021- 7 mars 2022
Centre Pompidou Paris

Seuphor, libre comme l'art

Seuphor, libre comme l’art : l’affaire des Mondrian

Le blog des Chroniques du Chapeau noir poursuit la publication de « Seuphor, libre comme l’art », écrit par Claude Guibert sur la vie de l’écrivain, historien et artiste Michel Seuphor (1901-1999), de son vrai nom Fernand Berckelaers. Ce livre a été écrit en 2008 et sera publié intégralement à raison de quelques pages par publication, une fois par semaine.

Publication N° 80

A la fin de l’année 1977 Seuphor a fait bénéficier le Centre Pompidou d’une donation. Il entend, par ce geste, faire retourner au public pour combler des trous dans les collections publiques des œuvres de  Larionov, Robert Delaunay (portrait de Michel Seuphor), Stanton Macdonald-Whright, Morgan Russel, Patrick Henri Bruce, Janco, Baumeister, Huszar, Peeters, Werman, Fleischmann, Joostens, Marcelle Cahn, Nina Trygvadottir, Atlan. En 1979 la donation Seuphor fera l’objet d’une exposition au Musée National d’Art Moderne du Centre Georges Pompidou.

L’affaire des Mondrian

Au début de l’année 1978, Germain Viatte, conservateur au musée d’Art moderne, demande à Seuphor comment joindre madame Simone Verdé. Les tableaux de Mondrian l’intéressent pour le Centre Pompidou. Seuphor est pris de court : Le mari de Simone Verdé vient de mourir. Son épouse est constamment en voyage. On ne lui connaît pas d’adresse, l’appartement près du bois de Boulogne liquidé, le chalet qu’elle possédait à Meugève mis en vente, et Seuphor ignore les coordonnées de son appartement à Cannes

–  « Ce serait volontiers, mais en ce moment c’est difficile, je ne sais pas où elle se trouve, elle est toujours par monts et par vaux. »

Germain Viatte mène sa propre enquête et apprend que madame Verdé séjourne au Sheraton, le grand hôtel qui venait de se construire à côté de la gare Montparnasse. Rendez-vous pris dans le hall de cet hôtel, le projet d’un achat des tableaux de Mondrian est envisagé avec enthousiasme. A peine trois mois plus tard, Germain Viatte écrit à madame Verdé :

–  « Vous savez combien nous serions désireux que nos projets puissent aboutir. Ne serait-il pas merveilleux que vous puissiez être à l’origine d’une salle prestigieuse du musée d’Art moderne, l’un des musées les plus importants au monde ? »1

Le projet d’achat prend corps très rapidement. Cinq rendez-vous, dont l’un dans la salle des coffres à la banque de I’Harpe Leclerc et Compagnie, à Genève, pour examiner les tableaux On s’entend sur un prix d’achat de six millions de francs français pour les trois œuvres.
Fin mai, les trois tableaux sont livrés au Centre Pompidou pour inspection. Seuphor, invité, se réjouit de voir les trois chef-d’œuvres de Mondrian s’acheminer vers les collections nationales. Tout va très vite. Le cinq juin, une commission de dix sept personnalités des Musées de France se réunit pour inventorier les tableaux. Françoise Cachin directrice des musées de France, Pontus Hulten, directeur du Centre Pompidou, Germain Viatte lui-même font partie de cet aréopage. L’enthousiasme s’exprime de façon unanime et tous se réjouissent de voir ces œuvres intégrer le patrimoine national. Mais le rêve tourne au cauchemar. Quelques jours plus tard, Germain Viatte, catastrophé, rend visite à Seuphor : deux coups de téléphones venus de Suisse l’ont alerté : les tableaux de Mondrian sont des faux !

– « Je vais aller à Amsterdam, au Stedelijk Museum, c’est là que les experts connaissent le mieux l’œuvre de Mondrian. Vous êtes d’accord, Seuphor ? »2

En une phrase, Seuphor n’est plus le grand connaisseur de Mondrian, le véritable spécialiste auquel la commission de musée de France rendait hommage. Fin juillet, Germain Viatte se rend aux Pays-Bas, revient avec Joseph Joosten du Stedelijk Museum à qui on montre les trois tableaux 

Michel Seuphor en 1985

– « Ils sont faux ! Nous les connaissions, ils nous ont été présentés il y a quelque temps déjà, et ce sont des faux ! »

Joseph Joosten reprend l’après-midi même le chemin de la Hollande.

A partir du 9 mai 1984, le tribunal de Paris examine l’affaire. Seuphor se voit accusé de : « Complicité en matière de fraude artisti­que. établissement et usage de certificats faisant état de faits matériellement inexacts »

Face à une adversité qu’il comprend mal, Seuphor maintient sa position :

– «  Ils ne sont pas peints, ils ne peuvent pas avoir été peints par un faussaire. J’en ai connu beaucoup de faux tableaux. Il m’en a été apporté beaucoup. Il y en a même un qui m’a été apporté trois fois , par trois galeries différentes du monde ; en me disant toujours que je devais dire qu’ils étaient vrais. Ces trois tableaux ne sont pas d’un faussaire ; un faussaire fait autre chose ; un faussaire fait quelque chose qui est plus habile que cela. Ce sont les tableaux d’un créateur. Et ce créateur ne peut être que Mondrian. Il y a des incertitudes là-dedans qu’un faussaire ne peut pas faire, surtout dans le tableau de 1912-1913 et que Max Bill, je crois, trouvait fantastique. Je ne peux pas faire autrement que maintenir ce que j’ai classé parmi les chefs-d’œuvre de l’art de ce siècle. Voilà mon opinion. Qu’on me  condamne sur cette opinion, je suis d’accord ! » 3

Le lendemain, jeudi 10 mai, Harry Holtzman, autre ami et confident de Mondrian, citoyen américain et légataire universel du créateur du mouvement néoplastique, n’est pas moins catégorique :

–  « Ces tableaux ne sont pas de la main de Mondrian. Dans la toile Plus et minus. il  y a trop de minus. Dans le tableau de droite, la touche, le rythme, l’organisation, il n’y a rien de Mondrian: dans le troisième aussi . »

 Et, en aparté, d’ajouter que de telles croûtes sont « Disgusting. ! »

Un  des membres du laboratoire de la préfecture de police monsieur Clément a, en expert technique, énoncé un certain nombre d’observations : signature des tableaux en pleine pâte, ce qui est contraire à la technique de Mondrian; lignes noires d’une composition géométrique tirées à l’aide d’une règle ; craquelures suspectes, obtenues probablement par enroulement des toiles sur un cylindre; recours à des toiles déjà utilisées, contrairement aux habitudes du peintre; la toile et les châssis de deux tableaux, datés 1915 et 1921, postérieurs à 1932. On pourrait également passer outre l’existence de sous-couches picturales révélées par les radiographies et contraires aux principes de Mondrian : en 1945, un faussaire aurait pu commettre par ignorance l’erreur de ne pas utiliser une toile vierge; en 1965, un faussaire, à moins d’être stupide, ne l’aurait sans doute pas commise. Impossible en revanche d’opposer une parade – dans l’état actuel des rapports joints au dossier – à l’existence de dioxyde de titane « sous forme rutile » décelé en de multiples endroits dans la peinture et commercialisé à partir de 1941 seulement, alors que le tableau le plus récent remonterait à 1921. Maudit dioxyde de titane qui pose autant de questions qu’il n’en résout. Un vieux contremaître à la retraite ayant travaillé pour une maison d’article pour peintres à Montparnasse se souvient d’essais réalisés dans ces années vingt avec le titane.

Seuphor digère d’autant moins les poursuites du centre Pompidou qu’il a donné au musée plusieurs tableaux importants de la période abstraite.

–  « Je veux que la justice me rende ma donation ! « 

Affolement.

L’avocate du musée Pompidou tente de le calmer :

–  «  Vous n’êtes pas ici à la demande du Centre… »

–  « Un comble, vous êtes partie civile ! »

–  « Il faut vous que vous compreniez…Il y a de l’argent en jeu… » 4

Il faudra encore de nombreux mois avant que, par son juge- ment rendu le 3 décembre 1985, la 13 e me chambre de la cour d’appel de Paris confirme la décision du 26 septembre 1984 rendue par la 31 e me chambre correctionnelle de Paris: Michel Seuphor est relaxé des délits de « complicité en matière de fraude artistique et d’établissement et usage de certification faisant état de faits matériellement inexacts ».

Madame Simone Verdé voit sa condamnation de deux ans de prison avec sursis assortie d’une amende de dix mille francs.

1 « Michel Seuphor, un siècle de libertés » Alexandre Grenier 1996 Hazan

2 Ibid Alexandre Grenier 1996 Hazan

3 Relevé dactylographié audience procès Mondrian M Doussault de Bazignan

4 Relevé dactylographié audience procès Mondrian M Doussault de Bazignan

Moments privilégiés

Beaubourg : quarante degrés au-dessus de Duchamp

Jacques Tissinier Centre Pompidou Paris 1977
Jacques Tissinier Centre Pompidou Paris 1977

Centre Beaubourg

Quand le Centre Pompidou de Paris est inauguré le 31 janvier 1977 c’est une histoire de sept années qui aboutit après que Georges Pompidou en ait initié le projet. Ce qui s’appelait pendant toutes ces années de construction le Centre Beaubourg deviendra donc Centre Pompidou après la mort de ce dernier en 1974.
Pour la génération de ceux qui ont accompagné dans la durée ces années d’aventure, l’anniversaire des quarante ans du Centre Pompidou n’a rien d’anecdotique. Oubliées aujourd’hui les polémiques acharnées sur l’architecture de Renzo Piano, Richard Rogers, et Gianfranco Franchini, les invectives sur l’«Usine à gaz », la «Raffinerie de pétrole ». Pendant les travaux quelques interventions ludiques pimentent à l’occasion la venue du futur bâtiment, comme ce partage du « Gâteau Beaubourg » avec le groupe «Radeau de la Méduse », organisé par Jacques Pineau, performance où l’on retrouve Jacques Halbert.

gateau-beaucourg
« Gâteau Beaubourg » avec le groupe «Radeau de la Méduse », Jacques Pineau,Jacques Halbert 1976

Alors que les travaux sont achevés, le tout premier crayon libertaire géant élancé en direction du bâtiment avant même l’inauguration du centre en janvier 1977 par l’artiste Jacques Tissinier rend alors hommage au « J’écris ton nom, liberté »  d’Eluard. Avec leurs interventions de saltimbanques ou de plasticiens ces artistes soulèvent à leur façon une question sensible : quel sera l’art, quels seront les artistes accueillis dans cette institution majeure ? Déjà certains pressentent que ce ne sera pas pour eux et le font entendre. Musée d’art moderne et contemporain,  bibliothèque, centre de création industrielle? Toutes les interrogations restent alors ouvertes sur la destinée véritable de ce complexe culturel inédit.
Puis ce 31 janvier 1977 le Centre Pompidou ouvre enfin.  On a peut-être également oublié les files d’attente interminables générées par la curiosité du public face à un personnel surpris, débordé, gérant tant bien que mal par une entrée du centre qui n’est plus utilisée aujourd’hui ce flot ininterrompu de visiteurs.
Quarante ans plus tard, le succès public ne s’est pas démenti. En 2016, Beaubourg a vu son nombre de visiteurs augmenter de neuf pour cent et a franchi, pour la huitième année consécutive, la barre des trois millions de visites. Pourtant les nouvelles contraintes matérielles de visite avec les contrôles accrus de sécurité n’ont pas facilité la fluidité du trafic et les files d’attente ne sont pas seulement dues au succès des expositions.

Duchamp et après

D’entrée le Centre Pompidou  prend ses marques avec une exposition inaugurale : une grande rétrospective Marcel Duchamp. « Cette exposition rend hommage et justice à un artiste dont l’œuvre, considérée en dehors de la France comme majeure et à l’origine de l’art actuel, est restée, en son propre pays, singulièrement méconnue, voire ignorée. ». duchamp-afficheC’est une prise de position radicale qui se manifeste pour l’art contemporain, ligne de fracture entre des conceptions différentes, voire antagonistes sur l’art du temps. Ces quarante années ont confirmé l’enracinement de ces choix. Tout au long de quatre décennies d’expositions la ligne du Centre Pompidou a confirmé cette orientation. Depuis le début des années 2000, la création par l’ADIAF du prix Marcel Duchamp entraîne le partenariat du Centre Pompidou qui s’associe davantage encore au fil des années pour accueillir les lauréats de ce prix.
Depuis 1977 la désignation même d’art contemporain a considérablement évolué et l’appellation recouvre d’autres réalités dans un univers mondialisé qui a bouleversé également la vie du marché de l’art.
Près de quarante ans après le premier crayon libertaire de Jacques Tissinier, la photographie de Stéphane Mahé sur les murs du Centre Pompidou en 2015 révélait également les changements de l’état du monde. Ce  « Crayon guidant le peuple », titre donné à la photo par ceux qui se sont empressés de multiplier à l’envi la diffusion du cliché, associe définitivement la marche populaire du 11 janvier 2015 après les attentats parisiens au geste conquérant de la liberté. La génération Beaubourg, quarante degrés au-dessus de Duchamp, peut mesurer aujourd’hui la mutation de son art et de son époque.

La programmation anniversaire des 40 ans du Centre Pompidou
https://www.centrepompidou.fr/fr/Le-Centre-Pompidou/40-ans