
Le blog des Chroniques du Chapeau noir poursuit la publication de « Seuphor, libre comme l’art », écrit par Claude Guibert sur la vie de l’écrivain, historien et artiste Michel Seuphor (1901-1999), de son vrai nom Fernand Berckelaers. Ce livre a été écrit en 2008 et sera publié intégralement à raison de quelques pages par publication, une fois par semaine.
Publication N° 52
_____________________________________________
Mariage
Secrétaire adjoint à la Semaine à Paris, correcteur au quotidien Aujourd’hui, cette situation convient à Seuphor. Il est bien payé, travaille tard le soir. Sortant de son emploi au milieu de la nuit, il a plaisir à rentrer à pied de la rue Lafitte à son hôtel de la rue Vaugirard. Suzanne a son emploi à la Croix-Rouge. L’idée d’une union a fait son chemin. Ils décident de se marier, les parents manifestent aussitôt leur accord. Tout va très vite. Un mois avant le mariage, le journal Aujourd’hui en faillite, cesse de paraître. Plus d’emploi. Suzanne quitte la Croix-Rouge.
Le 19 avril 1934, mariage à Notre-Dame-de-Lorette, lunch chez les parents de Suzanne, train de nuit pour Nîmes. Mais il ne s’agit pas d’un voyage de noces. Le couple déserte Paris le jour même. Seuphor, l’intellectuel urbain, le familier de Montparnasse, le fervent animateur des cercles artistiques parisiens, abandonne tout, quitte la ville pour la campagne.
Anduze
L’essentiel n’est pas d’arriver mais de partir. Depuis quelque temps déjà, Seuphor haïssait Paris. Les derniers mois, il ne respirait plus. Avec son ami Humeau, dans les rues de la capitale, il s’en plaignait :
– « Tu vois, c’est le moteur qui a la parole ici. On ne s’entend pas ! ».
La profonde transformation intellectuelle qui le taraude s’accompagne d’un besoin viscéral de quitter la ville, oublier Montparnasse. Seuphor ne veut plus de groupe, de colloque, d’avant-garde, de polémiques artistiques. Il cherche la paix, le recueillement, la pure spiritualité et donc la vie à la campagne, l’isolement, voire le couvent. Alors que beaucoup de ses amis choisissaient, pour leur part, la méditation collective de Monte Verità à la frontière suisse, lui Seuphor, sur une impulsion personnelle, quitte Paris, avec le bonheur de trouver le soutien de son épouse. Rien n’est préparé, organisé. Tout s’est décidé très rapidement. Par chance, madame Sauveplane, serveuse dans le restaurant La Troisième force à Paris où Humeau et lui dînaient parfois, leur offre l’hospitalité dans son mazet près de Nîmes. Pendant quelques mois ils tiennent dans cette cage à lapins, le temps de dénicher leur propre royaume. Dans la région, on leur parle d’une bourgade presque à l’abandon: Anduze. Pour une somme dérisoire, on peut acheter un château. La région est superbe puisqu’elle est loin de Paris. Véritable porte des Cévennes baignée par les larges méandres du Gardon, elle séduit le couple. Au milieu du village en ruines, ils achètent pour mille cinq cents francs une grande bâtisse très délabrée, aux pièces immenses et agrémentée d’un jardin avec vigne sur treille. Adossée au flanc rocheux, la maison, sur trois niveaux, se présente comme un défi. Le couple ne manque pas de courage. Seuphor, l’intellectuel parisien, va devoir se transformer en manuel provincial.

Le palais délabré
Anduze ! Pour Seuphor et Suzanne, ce 23 août 1934, une page blanche s’ouvre. Devant une situation aussi inédite, tout devient possible, tous les sacrifices acceptables. Il faudra à ce couple urbain faire preuve de beaucoup d’abnégation et de détermination pour estimer exaltantes les tâches nouvelles et porteuses d’espoir. Troquer la plume de l’écrivain contre le marteau et la scie, passer de la feuille de cahier à la pose de carrelage, installer un poulailler, cultiver le jardin : Seuphor se reconnaît-il dans ce labeur inconnu ? Au coin de la rue Gaussorgues et de la rue des Pradoux, la grande bâtisse se dresse, immense, indomptable. Dans ce palais délabré de douze pièces le couple campe dans quatre chambres à peine habitables. Lorsque l’on a connu à Paris les petits logements de l’hôtel du Luxembourg, de l’hôtel des Terrasses rue de la Glacière ou encore celui de l’avenue Victor Hugo à Levallois-Perret, l’immensité du royaume nouveau emporte l’enthousiasme des jeunes propriétaires. L’échelle du domaine est impressionnante : des murs d’un mètre d’épaisseur, pourtant lézardés, des poutres de plafond énormes bien que vermoulues par endroits, bref le bonheur. Un jardin revivifié par un bassin rempli avec le trop-plein de la fontaine publique, un figuier, une vigne en pergola ! Comment avaient-ils pu vivre autrement ? Sortis de leur palace, ils s’émerveillent devant la campagne cévenole, les montagnes, les garrigues, les crêtes rocheuses. Seuphor va donc construire, bricoler, plâtrer, semer, planter, assainir, niveler… Pendant presque cinq ans, la grande maison d’Anduze focalise l’ intérêt de tous les instants, s’impose comme la préoccupation de chaque jour. Être le châtelain d’une ruine se mérite. Six mois jour pour jour après leur installation à Anduze, le couple Seuphor connaît un grand bonheur : le petit Clément naît le 23 février 1935.