Expositions

Hans Op de Beeck : les fantômes de la liberté

Un des hauts lieux de la Biennale d’art contemporain de Lyon se trouve sur le site des anciennes usines d’électroménager FAGOR, fleuron passé de l’industrie au cœur de l’histoire ouvrière lyonnaise, dans le quartier de Gerland. La Biennale y dispose d’un espace de 29000 m2. C’est dire combien chaque hall construit sur ce site peut être comparé aux immenses studios d’un empire Hollywoodien. L’installation des artistes peut y prendre alors des dimensions hors du commun.

We were the Last to Stay, 2022 Biennale d ‘art contemporain de Lyon

We were the Last to Stay

L’artiste Belge Hans Op de Beeck a investi un de ces halls pour y créer un univers dont il nous faut tenter de décrypter l’état. Camping abandonné grandeur nature, quelque part entre un campement nomade improvisé de caravanes et un parc urbain délabré avec une aire de jeux et un étang ? On y trouve aussi un potager et un lieu de réparation pour les voitures.

Mais à cette description manque l’essentiel : l’ensemble de ces scènes semble figé dans le temps, recouvert d’une couche de poussière grise qui s’infiltre partout, ne laissant aucune chance d’y découvrir un élément vivant, coloré. Quelque chose s’est passé mais on en ignore la nature. Le titre de l’installation nous donne un indice : « Nous étions les derniers à rester ».

Déjà lors de la Biennale de 2015 une œuvre forte habillait sur l’affiche le thème général de « La vie moderne ». Assurément cette image clef donnait le ton de la manifestation : cette cité balnéaire, aux couleurs joyeuses des parasols envahissant la plage surpeuplée. Surpeuplée ? Non ! A y regarder de près, ce qui semblait être une foule n’est qu’une vue que nous y projetons. L’endroit était tragiquement désert. La vidéo de Yuan Goang-Ming  « Landscape of energy » avait été réalisée dans les mois qui ont suivi le tremblement de terre de 2011, au large de la côte nord-est du Japon et qui avait conduit à la quasi-destruction de la centrale nucléaire de Fukushima. Les lents panoramiques filmés par des drones à Taïwan traversaient les résidences abandonnées de Taichung jusqu’à l’école élémentaire d’Orchid Island avant de longer la côte balnéaire de South Bay, elle-même dominée par une centrale nucléaire.
Aujourd’hui Hans Op de Beeck a délaissé la couleur pour ne conserver que ce gris obsédant, signifiant que nous découvrons un « après », mais un après quoi ?

We were the Last to Stay, 2022 Biennale d ‘art contemporain de Lyon

Manifesto of fragility

Peut-être une communauté vivant à la marge de la société avait-elle décidé de vivre ici, voire survivre dans des conditions précaires, refusant les contraintes folles d’un univers dont les valeurs leur apparaissaient sans valeur ? Mais cette hypothétique communauté a disparu. Le monde vivant en général s’est trouvé totalement éradiqué également. Serait-ce, comme dans la Biennale de 2015, le résultat d’une catastrophe nucléaire, civile ou militaire ?
Dans ce climat étrange que génère la scénographie de Hans Op de Beeck, on pense également aux installations créées par Anne et Patrick Poirier, notamment avec « Danger zone » (2001) nous plongeant dans un futur inquiétant (en l’an 2238) : « Nous avons commencé, disent-ils, à travailler sur les ruines antiques mais seulement comme métaphore et non comme modèle. Les ruines représentent la fragilité des civilisations. » La fragilité est le maître mot de la Biennale dont le titre générique Manifesto of fragility souhaite associer toutes les créations des artistes.

Dans l’univers créé par Hans Op de Beeck l’incertitude règne. Seuls les fossiles de cette vie détruite nous rappellent qu’ici une forme liberté à résisté. « Nous étions les derniers à rester » témoigne, à travers ces vastes scènes, d’un monde anéanti ou l’espèce humaine s’est trouvée foudroyée. Les visiteurs de la Biennale deviennent alors des explorateurs venus d’ailleurs pour tenter d’invoquer ces fantômes de la liberté.

Manifesto of fragility – un monde d’une promesse infinie
Hans Op de Beeck : les fantômes de la liberté
Usine Fagor
Biennale d’art contemporain de Lyon
14 septembre — 31 décembre 2022
Usine Fagor

Expositions

Paris, l’art sans frontières

Quitter sont pays d’origine n’est pas un acte anodin. Les enjeux de la migration à Paris pour les artistes étrangers montrent combien les motivations peuvent à la fois trouver des origines diverses dans la décision du voyage et comparables pour les valeurs qui les attirent.

Paris et nulle part ailleurs

L’exposition Paris et nulle part ailleurs que présente le musée de l’histoire de l’immigration à Paris met en lumière cette diversité. Peut-on comparer l’arrivée en France de l’américaine Joan Mitchell rejoignant en France celui qui devient son compagnon , Jean Paul Riopelle et celle, chaotique, de la hongroise d’origine Judith Reigl ?
Cette dernière, après huit tentatives, réussit à quitter la Hongrie en mars 1950. Arrêtée en Autriche, dans la zone occupée par les Britanniques, elle est emprisonnée deux semaines dans un camp d’où elle s’enfuit. Après un voyage le plus souvent effectué à pied, en passant par Munich, Bruxelles et Lille, elle arrive à Paris le 25 juin 1950.
Au cours de l’été 1955 Joan Mitchell , pour sa part, se rend à Paris et se joint à une communauté d’artistes américains qui y vivent et y travaillent. C’est là qu’elle rencontre le canadien Jean-Paul Riopelle. Ils auront d’abord une relation à distance, elle continuant de vivre à New York, lui à Paris. Rapidement, ils emménagent ensemble dans la capitale Française.
On voit combien le mot d’émigration recouvre des histoires personnelles fort différentes, face à des réalités très contrastées. Organisé en quatre sections – l’exil, les échanges avec le pays d’accueil, la reconstitution de repères, un monde commun – le parcours de Paris et nulle part ailleurs propose un regard croisé entre art, histoire et sociologie de l’immigration.
Dès lors, la somme des œuvres présentées dans l’exposition pourrait sembler secondaire au regard de ce vécu migratoire. Pourtant, à l’évidence, c’est Paris qui détient la clef de ces mouvements. « De 1945 à 1970, aux côtés des Européens, des communau­tés de jeunes nord-américains, latino-américains, maghrébins, africains, moyen-orientaux, ex­trême-orientaux se créent, se renouvellent et facilitent la venue de nouveaux compatriotes. » Les salons et galeries d’avant-garde parisiens qui associent artistes français et non-français deviendront durablement cosmopolites grâce à ces mouvements en direction de Paris.

Joan Mitchell, A small garden, 1980. Paris, Centre Pompidou – Musée national d’art moderne – Centre de création industrielle.

Au regard de ce phénomène historique, la diversité artistique présentée dans l’exposition passe presque au second plan. De Soto à Cadéré, de Erro à Zao wouki, il faut chercher ce qui relie ces parcours si divers.
Très opportunément les documents photographiques présentés dans l’exposition témoignent de l’importance revêtue par les rencontres entre les artistes dans ces années cinquante puis soixante. Artistes de toutes origines et autochtones se réunissent régulièrement dans les ateliers, se retrouvent aussi vraisemblablement dans les cafés parisiens comme à l’époque effervescente des années 20 où Le Dôme puis la Coupole servent de point de ralliement pour Mondrian, Man Ray, Joséphine Baker et tant d’autres.
Plus tard, les artistes de l’exposition Mythologies quotidiennes réunis en juillet 1964 au restaurant Le Train bleu à Paris à l’occasion du vernissage, rassemblent dans une photo de groupe désormais historique l’espagnol Arroyo, l’allemand Klasen, l’américain Peter Saul, l’haïtien Télémaque, l’italien Récalcati, le suédois Fahlström, le suisse Tinguely, le portugais Bertholo, l’islandais Erro pour ne citer que quelques noms, autour de Rancillac, Monory notamment.
Si bien que choisir vint quatre noms parmi les centaines voire milliers d’artistes venus s’installer en France et plus particulièrement à Paris s’avère délicat. Il est vrai que Shirley Jaffe ou Sheila Hicks auraient mérité leur place dans l’exposition. Certains découvriront le peintre Sénégalais Iba N’Diaye trop peu présenté en France.
Paris et nulle part ailleurs nous parle d’une émigration source d’hybridation, de métissage, de dialogue, d’influences réciproques. Paris est devenu le centre de cette ébullition, animant les confrontations artistiques, parfois même les conflits. Comment la vie sur une frontière serait-elle autrement qu’agitée ? Paris sans frontières a symbolisé pendant plusieurs décennies cette idée de la liberté.

Photo de l’auteur

PARIS ET NULLE PART AILLEURS
MUSÉE NATIONAL DE L’HISTOIRE DE L’IMMIGRATION
Du 27 septembre 2022 au 22 janvier 2023
293, avenue Daumesnil – 75012 Paris

Commissaire de l’exposition : Jean Paul Ameline

Artistes présentés :

Shafic Abboud (Liban), Eduardo Arroyo (Espagne), André Cadere (Roumanie), Ahmed Cherkaoui (Maroc), Carlos Cruz-Diez (Vénézuela), Dado (Monténégro), Erró (Islande), Tetsumi Kudo (Japon), Wifredo Lam (Cuba), Julio Le Parc (Argentine), Milvia Maglione (Italie), Roberto Matta (Chili), Joan Mitchell (États-Unis), Véra Molnar (Hongrie), Iba N’Diaye (Sénégal), Alicia Penalba (Argentine), Judit Reigl (Hongrie), Antonio Seguí (Argentine), Jesús Rafael Soto (Vénézuela), Daniel Spoerri (Roumanie), Hervé Télémaque (Haïti), Victor Vasarely (Hongrie), Maria Helena Vieira da Silva (Portugal), Zao Wou-Ki (Chine).


Expositions

Philippe Katerine : mignonne, allons voir si le rose…

Il faut se faire une raison : Philippe Katerine n’est pas raisonnable : pour preuve l’envahissement impertinent de ses sculptures dans la ville de La Rochelle cet été. Philippe Katerine n’est pas raisonnable car il prétend incarner à lui seul un mouvement artistique : le « mignonisme ». C’est dire combien sa posture et son travail risquent fort d’en irriter plus d’un, à commencer par les adeptes de l’art contemporain qui voient arriver ce trublion avec suspicion comme un jeune chien dans un jeu de quilles.

Les douze silhouettes de « Monsieur rose » prennent leurs aises dans les lieux stratégiques de la ville : l’hôtel de ville, la gare centrale, le Centre Intermonde etc. Non content d’être à la fois auteur-compositeur-interprète, acteur, Philippe Katerine se targue d’empiéter sur les plate-bandes d’un univers ultra sensible : l’art contemporain. C’est dire si sa spectaculaire irruption dans le domaine de l’art peut engendrer les sarcasmes.
Il semblerait que l’artiste ait une (fâcheuse ?) tendance à voir la vie en rose à travers ses personnages intrusifs, ce qui peut accroître encore l’agacement de ses détracteurs. Ceux-ci se rassureront peut-être en estimant que “Et rose elle a vécu ce que vivent les roses, l’espace d’un matin.”
Mais l’homme a plus d’un humour dans son sac. Lors de sa précédente prestation au Bon Marché de Paris, il expliquait : « Le mignonisme » existe depuis la nuit des temps, mais je m’y suis précipité pendant le confinement. J’avais du temps, je me suis mis à regarder ce que je ne voyais plus vraiment, des toutes petites choses du quotidien, puis j’ai commencé à faire des assemblages, des dessins. Ces choses m’ont permis de passer ces temps expérimentaux plus légèrement. Voir du mignon partout même dans les choses affreuses, c’est formidable. »

Philippe Katerine à une autre fâcheuse tendance, celle de reprendre à son comptes les codes de l’art contemporain : la multiplication d’une même forme, son cérémonial d’installation en tous lieux, sa justification par le discours … A croire que l’artiste veuille délibérément s’en prendre à ces codes.
Pour éradiquer le mal, Katerine se voit affublé de l’appelation de « Jeff Koons à la française ». Cette entreprise d’exorcisme suffira-t-elle pour arrêter dans son élan le saltimbanque iconoclaste ?

Exposition « Mignonisme »
Philippe Katerine
Du 13/07 au 02/09/2022, tous les jours.
La Rochelle

Expositions

Hantaï : abstraction faite

« L’exposition du centenaire »

Neuf ans après la rétrospective Hantaï au Centre Pompidou de Paris, « L’exposition du centenaire » consacrée au peintre à la Fondation Louis Vuitton offre une panorama impressionnant sur le parcours de l’artiste d’origine hongroise. Dans la ville où il fit ses études d’art, Budapest, l’œuvre d’Hantaï fut paradoxalement absente pendant des années. Au grand centre d’art contemporain de la capitale hongroise, le Ludwig Museum, une seule toile faisait partie des collections permanentes. Ce n’est qu’en 2014 qu’une rétrospective significative fut proposée aux visiteurs.
Il est vrai que le peintre était arrivé à Paris en 1948, laissant derrière lui son pays, portant peut-être douloureusement les séquelles de la seconde guerre mondiale (il fut arrêté par les Croix fléchées pour une harangue anti-allemande qu’il lança à l’École des Beaux-Arts en 1944, et contraint de séjourner dans un camp pour artistes).
A la Fondation Vuitton plus de cent trente toiles surexposent le parcours d’un homme davantage habitué à la discrétion pour ne pas dire au repliement.

Toutes le périodes de son œuvres ( Peintures à signes, Monochromes, Mariales, Catamurons, Panses, Meuns, Études, Blancs, Tabulas, Peintures polychromes, Sérigraphies, Laissées) permettent d’appréhender ce qui constitue la nature à la fois d’un protocole de travail et d’une réflexion.

Qu’est-ce que peindre ?

Dès 1960, les Mariales font entrer l’œuvre d’Hantaï dans un univers à défricher : les Mariales font appel à la pliure de la toile avant de la peindre. Après le passage « à l’aveugle » de la peinture, la toile est dépliée et les parties non touchées par le première passage de la peinture sont a leur tour peintes. Une question décisive hantera son parcours : qu’est-ce que peindre ? Cette interrogation lancinante, d’autres que lui la reprendront à leur compte, notamment en France avec les groupes BMPT et Supports-Surfaces. Et cet éclairage sur l’œuvre d’Hantaï mérite que l’on s’y arrête.
Le groupe Supports-Surfaces qui a partir du milieu des années soixante s’attaque à une démarche élémentaire, sorte de retour aux origines de la peinture, recouvrant une grande diversité des pratiques, pose avec force cette question : qu’est-ce que peindre ? La toile se prête au pliage, au froissage, à l’enroulement, au collage, à la couture. Avec la revue Peinture-Cahiers théoriques, elle-même nourrie de la pensée dominant la revue Tel Quel marquée à la fois par le structuralisme, le freudisme et le maoïsme, les membres de Supports-Surfaces reconnaissent Simon Hantaï comme un défricheur dans cette recherche. Le peintre Jean-Michel Meurice, proche de Supports-Surfaces, réalise des films avec Hantaï. Pierre Buraglio, également associé au mouvement Supports/Surfaces, a introduit dans certaines de ses œuvres des « chutes » d’œuvres qu’Hantaï lui a données.


Avec le groupe BMPT la relation s’établir de façon plus personnelle. C’est vers 1963 que Daniel Buren commence à fréquenter l’atelier de Hantaï, voisin du sien à la cité des Fleurs. Début 1966, il lui fait rencontrer Michel Parmentier, qui, lui aussi, deviendra un proche.
Les membres du groupe BMPT (Buren, Mosset, Parmentier, Toroni) à l’occasion du Salon de la Jeune peinture de 1967 au musée d’art moderne de la ville de Paris clament « Nous ne sommes pas peintres ! » et se positionnement dans ce « degré zéro de la peinture ». La Fondation Vuitton évoque cette relation. Une intervention in situ inédite de Daniel Buren, intitulée Mur(s) pour Simon, travaux in situ et en six mouvements et conçue comme un hommage à Hantaï, est située dans le parcours de l’exposition. Par ailleurs, dans l’exposition voisine « La couleur eu fugue » présente le travail de Toroni.

Tabula (1976)

Abstraction faite

Ce terme de travail est d’ailleurs à prendre au premier degré et nous renvoie à Hantaï. Depuis un demi-siècle, même s’il décline à l’infini ce jeu autour de ce pinceau N° 50, Toroni ne peint pas un même tableau, il trace un sillon indélébile  et, avec un pied de nez au manifeste de BMPT, assène:  « Je suis peintre! ». Cette définition de la peinture par le travail, toute l’exposition d’Hantaï témoigne, me semble-t-il, de cet investissement acharné. Entre l’acte répétitif d’un Toroni et l’application absolue d’Hantaï dans la réalisation des  Tabulas , la peinture se révèle comme un labeur impérieux. Le travail s’inscrit dans la toile qui en exprime la trace dans la durée. La peinture d’Hantaï n’est pas seulement un abstraction, c’est une abstraction faite. Je serais presque tenté de rapprocher cette démarche de celle d’un Roman Opalka pour cette tentative d’une peinture du temps.
Après la biennale de Venise de 1982, Hantaï décide de se retirer du monde de l’art. Peint-il encore ? Pendant quinze ans son retrait est complet : il refuse toute proposition d’exposition ne s’exprime plus publiquement. Lorsque je le rencontre dans son atelier en 1996, la peinture habite pourtant toujours son espace. La Fondation Vuitton montre pour la première fois au public ces travaux de l’après 1982.

Simon Hantaï, l’exposition du centenaire
Fondation Louis Vuitton
du 18 mai au 29 août 2022
8 avenue du Mahatma Gandhi, Bois de Boulogne
75116, Paris,

Expositions

Anita Molinero, le Chant du styrène

Il s’est passé un phénomène étrange sur le plan d’eau du Palais de Tokyo à Paris. Jaillissant de la surface verdâtre du bassin, des créatures fantasmagoriques d’un rouge éclatant sont venues coloniser l’espace du palais qui depuis sa création en 1937 ne proposait que les bas reliefs familiers d’Alfred Janniot ou les nymphes de Louis Dejean, Léon Drivier et Auguste Guénot. Certes il y avait bien eu la tentative avortée de Jeff Koons :« The Bouquet of Tulips » conçu en novembre 2016 par l’artiste américain en mémoire des victimes des attentats de novembre 2015 et offert par l’artiste à Paris. Koons souhaitait que l’œuvre soit placée sur le parvis du Musée d’art moderne de la ville de Paris. Cette proposition provoqua une levée de boucliers : des artistes, desresponsables culturels éminents lancèrent alors une pétition contre l’implantation de cette pièce qui finalement trouva refuge dans les jardins des Champs-Élysées près du Petit Palais.


En se rapprochant avec prudence des apparitions écarlates qui ont pris possession du bassin, on croit deviner un agrégat de poubelles d’où surgiraient des formes vivantes indéfinissables. Certains affirment même qu’il s’agirait d’une création artistique dont l’auteur serait identifié : Anita Molinero. L’artiste justement se voit offrir sa première rétrospective personnelle dans une institution parisienne et donc ici au Musée d’art moderne de la ville de Paris. C’est alors sur cette piste qu’il faut avancer pour tenter de cerner l’origine de ces éclosions aquatiques. L’artiste d’ailleurs ne cherche pas à se disculper de cette initiative :
« En faisant les poubelles, j’ai pensé aux Aliens. La science-fiction se situe pour moi dans la poubelle, c’est une science-fiction organique, pas technologique. Je pense que je fais une œuvre qui se répète. Les poubelles, par exemple, j’en ferai toute ma vie. »

« Extrudia »

C’est en visitant l’exposition « Extrudia » dans les salles du musée que commencent à se dessiner les contours d’une démarche, celle qui anime Anita Molinero depuis la fin des années 1980.« Extrudia» évoque à la fois la pratique de l’artiste (extruder signifie « donner une forme à un matériau en le contraignant ») et un des matériaux qu’elle utilise en priorité, le polystyrène extrudé. Mais s’il est question ici d’un matériau de prédilection, l’artiste n’entend pas se définir comme un sculpteur du matériau. Elle se situe dans cette culture post-Duchamp de l’objet. Car c’est bien de poubelles qu’il s’agit, objets du quotidien urbain, agrégés, torturés, fondus par cet accouchement chimérique qui, en effet, nous renvoie aux Aliens et à leur implacable profusion organique. Anita Molinero joue avec nos nerfs en brouillant les pistes. Poubelles, monstres venus d’ailleurs ? «  Elles sont des poubelles, elles ne peuvent ressembler qu’à ce qu’elles sont; c’est ça ma garantie. Je tiens à ce qu’on les reconnaisse, c’est significatif de quelque chose qui est la poubelle et pas de l’art. »
Entre ces poubelles qui ne sont pas des monstres nous dit-on et ces objets post-Duchamp qui ne sont pas de l’art prétend l’artiste, le visiteur devra établir sa propre vérité.
La visite de l’exposition confirme cette omniprésence du polypropylène révélant à la fois la décision de l’artiste (torsion, accumulation, combustion) et la pérennité d’une identité, celle de l’objet industriel choisi pour cet acte transformateur.
Dans le film industriel « Le Chant du styrène » commandé en 1958 à Alain Resnais, Raymond Queneau écrivait dans son commentaire entièrement en vers :

« Quoi ? Le polystyrène
vivace et turbulent qui se hâte et s’égrène.
Et l’essaim granulé sur le tamis vibrant
fourmillait tout heureux d’un si beau colorant. »

Anita Molinero
Extrudia

Du 25 mars au 24 juillet 2022
Musée d’art moderne de la ville de Paris
Pour mémoire

Le street art, à corps perdu

« Le street art au tournant »

Il y a déjà presque dix ans, dans son ouvrage « Le street art au tournant », le professeur d’université Christophe Genin portait un regard lucide sur le devenir de cet art urbain : « Le Street art est entré dans l’industrie de la mode, devenue une rubrique du marché de l’art et du design qui promeut des oeuvres cessibles (toiles, objets d’art, installations, vidéos, vêtements, accessoires de mode, objets de consommation courante), faites dans le style de la rue pour satisfaire une clientèle fascinée ou divertie par l’héroïsme canaille associé à la figure du graffeur, que cette clientèle soit un adolescent mimétique en mal de modèle d’identification ou une grande bourgeoise blasée en mal de frisson » .
Ces années récentes n’ont fait que confirmer ce constat de mort imminente d’un art dont la nature même tenait à cette présence urbaine non autorisée, libre de toute attache mercantile, imposant au spectateur involontaire son cri rebelle. Dans les années cinquante, les murs des villes supportaient le lieu de la révolte. Il était même question de révolution. En France le  « Ne travaillez jamais !  » de Guy Debord en 1953 marque une prise de possession de la rue certes politique mais également artistique aux yeux de son auteur. Les Lettristes, les Situationnistes  accaparaient cet espace avant que les acteurs de mai 1968 s’approprient à leur tour la rue et ses murs.
A cette trop libre parole, les institutions opposaient alors les accusations de vandalisme et de dégradation réprimées par la loi.

Underbelly Project

Pourtant à New York le street art ne renonçait pas à sa vocation d’origine. En 2010 un groupe nommé The Underbelly Project investissait une galerie de métro désaffectée de Brooklyn et créait le plus improbable des halls d’exposition dédié au street art. Une centaine d’artistes, jouissant pour certains d’une notoriété bien établie (Ron English, Swoon, Revok) ainsi que des inconnus du grand public, revenaient ainsi aux racines du street art.

Jibeone

« Full1 » et « Jibeone

Il y a quarante huit heures la tragique disparition de deux artistes françaises à New York rappelle douloureusement combien le street art est identifié à une pratique hors des institutions, illégale parfois, underground souvent, risquée. Pierre Audebert et Julien Blanc, alias « Full1 » et « Jibeone », sont décédés mercredi 20 avril à New York, happés par une rame de métro alors qu’ils s’apprêtaient à réaliser l’un de leurs rêves : graffer l’intérieur d’un des iconiques métros de la ville de New York, érigés au rang de symbole dans le monde du graffiti. Les corps ont été retrouvés près de la station Sutter Ave-Rutland Road un endroit connu pour être un haut lieu du graffiti new-yorkais. Les deux artistes toulousains avaient 28 et 34 ans.

Full 1

Pierre Audebert et Julien Blanc réalisaient tous les deux des œuvres à l’international, comme récemment au Maroc, en Italie et en Espagne. Full1 mélangeait paysages géométriques rappelant son Quercy natal aux lettrages à la bombe empruntés au graffiti.
On imagine bien que les deux artistes n’envisageaient pas de payer de leur vie cette liberté hors système qui les rattachait à cette histoire d’un mouvement indomptable ne pouvant se laisser enfermer, bien alignées sur les cimaises des musées, trônant sur les palissades officielles.
Cette disparition tragique de « Full1 » et « Jibeone » nous rappelle que la liberté de l’artiste est un marqueur incontournable du street-art, au risque de se perdre.

Expositions

Fabrice Hyber, l’homme de Bessines

Il serait trompeur de regarder « L’Homme de Bessines » qui vient de faire irruption sur le bassin du Palais Royal à Paris comme la dernière exhortation d’une commande publique susceptible d’engendrer les débats contradictoires sur la vocation de l’art contemporain dans l’espace collectif. Car cette apparition ne peut être évaluée qu’à l’aune de la stratégie globale de l’artiste Fabrice Hyber. De quoi s’agit-il ?
Répondant à une commande publique initiée en 1991 pour la commune de Bessines (Deux-Sèvres), Fabrice Hyber entreprend de disperser six hommes de bronze peints en vert dans le village. D’une hauteur de 87 cm, soit la moitié de la taille de l’artiste, chaque sculpture est percée par onze orifices d’où jaillissent des filets d’eau. En lien avec la notion de mutation traitée par l’artiste en 1986, l’Homme de Bessines est également « une œuvre virale » en ceci qu’elle est prévue pour être diffusée de manière illimitée. Ainsi, depuis la première installation à Bessines en 1991, la sculpture a été diffusée à plusieurs centaines d’exemplaires, de tailles et d’apparences variables, sur l’ensemble de la planète (Shanghai, Lisbonne, Tokyo, Londres…).

Pour ses trente ans et dans le cadre de Lille 3000, l’Homme de Bessines s’installe également à Lille en mai 2022 : Au Tri Postal avec la fondation Cartier où l’artiste expose un ensemble de 100 hommes verts peints et d’un homme de terre. A l’Hospice Comtesse, 5 prototypes de l’Homme/Femme de Bessines seront présentés. A Lasécu, espace d’art contemporain à Lille, un ensemble de prototypes sera proposé autour de l’homme de Bessines En octobre, le 1er Homme de Bessines géant sera installé à Marfa (Texas).

A Paris, les trente sculptures mises en scène sur le bassin du Palais Royal doivent donc être appréhendées comme un « moment » de cette performance inscrite dans l’espace et le temps. Et plutôt que de résumer ces « petits hommes verts » à de quelconques avatars échappés d’un film de science fiction, il faut chercher ailleurs l’origine de cette proposition. Pour l’artiste, vendéen d’origine, le vert de ces silhouettes puise sa source dans une mémoire personnelle : « Je m’étais imaginé à l’âge de soixante ans. Je voulais rendre hommage aux maraîchers qui ont fait la beauté du marais poitevin. Et aussi signaler l’engagement écologique et la responsabilité de chacun dans le respect de la nature ».

Au-delà de cette description ponctuelle, il faut découvrir dans la démarche de Fabrice Hyber ce qui anime une telle énergie dans la profusion sans fin de ces personnages.

En 2015 au C.R.A.C. de Sète, l’artiste révélait de façon spectaculaire cette volonté d’embrasser toute la pensée du monde avec un accrochage de près de trois cents œuvres révélant la chronologie d’un itinéraire artistique « sur les 2716,43795 m2 du Centre régional d’art contemporain de Sète ». Ce fil rouge commençait en 1981 par : « Un mètre carré de rouge à lèvres« , un tableau  entièrement recouvert de rouge à lèvres, entouré d’un cadre doré. Ce fut le point de départ de ce jeu sans fin dans lequel la pensée se développe sans hiérarchie, en rhizome qui renvoie à la théorie philosophique de Gilles Deleuze et Félix Guattari. Si bien que la prise en compte de la totalité des tableaux présentés prenait alors le pas sur chacun d’eux. C’est donc alors à un travail d’enquête qu’il fallait se livrer pour tenter de relier les fils visibles ou souterrains que l’artiste tisse à l’intérieur même d’une toile ou d’une toile à la suivante pour aboutir à cet ensemble présenté dans l’ intégralité du lieu et parfois sur la hauteur entière des murs. De la peinture à la sculpture, cet « Homme de Bessines » témoigne de cette même volonté d’englober, d’un lieu à l’autre, le regard sur le monde. De formation scientifique avant d’entrer à l’École des Beaux-Arts de Nantes, l’artiste a conçu son œuvre sous la forme de ce gigantesque rhizome reliant la pratique du dessin et de la peinture, tout en investissant les autres modes d’expression. Si bien que cet Homme de Bessines, en mutation permanente, pourrait bien être l’artiste lui-même projeté dans cette production sans fin qui ambitionne de baliser ce lieu géométrique d’une réflexion planétaire.

Photos de l’auteur

Fabrice HYBER fête les trente ans de l’Homme de Bessines
du 4 avril au 30 mai 2022
au Palais Royal à Paris
AVEC LE CMN (Centre des Monuments Nationaux)

Expositions

Les fables intranquilles de Mauro Bordin

La luxuriance de la jungle nous la connaissions déjà à travers les toiles du Douanier Rousseau, ce peintre voyageur qui n’avait pourtant jamais quitté la France. Son exotisme imaginaire et stylisé, issu du Jardin des Plantes, du jardin d’Acclimatation et des revues de botanique de l’époque, proposait un monde empreint de sérénité, nourri de la nostalgie de l’enfance, du merveilleux révélé par un homme vagabondant entre raison et fantasme.
C’est une autre jungle que nous propose Mauro Bordin actuellement au 100 ECS, rue de Charenton à Paris. Et si l’exubérance de cette nature inventée peut rivaliser avec celle du Douanier Rousseau, le monde qu’il nous révèle s’éloigne singulièrement de la candeur du peintre naïf. Car cette nature n’est peut-être pas aussi accueillante qu’il y paraît. Déjà, la densité inquiétante des cactées envahissant la toile du peintre alerte sur le danger redoutable de cette végétation trop monstrueuse pour être hospitalière. Si bien que les animaux de la ferme égarés dans ce cadre hostile, plutôt que sortis d’une fable de La Fontaine, semblent davantage s’être enfuis du monde de Georges Orwell. Cette flore colonisant les toiles porte à la fois son attrait naturel et sa répulsion périlleuse.

During Big Moon, 2019, 210×250 cm huile sur toile

D’une scène à l’autre les tableaux proposés par Mauro Bordin balancent en permanence entre ces deux penchants : l’apparence accueillante du cadre et la troublante mise en scène de ces fables grinçantes. Parfois même, au-delà du trouble, le sépulcral s’invite dans la saynète. Pour preuve cette « Danse macabre » de 2019 qui ne peut que créer le malaise. La grâce apparente de ces danseurs endiablés et la sinistre présence de ces cranes humains que l’on imagine ricanants, grimaçants comme pour mieux déstabiliser le spectateur stupéfait se superposent dans une séquence où justement le diable tire peut-être les ficelles de ces pantins en costume cravate.

Danse macabre, 2019, huile sur toile, 165×335 cm

Qu’est devenu, dans ces fresques, le monde du vivant ? L’univers qui nous est présenté d’un tableau au suivant serait-il le vestige fossilisé d’une civilisation perdue ou l’annonciateur inquiétant d’un futur pétrifié ? Cette fascination pour le cataclysme, le peintre s’y était déjà confronté avec l’impressionnante fresque de la ville d’Hiroshima après la bombe atomique, une œuvre de près de trente mètres de longueur réalisée au début des années 2000. Il s’agit d’un énorme puzzle composé de 220 parties assemblées. Le projet d’exposition se compose de deux périodes distinctes qu’on pourrait intituler « la décomposition », puis « la recomposition». Cet objectif ambitieux jouait sur une stratégie à l’intention des collectionneurs. L’idée était que les amateurs puissent acheter des éléments de la peinture pendant l’exposition, laissant ainsi des espaces vides apparaitre dans l’œuvre jusqu’à ce qu’elle soit progressivement supprimée, avant que, plus tard, une tentative de reconstitution de l’œuvre rassemble à nouveaux ces collectionneurs.
La mémoire de l’Apocalypse pourrait bien habiter la plupart des tableaux du peintre. Si bien que loin du jardin d’Eden, la profusion de cette flore inventée participe peut-être à un enfouissement des valeurs perdues d’un monde égaré, en voie de perdition. Le végétal inquiétant qui étouffe progressivement toutes ses toiles pourrait bien être l’ultime vainqueur sur cette humanité se détruisant elle-même à la manière des visions d’un Georges Orwell. Les fables intranquilles de Mauro Bordin trouvent alors chaque jour davantage, y compris dans les drames de l’actualité, leur raison d’être.

Le bûcher des Vanités

Prolongation jusqu’au 30.04.2022
SCIC le 100ecs
Établissement Culturel Solidaire
100, rue de Charenton
75012 Paris
Expositions

L’art portugais, à tire-d’elles

« Tout ce que je veux »

Avant même de découvrir l’exposition que présente actuellement le CCCOD de Tours, l’apostrophe est lancée : « Tout ce que je veux » . Et si l’initiatrice de cette interpellation (Lou Andreas-Salomé, une femme de lettres germano-russe) n’est pas d’origine portugaise, les bases de l’exposition sont fixées : il s’agit d’artistes femmes, toutes venues du Portugal. Réunissant des peintures, sculptures, dessins, objets, livres, céramiques, installations, films et vidéos, du début du XXème siècle à nos jours, l’exposition fusionne ce regroupement de quarante productions avec cet argument militant : « Comment, dans un univers majoritairement masculin, les femmes sont passées du statut de muse à celui de créatrice. »
C’est donc à la fois un point de vue et un parti-pris qui animent la scénographie ambitieuse occupant la totalité des espaces du Centre de Création Contemporaine Olivier Debré à Tours.
Au-delà des frontières du Portugal certains noms de générations différentes sont bien connus comme Maria Helena Vieira da Silva (première femme à avoir reçu le Grand Prix National des Arts créé par le gouvernement français), Lourdes Castro, Ana Vieira ou Joana Vasconcelos, première artiste-femme invitée à exposer au Château de Versailles en 2012, représentant le Portugal à la Biennale de Venise en 2013 et ayant fait l’objet en 2018 d’une vaste exposition au musée Guggenheim de Bilbao. Sa récente installation dans le cadre inattendu du Bon marché à Paris (2019) illustre le positionnement militant de cette artiste intervenant dans l’impressionnant volume du magasin avec la monstrueuse Simone se livrant dans ce temple du luxe à une guerre en dentelles. Le nom de Simone ne doit rien au hasard : il établit un rapport avec le côté engagé de la femme incarné par deux personnalités françaises qui ont marqué l’histoire par leurs militantismes respectifs : Simone de Beauvoir et Simone Weil.
De nombreux autres peintres sont à découvrir tout au long du parcours. L’exposition, de la peinture à la vidéo, ambitionne de nous donner à percevoir les liens souterrains entre ces créations faisant appel à des pratiques si éloignées et qui cependant peuvent éclairer sur cette appropriation par les artistes femmes d’une liberté qui n’allait pas de soi dans la société portugaise.

Tout ce que je veux Femmes artistes 1900 à 2020

A défaut de pouvoir évoquer la grande diversité des œuvres présentées, on peut notamment porter un éclairage sur les ombres de Lourdes Castro. Après les premières Ombres peintes sur toile, elle trouve en 1964 dans le plexiglas transparent un matériau qui lui permet de transformer l’obscur en clarté. « Les Ombres s’autonomisent et flottent dans l’espace. Ce matériau alchimique du xxe siècle opère une transmutation, qui modernise l’ombre en la dotant de ce qui lui manque : transparence, lumière, couleur, volume. L’artifice des coloris pop et fluo accentue la présence fantasmatique de ces doubles.».
D’autres formes d’ombres également sont celles induites par les oeuvres d’Ana Vieira nous donnant « à voir et à sentir avec tout le corps des lieux vidés de quelque chose qui s’est retiré en laissant son empreinte dans sa fuite. » Sa façon de « Montrer ce qui ne se voit pas » interpelle. Sortir de l’ombre pourrait bien être un cri de ralliement pour toutes ces femmes qui, pour la plupart, ont connu et subi dans la société portugaise une relégation au second rang.

Ana Vieira sans titre 1968

Car une autre ombre enfin plane sur l’exposition même sans être explicitement évoquée : la révolution des Œillets, nom donné aux événements d’avril 1974 qui ont entraîné la chute de la dictature salazariste qui dominait le Portugal depuis 1933. La femme était reléguée jusqu’alors à la sphère du domestique. La loi Portugaise désignait le mari littéralement comme «chef de la Famille». La femme ne disposait pas de la même citoyenneté que l’homme. La révolution des œillets a brisé ce statu quo patriarcal du régime dictatorial. C’est à partir de 1975 que des organisations féministes sont crées et se manifestent publiquement notamment contre la législation sur l’avortement. Il faudra attendre 1976 pour que toutes les femmes portugaises accèdent au droit de vote.
Si le fil rouge de l’exposition se développe sur l’identité et la valeur des femmes artistes, ce positionnement ne relève pas systématiquement d’un féminisme militant. D’autres considérations interviennent dans les préoccupations abordées au travers de cette multiplicité des œuvres présentées : droits civiques, écologie, post-colonialisme, d’autres encore participent à la relation au monde engagée par ces artistes.
En 2007 la militante du M.L.F. Françoise Flamant, dans son ouvrage « À tire d’elles. Itinéraires de féministes radicales des années 1970« , évoquait la trajectoire de femmes ayant parcouru certains pays d’Europe (notamment la France, l’Italie, le Danemark et l’Angleterre) et plusieurs régions des États-Unis. Ces femmes décrivaient leurs entrées dans le mouvement féministe comme un essor, un envol sur elles-mêmes qui se manifeste par des ruptures diverses. Les œuvres des artistes portugaises pourrait bien signifier comment leur investissement dans l’art a contribué à cet envol libérateur. L’exposition « Tout ce que je veux » pose conjointement la question d’un art comme moyen d’émancipation pour les femmes et celle d’un art au féminin. On observera qu’à la différence d’autres appellations (écrivain, auteur, créateur) le mot d’artiste conserve la même identité au féminin comme au masculin. Serait-ce le signe que l’art dépasse les genres pour unir dans une préoccupation commune la création et la relation au monde ?

tout ce que je veux
artistes portugaises de 1900 à 2020
25 mars – 4 septembre 2022
Centre de Création Contemporaine Olivier Debré Tours
Exposition organisée par le Ministère de la Culture portugais et la Fondation Calouste Gulbenkian, en coproduction avec le Centre de Création Contemporaine Olivier Debré et avec la collaboration du Plan National des Arts portugais.

AURÉLIA DE SOUSA MILY POSSOZ ROSA RAMALHO MARIA LAMAS SARAH AFFONSO OFÉLIA MARQUES MARIA HELENA VIEIRA DA SILVA MARIA KEIL SALETTE TAVARES MENEZ ANA HATHERLY LOURDES CASTRO HELENA ALMEIDA PAULA REGO MARIA ANTÓNIA SIZA ANA VIEIRA MARIA JOSÉ OLIVEIRA CLARA MENÉRES GRAÇA MORAIS MARIA JOSÉ AGUIAR LUISA CUNHA ROSA CARVALHO ANA LÉON ÂNGELA FERREIRA JOANA ROSA ANA VIDIGAL ARMANDA DUARTE FERNANDA FRAGATEIRO PATRÍCIA GARRIDO GABRIELA ALBERGARIA SUSANNE THEMLITZ GRADA KILOMBA MARIA CAPELO PATRÍCIA ALMEIDA JOANA VASCONCELOS CARLA FILIPE FILIPA CÉSAR INÊS BOTELHO ISABEL CARVALHO SÓNIA ALMEIDA

Crédit photographique :
« Tout ce que je veux. Artistes portugaises de 1900 à 2020 » vue d’exposition au CCC OD, Tours, France, mars 2022 © Photo(s) : F. Fernandez, CCCOD – Tours

Expositions

Christian Lapie : les fantômes de l’apocalypse

Les figures totémiques que le sculpteur Christian Lapie érige dans les cadres les plus divers ont, à chaque fois, une faculté rare : celle de s’approprier la mémoire du lieu dans lequel elles s’invitent et dans le même temps d’assigner à ces lieux une présence signifiante évidente. Ces silhouettes monumentales, faites de chêne brut, noircies à la flamme, saturées de goudron et passées à l’huile de lin pour les rendre imputrescibles, investissent ces lieux avec une force invincible.

Actuellement c’est l’église Saint-Eustache à Paris qui accueille ces silhouettes fantomatiques pour une exposition intitulée : « Christian Lapie, L’Espace Temps » . À Saint-Eustache, le sculpteur a inscrit ces pièces monumentales dans une élévation accompagnant celle acquise après tant de difficultés et d’efforts depuis le treizième siècle pour aboutir à l’édifice religieux toujours présent. Au-delà de l’espace et du temps, notions évidentes pouvant caractériser plus d’un sculpteur, Christian Lapie introduit avec ses œuvres sombres une dramaturgie incontournable.

Déjà en 2007 les statues de la Constellation de la douleur réalisées dans le cadre d’une commande du Conseil général de l’Aisne pour le 90e anniversaire de la bataille du Chemin des Dames de 1917, déchiraient le ciel de leur envolée sombre rappelant combien de soldats africains des bataillons de tirailleurs sénégalais s’étaient sacrifiés dans cet enfer.

A l’origine les œuvres installées à Saint-Eustache devaient l’être sur le parvis de Notre Dame de Paris. Mais si le chantier de la cathédrale en a décidé autrement, cette mémoire des chênes calcinés, comme arrachée au drame de Notre Dame, se perpétue dans les fantômes placés à Saint-Eustache.
Le feu de Notre Dame aurait pu infliger à ces personnages cette patine sépulcrale. De même que ces ombres figées par un feu nucléaire témoigneraient également de l’apocalypse créée par les hommes.
Au fond de la nef de Saint-Eustache, face au chœur de l’église, les trois silhouettes noircies par cette mémoire douloureuse semble attribuer à l’enfer sa part d’existence dans un lieu à la recherche du ciel. Et encore un fois se produit le « miracle » induit par les sculptures de Christian Lapie, celui d’associer le spirituel à cette création humaine capable de témoigner de toutes les douleurs du monde au point que le religieux puisse associer ce cri à sa méditation.


« Les trois sculptures indépendantes sous l’orgue, telles un Golgotha contemporain, évoquent immédiatement une image religieuse connue de la plupart des visiteurs. L’artiste fait explicitement référence à une œuvre précise : l’équilibre des fresques de la Légende de la Vraie Croix (chapelle Bacci de la basilique San Francesco d’Arezzo), chef d’œuvre de Piero della Francesca. (…) L’œuvre de Christian Lapie (2022) est donc la relecture d’une œuvre d’il y a près de six siècles, avec ses propres codes (un Espace Temps lointain), inspiré d’un événement d’il y a vingt et un siècles. »
Les œuvres de Christian Lapie se voient ainsi unies à cette histoire de l’iconographie religieuse, s’appropriant donc la mémoire du lieu dans lequel elles s’inscrivent.
La présence signifiante que j’évoquais au début de cet article reste, pour ma part, attachée à l’évocation du cri douloureux et pourtant silencieux arraché des flammes de l’enfer.
A l’extérieur les quatre silhouettes calcinées se hissent le long de l’architecture religieuse tenant tête, à leur façon aux gargouilles qui les surplombent. La liberté iconographique manifestée par ces artistes nomades de l’art Roman à travers ces chimères grimaçantes, dialogue avec la monstrueuse énigme des silhouettes calcinées que Christian Lapie plante au pied de l’édifice religieux.

« Christian Lapie, L’Espace Temps »
Jusqu’au 2 mai 2022.
Église Saint-Eustache
Paris