Expositions

L’art portugais, à tire-d’elles

« Tout ce que je veux »

Avant même de découvrir l’exposition que présente actuellement le CCCOD de Tours, l’apostrophe est lancée : « Tout ce que je veux » . Et si l’initiatrice de cette interpellation (Lou Andreas-Salomé, une femme de lettres germano-russe) n’est pas d’origine portugaise, les bases de l’exposition sont fixées : il s’agit d’artistes femmes, toutes venues du Portugal. Réunissant des peintures, sculptures, dessins, objets, livres, céramiques, installations, films et vidéos, du début du XXème siècle à nos jours, l’exposition fusionne ce regroupement de quarante productions avec cet argument militant : « Comment, dans un univers majoritairement masculin, les femmes sont passées du statut de muse à celui de créatrice. »
C’est donc à la fois un point de vue et un parti-pris qui animent la scénographie ambitieuse occupant la totalité des espaces du Centre de Création Contemporaine Olivier Debré à Tours.
Au-delà des frontières du Portugal certains noms de générations différentes sont bien connus comme Maria Helena Vieira da Silva (première femme à avoir reçu le Grand Prix National des Arts créé par le gouvernement français), Lourdes Castro, Ana Vieira ou Joana Vasconcelos, première artiste-femme invitée à exposer au Château de Versailles en 2012, représentant le Portugal à la Biennale de Venise en 2013 et ayant fait l’objet en 2018 d’une vaste exposition au musée Guggenheim de Bilbao. Sa récente installation dans le cadre inattendu du Bon marché à Paris (2019) illustre le positionnement militant de cette artiste intervenant dans l’impressionnant volume du magasin avec la monstrueuse Simone se livrant dans ce temple du luxe à une guerre en dentelles. Le nom de Simone ne doit rien au hasard : il établit un rapport avec le côté engagé de la femme incarné par deux personnalités françaises qui ont marqué l’histoire par leurs militantismes respectifs : Simone de Beauvoir et Simone Weil.
De nombreux autres peintres sont à découvrir tout au long du parcours. L’exposition, de la peinture à la vidéo, ambitionne de nous donner à percevoir les liens souterrains entre ces créations faisant appel à des pratiques si éloignées et qui cependant peuvent éclairer sur cette appropriation par les artistes femmes d’une liberté qui n’allait pas de soi dans la société portugaise.

Tout ce que je veux Femmes artistes 1900 à 2020

A défaut de pouvoir évoquer la grande diversité des œuvres présentées, on peut notamment porter un éclairage sur les ombres de Lourdes Castro. Après les premières Ombres peintes sur toile, elle trouve en 1964 dans le plexiglas transparent un matériau qui lui permet de transformer l’obscur en clarté. « Les Ombres s’autonomisent et flottent dans l’espace. Ce matériau alchimique du xxe siècle opère une transmutation, qui modernise l’ombre en la dotant de ce qui lui manque : transparence, lumière, couleur, volume. L’artifice des coloris pop et fluo accentue la présence fantasmatique de ces doubles.».
D’autres formes d’ombres également sont celles induites par les oeuvres d’Ana Vieira nous donnant « à voir et à sentir avec tout le corps des lieux vidés de quelque chose qui s’est retiré en laissant son empreinte dans sa fuite. » Sa façon de « Montrer ce qui ne se voit pas » interpelle. Sortir de l’ombre pourrait bien être un cri de ralliement pour toutes ces femmes qui, pour la plupart, ont connu et subi dans la société portugaise une relégation au second rang.

Ana Vieira sans titre 1968

Car une autre ombre enfin plane sur l’exposition même sans être explicitement évoquée : la révolution des Œillets, nom donné aux événements d’avril 1974 qui ont entraîné la chute de la dictature salazariste qui dominait le Portugal depuis 1933. La femme était reléguée jusqu’alors à la sphère du domestique. La loi Portugaise désignait le mari littéralement comme «chef de la Famille». La femme ne disposait pas de la même citoyenneté que l’homme. La révolution des œillets a brisé ce statu quo patriarcal du régime dictatorial. C’est à partir de 1975 que des organisations féministes sont crées et se manifestent publiquement notamment contre la législation sur l’avortement. Il faudra attendre 1976 pour que toutes les femmes portugaises accèdent au droit de vote.
Si le fil rouge de l’exposition se développe sur l’identité et la valeur des femmes artistes, ce positionnement ne relève pas systématiquement d’un féminisme militant. D’autres considérations interviennent dans les préoccupations abordées au travers de cette multiplicité des œuvres présentées : droits civiques, écologie, post-colonialisme, d’autres encore participent à la relation au monde engagée par ces artistes.
En 2007 la militante du M.L.F. Françoise Flamant, dans son ouvrage « À tire d’elles. Itinéraires de féministes radicales des années 1970« , évoquait la trajectoire de femmes ayant parcouru certains pays d’Europe (notamment la France, l’Italie, le Danemark et l’Angleterre) et plusieurs régions des États-Unis. Ces femmes décrivaient leurs entrées dans le mouvement féministe comme un essor, un envol sur elles-mêmes qui se manifeste par des ruptures diverses. Les œuvres des artistes portugaises pourrait bien signifier comment leur investissement dans l’art a contribué à cet envol libérateur. L’exposition « Tout ce que je veux » pose conjointement la question d’un art comme moyen d’émancipation pour les femmes et celle d’un art au féminin. On observera qu’à la différence d’autres appellations (écrivain, auteur, créateur) le mot d’artiste conserve la même identité au féminin comme au masculin. Serait-ce le signe que l’art dépasse les genres pour unir dans une préoccupation commune la création et la relation au monde ?

tout ce que je veux
artistes portugaises de 1900 à 2020
25 mars – 4 septembre 2022
Centre de Création Contemporaine Olivier Debré Tours
Exposition organisée par le Ministère de la Culture portugais et la Fondation Calouste Gulbenkian, en coproduction avec le Centre de Création Contemporaine Olivier Debré et avec la collaboration du Plan National des Arts portugais.

AURÉLIA DE SOUSA MILY POSSOZ ROSA RAMALHO MARIA LAMAS SARAH AFFONSO OFÉLIA MARQUES MARIA HELENA VIEIRA DA SILVA MARIA KEIL SALETTE TAVARES MENEZ ANA HATHERLY LOURDES CASTRO HELENA ALMEIDA PAULA REGO MARIA ANTÓNIA SIZA ANA VIEIRA MARIA JOSÉ OLIVEIRA CLARA MENÉRES GRAÇA MORAIS MARIA JOSÉ AGUIAR LUISA CUNHA ROSA CARVALHO ANA LÉON ÂNGELA FERREIRA JOANA ROSA ANA VIDIGAL ARMANDA DUARTE FERNANDA FRAGATEIRO PATRÍCIA GARRIDO GABRIELA ALBERGARIA SUSANNE THEMLITZ GRADA KILOMBA MARIA CAPELO PATRÍCIA ALMEIDA JOANA VASCONCELOS CARLA FILIPE FILIPA CÉSAR INÊS BOTELHO ISABEL CARVALHO SÓNIA ALMEIDA

Crédit photographique :
« Tout ce que je veux. Artistes portugaises de 1900 à 2020 » vue d’exposition au CCC OD, Tours, France, mars 2022 © Photo(s) : F. Fernandez, CCCOD – Tours

Expositions

Christian Lapie : les fantômes de l’apocalypse

Les figures totémiques que le sculpteur Christian Lapie érige dans les cadres les plus divers ont, à chaque fois, une faculté rare : celle de s’approprier la mémoire du lieu dans lequel elles s’invitent et dans le même temps d’assigner à ces lieux une présence signifiante évidente. Ces silhouettes monumentales, faites de chêne brut, noircies à la flamme, saturées de goudron et passées à l’huile de lin pour les rendre imputrescibles, investissent ces lieux avec une force invincible.

Actuellement c’est l’église Saint-Eustache à Paris qui accueille ces silhouettes fantomatiques pour une exposition intitulée : « Christian Lapie, L’Espace Temps » . À Saint-Eustache, le sculpteur a inscrit ces pièces monumentales dans une élévation accompagnant celle acquise après tant de difficultés et d’efforts depuis le treizième siècle pour aboutir à l’édifice religieux toujours présent. Au-delà de l’espace et du temps, notions évidentes pouvant caractériser plus d’un sculpteur, Christian Lapie introduit avec ses œuvres sombres une dramaturgie incontournable.

Déjà en 2007 les statues de la Constellation de la douleur réalisées dans le cadre d’une commande du Conseil général de l’Aisne pour le 90e anniversaire de la bataille du Chemin des Dames de 1917, déchiraient le ciel de leur envolée sombre rappelant combien de soldats africains des bataillons de tirailleurs sénégalais s’étaient sacrifiés dans cet enfer.

A l’origine les œuvres installées à Saint-Eustache devaient l’être sur le parvis de Notre Dame de Paris. Mais si le chantier de la cathédrale en a décidé autrement, cette mémoire des chênes calcinés, comme arrachée au drame de Notre Dame, se perpétue dans les fantômes placés à Saint-Eustache.
Le feu de Notre Dame aurait pu infliger à ces personnages cette patine sépulcrale. De même que ces ombres figées par un feu nucléaire témoigneraient également de l’apocalypse créée par les hommes.
Au fond de la nef de Saint-Eustache, face au chœur de l’église, les trois silhouettes noircies par cette mémoire douloureuse semble attribuer à l’enfer sa part d’existence dans un lieu à la recherche du ciel. Et encore un fois se produit le « miracle » induit par les sculptures de Christian Lapie, celui d’associer le spirituel à cette création humaine capable de témoigner de toutes les douleurs du monde au point que le religieux puisse associer ce cri à sa méditation.


« Les trois sculptures indépendantes sous l’orgue, telles un Golgotha contemporain, évoquent immédiatement une image religieuse connue de la plupart des visiteurs. L’artiste fait explicitement référence à une œuvre précise : l’équilibre des fresques de la Légende de la Vraie Croix (chapelle Bacci de la basilique San Francesco d’Arezzo), chef d’œuvre de Piero della Francesca. (…) L’œuvre de Christian Lapie (2022) est donc la relecture d’une œuvre d’il y a près de six siècles, avec ses propres codes (un Espace Temps lointain), inspiré d’un événement d’il y a vingt et un siècles. »
Les œuvres de Christian Lapie se voient ainsi unies à cette histoire de l’iconographie religieuse, s’appropriant donc la mémoire du lieu dans lequel elles s’inscrivent.
La présence signifiante que j’évoquais au début de cet article reste, pour ma part, attachée à l’évocation du cri douloureux et pourtant silencieux arraché des flammes de l’enfer.
A l’extérieur les quatre silhouettes calcinées se hissent le long de l’architecture religieuse tenant tête, à leur façon aux gargouilles qui les surplombent. La liberté iconographique manifestée par ces artistes nomades de l’art Roman à travers ces chimères grimaçantes, dialogue avec la monstrueuse énigme des silhouettes calcinées que Christian Lapie plante au pied de l’édifice religieux.

« Christian Lapie, L’Espace Temps »
Jusqu’au 2 mai 2022.
Église Saint-Eustache
Paris