Le blog des Chroniques du Chapeau noir poursuit la publication de « Seuphor, libre comme l’art », écrit par Claude Guibert sur la vie de l’écrivain, historien et artiste Michel Seuphor (1901-1999), de son vrai nom Fernand Berckelaers. Ce livre a été écrit en 2008 et sera publié intégralement à raison de quelques pages par publication, une fois par semaine.
Publication N° 75
Le groupe Mesure
Dix ans après sa création, le groupe Espace est agonisant. Le besoin d’une relève se fait sentir pour que l’art géométrique conserve une identité collective face à l’émergence des courants nouveaux. Une grande partie des exposants de la section géométrisme du salon des Réalités Nouvelles se retrouve, le 20 juillet, sur l’initiative de Georges Folmer, au sein d’une nouvelle entité, le groupe Mesure . Dans ce collectif expérimental de recherches plastiques se retrouvent autour de Georges Folmer : Jean Gorin, Pierre-Martin Guéret, Aurélie Nemours, Roger-François Thépot , Léo Breuer, Luc Peire et Francis Pellerin. S’y retrouvent également des artistes du lumino-cinétisme: Grégorio Vardanega et sa compagne Martha Boto. La première exposition du groupe se tient au Musée des Beaux- Arts de Rennes en mars 1961. De nombreuses autres manifestations organisées en Allemagne prendront le relais Ce regroupement d’irréductibles, parmi lesquels on trouve également Domela, A. Cieslaczyck, pense l’abstraction à une autre échelle que celle du tableau. Pour tous ces artistes, l’abstraction géométrique a vocation à s’étendre à l’environnement construit des hommes, depuis leur mobilier jusqu’à leur enveloppe architecturale. L’idée de la synthèse des arts, initiée depuis le début du siècle, perdure.

Témoigner
L’appartement du 83 Avenue Émile Zola, à la fois bureau et atelier de Seuphor, est devenu, au fil des ans, un point de ralliement. Les artistes s’y retrouvent parfois pour échanger et se concerter. Peintres et sculpteurs confrontent leurs idées autour d’une tasse de thé. Aurélie Nemours, Jean Leppien, les sculpteurs Batardeau et Di Te ana, parmi d’autres, fréquentent les lieux. Lors d’une visite de Di Teana chez Denise René, un jour de 1956, celle-ci interpelle les peintres Vasarely et Mortensen dans sa galerie parisienne:
– « Je suis contente, je crois que j’ai trouvé un sculpteur »
Marino Di Teana, que Seuphor place en 1959 avec Jacobsen et Chillida parmi les meilleurs forgerons du siècle, se positionne avec résolution dans la mouvance de l’architecture spatiale, proclamant l’union sacrée de la sculpture et de l’architecture, leur harmonie éternelle, de l’art égyptien à l’art cistercien. À partir d’un vocabulaire de figures géométriques simples, carré, cercle ou triangle, Di Teana commue sa sculpture en une architecture novatrice, l’espace constituant un plasma énergétique qui met en relation toutes choses, créant un vide actif. « Tout est univers » dit-il. L’homme, passionné, n’est pas un sculpteur du métal ou de la pierre. Son matériau est la philosophie, son objectif la perception du monde. Sa rigueur et sa conviction ne peuvent que plaire à Seuphor. Ses architectures-sculptures rencontrent à cette époque les recherches d’André Bloc et du groupe Espace. Chacune de ses œuvres est potentiellement une maquette d’architecture. Le petit italien, fils de maçon, devenu, à vingt-deux ans, chef de chantier dans le bâtiment, a trouvé, dans l’espace ouvert de sa sculpture la dimension véritable de sa vision.
En 1962, Seuphor participe au jury du prix de sculpture Saint-Gobain à côté de Michel Butor, de l’architecte Camelot, du critique d’art Chastel, d’Alberto Giacometti, de l’architecte Grégoire, de Poliakoff, du professeur Souriau et de Zadkine . Di Teana, récompensé par le premier prix, voit sa route tracée pour multiplier les réalisations monumentales à travers la France et le monde.
Biennale de Venise 1964
Au cœur de ce chaud mois de juin 1964, la trente-deuxième Biennale de Venise se déroule paisiblement. Côté français, le calme règne. Sur les seize grands prix de peinture et de sculpture décernés à Venise entre 1948 et 1962, l’Ecole de Paris en a reçu une douzaine : Braque, Matisse, Zadkine, Dufy, Calder, Max Ernst, Arp, Villon, Fautrier, Hartung, Manessier, Giacometti. Le pavillon Français présente le choix de Raymond Cogniat ; il groupe : Hans Hartung, Gérard Schneider, Bissière, Nicolas de Staël, Elena Vieira da Silva et Maurice Estève. Raymond Cogniat et les autres membres de l’institution attendent sereinement. Il n’y pas de raison de douter : le grand prix doit revenir à Roger Bissière, peintre français reconnu âgé de quatre-vingts ans. Mais lors de la remise des prix, inattendu se produit. Les visages se figent: Bissière ne reçoit qu’une mention d’honneur en raison de « l’importance historique et artistique de son œuvre », et le grand prix est décerné à un jeune artiste américain de trente-neuf ans, Robert Rauschenberg.
La décision du jury provoque un véritable tollé. La presse, ulcérée, parla d’un complot de la CIA. A Paris, le quotidien Combat fustige « un affront fait à la dignité de la création artistique », L’Osservatore romano, de son côté, dénonce « la défaite totale et générale de la culture ». Alors que Bissière propose une peinture abstraite proche de Manessier, Rauschenberg mélange morceaux de bois, bouteilles de coca-cola, pneus, animaux empaillés, parapluies… Le monde de l’art vient de basculer de l’Europe vers les États-Unis Le commissaire américain Alan R. Solomon assène :
– « Tout le monde peut reconnaître que le centre mondial des arts est passé de Paris à New York ».
Pierre Restany, qui, en France, a pris la tête du mouvement des Nouveaux Réalistes avec Arman, César, Klein, Tinguely, enfonce le clou :
– « Voilà où nous en sommes : Paris manque de ressort, il fait de plus en plus province. Ses grands débats esthétiques sombrent dans les querelles de clocher. Il désapprend peu à peu à voir grand, il se replie et s’isole dans un contexte inter- national en radicale évolution. Force nous est de constater qu’entre septembre 1963 et octobre 1964 les événements principaux qui jalonnent la vie mondiale des arts se seront déroulés en dehors de Paris : Biennales de São Paulo et de Venise, Guggenheim de peinture à New York, Bilan, d’une décennie (1954-1964) à la Tate Gallery de Londres.(…)» 1
1 Restany Pierre. “Paris n’est plus roi”, in Planète, n°19, nov./déc. 1964, pp.152-154