Seuphor, libre comme l'art

Seuphor, libre comme l’art : le groupe Mesure

Le blog des Chroniques du Chapeau noir poursuit la publication de « Seuphor, libre comme l’art », écrit par Claude Guibert sur la vie de l’écrivain, historien et artiste Michel Seuphor (1901-1999), de son vrai nom Fernand Berckelaers. Ce livre a été écrit en 2008 et sera publié intégralement à raison de quelques pages par publication, une fois par semaine.

Publication N° 75

Le groupe Mesure

Dix ans après sa création, le groupe Espace est agonisant. Le besoin d’une relève se fait sentir pour que l’art géométrique conserve une identité collective face à l’émergence des courants nouveaux. Une grande partie des exposants de la section géométrisme du salon des Réalités Nouvelles  se retrouve, le 20 juillet, sur l’initiative de Georges Folmer, au sein d’une nouvelle entité, le groupe  Mesure . Dans ce collectif expérimental de recherches plastiques se retrouvent autour de Georges Folmer : Jean Gorin, Pierre-Martin Guéret, Aurélie Nemours, Roger-François Thépot , Léo Breuer, Luc Peire et Francis Pellerin. S’y retrouvent également des artistes du lumino-cinétisme: Grégorio Vardanega et sa compagne Martha Boto. La première exposition du groupe se tient au Musée des Beaux- Arts de Rennes en mars 1961. De nombreuses autres manifestations organisées en Allemagne prendront le relais Ce regroupement d’irréductibles, parmi lesquels on trouve également Domela, A. Cieslaczyck, pense l’abstraction à une autre échelle que celle du tableau. Pour tous ces artistes, l’abstraction géométrique a vocation à s’étendre à l’environnement construit des hommes, depuis leur mobilier jusqu’à leur enveloppe architecturale. L’idée de la synthèse des arts, initiée depuis le début du siècle, perdure.

Témoigner

L’appartement du 83 Avenue Émile Zola, à la fois bureau et atelier de Seuphor, est devenu, au fil des ans, un point de ralliement. Les artistes s’y retrouvent parfois pour échanger et se concerter. Peintres et sculpteurs confrontent leurs idées autour d’une tasse de thé. Aurélie Nemours, Jean Leppien, les sculpteurs Batardeau et Di Te ana, parmi d’autres, fréquentent les lieux. Lors d’une visite de Di Teana chez Denise René, un jour de 1956, celle-ci interpelle les peintres Vasarely et Mortensen dans sa galerie parisienne:

– « Je suis contente, je crois que j’ai trouvé un sculpteur »


Marino Di Teana, que Seuphor place en 1959 avec Jacobsen et Chillida parmi les meilleurs forgerons du siècle, se positionne avec résolution dans la mouvance de l’architecture spatiale, proclamant l’union sacrée de la sculpture et de l’architecture, leur harmonie éternelle, de l’art égyptien à l’art cistercien. À partir d’un vocabulaire de figures géométriques simples, carré, cercle ou triangle, Di Teana commue sa sculpture en une architecture novatrice, l’espace constituant un plasma énergétique qui met en relation toutes choses, créant un vide actif. « Tout est univers » dit-il. L’homme, passionné, n’est pas un sculpteur du métal ou de la pierre. Son matériau est la philosophie, son objectif la perception du monde. Sa rigueur et sa conviction ne peuvent que plaire à Seuphor. Ses architectures-sculptures rencontrent à cette époque les recherches d’André Bloc et du groupe Espace. Chacune de ses œuvres est potentiellement une maquette d’architecture. Le petit italien, fils de maçon, devenu, à vingt-deux ans, chef de chantier dans le bâtiment, a trouvé, dans l’espace ouvert de sa sculpture la dimension véritable de sa vision.
En 1962, Seuphor participe au jury du prix de sculpture Saint-Gobain à côté de Michel Butor, de l’architecte Camelot, du critique d’art Chastel, d’Alberto Giacometti, de l’architecte Grégoire, de Poliakoff, du professeur Souriau et de Zadkine . Di Teana, récompensé par le premier prix, voit sa route tracée pour multiplier les réalisations monumentales à travers la France et le monde.


Biennale de Venise 1964

Au cœur de ce chaud mois de juin 1964, la trente-deuxième Biennale de Venise se déroule paisiblement. Côté français, le calme règne. Sur les seize grands prix de peinture et de sculpture décernés à Venise entre 1948 et 1962, l’Ecole de Paris en a reçu une douzaine : Braque, Matisse, Zadkine, Dufy, Calder, Max Ernst, Arp, Villon, Fautrier, Hartung, Manessier, Giacometti. Le pavillon Français présente le choix de Raymond Cogniat ; il groupe : Hans Hartung, Gérard Schneider, Bissière, Nicolas de Staël, Elena Vieira da Silva et Maurice Estève. Raymond Cogniat et les autres membres de l’institution attendent sereinement. Il n’y pas de raison de douter : le grand prix doit revenir à Roger Bissière, peintre français reconnu âgé de quatre-vingts ans. Mais lors de la remise des prix, inattendu se produit. Les visages se figent: Bissière ne reçoit qu’une mention d’honneur en raison de « l’importance historique et artistique de son œuvre », et le grand prix est décerné à un jeune artiste américain de trente-neuf ans, Robert Rauschenberg.

La décision du jury provoque un véritable tollé. La presse, ulcérée, parla d’un complot de la CIA. A Paris, le quotidien Combat fustige « un affront fait à la dignité de la création artistique », L’Osservatore romano, de son côté, dénonce « la défaite totale et générale de la culture ». Alors que Bissière propose une peinture abstraite proche de Manessier, Rauschenberg mélange morceaux de bois, bouteilles de coca-cola, pneus, animaux empaillés, parapluies… Le monde de l’art vient de basculer de l’Europe vers les États-Unis Le commissaire américain Alan R. Solomon assène :

– « Tout le monde peut reconnaître que le centre mondial des arts est passé de Paris à New York ».

Pierre Restany, qui, en France, a pris la tête du mouvement des Nouveaux Réalistes avec Arman, César, Klein, Tinguely, enfonce le clou :

– « Voilà où nous en sommes : Paris manque de ressort, il fait de plus en plus province. Ses grands débats esthétiques sombrent dans les querelles de clocher. Il désapprend peu à peu à voir grand, il se replie et s’isole dans un contexte inter- national en radicale évolution. Force nous est de constater qu’entre septembre 1963 et octobre 1964 les événements principaux qui jalonnent la vie mondiale des arts se seront déroulés en dehors de Paris : Biennales de São Paulo et de Venise, Guggenheim de peinture à New York, Bilan, d’une décennie (1954-1964) à la Tate Gallery de Londres.(…)»   1

1 Restany Pierre. “Paris n’est plus roi”, in Planète, n°19, nov./déc. 1964, pp.152-154

Seuphor, libre comme l'art

Seuphor, libre comme l’art : Les « réalités nouvelles »

Le blog des Chroniques du Chapeau noir poursuit la publication de « Seuphor, libre comme l’art », écrit par Claude Guibert sur la vie de l’écrivain, historien et artiste Michel Seuphor (1901-1999), de son vrai nom Fernand Berckelaers. Ce livre a été écrit en 2008 et sera publié intégralement à raison de quelques pages par publication, une fois par semaine.

Publication N° 74

Pour les tenants de l’abstraction géométrique et de l’art concret, la vigilance reste de mise à l’intérieur même de ses bastions. Le salon des Réalités nouvelles, en ordre de marche dans ces années soixante, n’est pas à l’abri des tensions. Après les prises de position catégoriques des premiers salons où l’on s’appliquait à promouvoir  un « art communément appelé : art concret, art non figuratif ou art abstrait, c’est-à-dire un art totalement dégagé de la vision directe et de l’interprétation de la nature »,  on modifie les statuts en 1956 pour accepter un « art communément appelé abstrait ». Le flou de cette définition porte le germe d’un conflit. Aussi, dans les années 1965-1970, plusieurs grands noms se font entendre pour afficher leur préoccupation. Sonia Delaunay, Nelly van Doesburg, Jean Gorin et Seuphor font savoir qu’ils veulent défendre le principe historique des Réalités Nouvelles défini dans son article 1. Alors que le malaise grandit, il est décidé,en juin 1971, de discuter de la réforme des statuts.

Aurélie Nemours porte le fer dans la plaie :

– «L’article 1 est une éthique et une terminologie. Il défend une position spirituelle et pour cette raison doit être maintenu sans compromis ou alors c’est l’ouverture sur des propos étrangers au Salon et à l’article 1.En défendant l’article 1, je défends la source du salon. » 1

Jean Leppien, Aurélie Nemours, Luc Peire s’emploient à maintenir la nécessité d’un salon rigoureusement consacré à l’abstraction.

Gottfried Honegger

A travers l’Europe, pour l’abstraction géométrique de nouveaux signes de vitalité confortent le mouvement. Sur le terreau de l’art concret Zurichois poussent de nouvelles idées. Avant de partir aux États-Unis pour y exercer la profession de graphiste, puis de s’installer à Paris au début des années 1960, Gottfried Honegger fréquente à Zurich les artistes du groupe Allianz. Intéressé par les recherches de Max Bill, Richard Paul Lohse, Joseph Albers sur des systèmes déterminés, Honegger prend ses distances, quelque peu ennuyé par ce qu’il estime constituer un résultat connu d’avance. La lecture du livre de Jacques Monod Le Hasard et la Nécessité puis la rencontre avec le musicien Pierre Barbeau exercent une influence décisive sur son travail. Il comprend alors que l’aléatoire doit se combiner avec un programme. Avec un mathématicien, il crée des dessins sur ordinateur. Pour Honegger, le hasard détermine la matière créative de la nature. A partir de ce choix, ce hasard devient le moteur de son œuvre, au point de se promener en permanence avec des dés dans la poche. Pour son évolution la nature utilise le hasard. Le hasard et la nécessité les sources de l’incroyable richesse de tout ce qui est vivant. Honegger connaît maintenant sa voie dans l’art concret :

– « Le hasard satisfait ma curiosité, mon goût pour l’aventure. Le hasard me permet de délester mes bagages historiques. Sans le hasard je mourrais d’ennui. La mathématique aléatoire est un pont entre l’art et la science. L’homme moral méprise le hasard, l’homme du pouvoir hait le hasard. Le dé me permet de jouer. L’art est un jeu dans le sens le plus noble. »2

Honegger rencontre Seuphor en 1961. Lors de leurs échanges, il lui fait découvrir les lettres de Schiller pour qui la beauté est le lieu de la gratuité et du jeu, du libre jeu. Pour Seuphor, déjà convaincu par cette idée, le courant passe avec cet artiste défenseur actif de l’art concret.

Luc Peire

D’origine belge comme Seuphor, de quinze années son cadet, Luc Peire ne l’a rencontré qu’en 1954 lors des réunions des Batignolles que Seuphor organise au café Saint-Victor. Paris ne déclenche pas vraiment son enthousiasme. Il se confie par lettre à son ami Sartoris qui lui a fait rencontrer Seuphor.

– « (…)Je ne puis encore juger en toute connaissance de cause, mais j’ai nettement l’impression,- sans diminuer la grande importance de l’activité artistique ici, que celle-ci est en fin de compte assez superficielle et très égocentrique.(… ) » 3

Parti de l’expressionnisme, dans la voie tracée par Constant Permeke, Luc Peire évolue, dans ces années cinquante, vers une réduction et une stylisation personnelle de la figure humai- ne pour atteindre à une représentation de l’homme en tant qu’être spirituel, symbolisé dans le mouvement vertical et situé dans un espace équilibré. Le « verticalisme » abstrait, au fil des œuvres, de manière implacable, s’impose au peintre avec une exigence absolue. En 1959, Luc Peire et son épouse Jenny se fixent à Paris. La collaboration avec Seuphor se précise. Seuphor écrit un livre sur Luc Peire avant sa rétrospective  présentée à Bruges au musée Groeninge en 1966. Déjà s’annonce la création par Luc Peire d’une expérience plastique totalement inédite et qui constitue, pour l’art abstrait géométrique, un événement marquant. Les « Environnements » qu’il crée se présentent sous la forme d’une construction rectangulaire, espace clos dont les parois reçoivent des panneaux en formica peints avec des matériaux synthétiques, « graphies » conçues par le peintre. Le verticalisme abstrait des œuvres se voit démultiplié à l’infini par des miroirs qui habillent le sol et le toit de l’édifice. La magie de cette construction plonge le visiteur dans un vertige sans fin, l’attire dans un espace illimité, l’œuvre plastique n’est plus objet de contemplation, elle se métamorphose, pour le visiteur, en espace incommensurable, infini. En 1967, le premier environnement est présenté au Musée national d’art moderne de Paris. Au Mexique, Luc Peire se voit invité pour concevoir un second environnement. En août 1968, alors que Paris se remet doucement des tremblements de mai, Luc Peire s’installe à Mexico, accueilli dans les meilleures conditions. Le grand problème est de trouver une firme pour construire les panneaux. Plusieurs semaine se passent avant que le peintre puisse travailler. Le peintre dispose d’ un atelier de cent mètres carrés qu’on lui a bâti dans le musée de l’Université. Tout y est clair et tranquille sauf la proximité des groupes d’étudiants et d’un auditorium où se font les réunions et les débats. Luc Peire informe ses amis européens :

–  « (…) Nous avons bien échappé au tremblement de terre et les manifestations d’étudiants nous poursuivent

Entre Luc Peire et Seuphor, une tierce personne apporte aux deux premiers une dimension nouvelle, sonore , musicale : Henri Chopin. Promoteur et acteur majeur de la poésie sonore , Chopin a rencontré Seuphor en 1959 grâce à Edmond Humeau à l’occasion d’une exposition à la galerie Denise René. Il situe Seuphor aux côtés de Hugo Ball, Pierre Albert Birot, Raoul Hausmann, Kurt Schwitters comme référence de la poésie verbale et lui demande un poème pour la revue « Cinquième Saison».

Depuis ses expériences de musique verbale des années Vingt, Seuphor est porteur de ce mouvement puisé aux sources du dadaïsme. Pour lui, le mot est un être sonore. C’est autour du mot que le poème se construit tout entier.

– « Faut-il dire que le mot est d’abord un son, que c’est la voix humaine qui le prononce ?(…) Les mots (…) savent qu’ils ont été d’abord des appels, des cris, des signes oraux de reconnaissance. Ainsi la vocation des mots , c’est leur vocalise même. Le mot est un être sonore (…). Le poète s’entend, il s’entend chanter. Et il demande qu’on l’entende chanter. Le poème écrit est une notation musicale. (…) Si le poème est insensé pour l’esprit, c’est qu’il lui suffit d’être évident pour l’oreille ».4

Henri Chopin et Luc Peire se sont rencontrés à Paris. L’admiration qu’ils se portent mutuellement les conduit à mener des projets artistiques autour de « Cinquième Saison » . Avec des textes de Chopin, Luc Peire a créé des graphies en tant que « poèmes objectifs» dans l’espace. En 1963, Henri Chopin, Luc Peire et le cinéaste suisse Tjerk Wicky réalisent ensemble le court métrage expérimental « Pêche de Nuit » . Chopin, intégrant le travail des musiciens concrets, s’arme d’un micro, d’un magnétophone et décide de sortir la poésie de la page. Il travaille avec sa voix, la transforme, libère la phonétique, produit des sons particuliers et donne naissance à Pêche de nuit, l’un de ses premiers enregistrements. Le micro placé sur les lèvres, il suggère et restitue, au-delà des mots, le ressac, le vent et le bruit d’un bateau de pêche faisant route sur zone. L’image soumet les « Graphies » de Luc Peire  à la pire des tortures. Son verticalisme abstrait s’offre au jeu de la création sonore pour simuler d’improbables bandes sonores optiques, jouer à l’infini dans l’espace noir et blanc de ce cinéma expérimental novateur.

1Dossier Assemblées Générales 1971-1981. Archives du Salon des Réalités Nouvelles in  « Abstraction création, art concret, art non figuratif, réalités nouvelles 1946-1965 catalogue Galerie Drouart 2008

2 « Mes réflexions sur le hasard » G Honegger 1975

3Lettre 16/12/1954 in Bulletin N°6 juillet 2008 Fondation Jenny et Luc Peire p 10

4 « La Vocation des mots », Hanc, Lausanne, 1966 p 7

Seuphor, libre comme l'art

Seuphor, libre comme l’art : les rencontres de Batignolles

Le blog des Chroniques du Chapeau noir poursuit la publication de « Seuphor, libre comme l’art », écrit par Claude Guibert sur la vie de l’écrivain, historien et artiste Michel Seuphor (1901-1999), de son vrai nom Fernand Berckelaers. Ce livre a été écrit en 2008 et sera publié intégralement à raison de quelques pages par publication, une fois par semaine.

Publication N° 69

Les rencontres de Batignolles

Dans son quartier de la place Clichy, Seuphor, peut-être inspiré par l’Histoire, a trouvé la méthode pour animer les rencontres avec les artistes. Clin d’œil historique au groupe des Batignolles qui, de 1869 à 1875, réunissait autour d’ Édouard Manet, les acteurs de l’impressionnisme naissant, Seuphor organise, en 1953, près de son appartement de la rue La Condamine, chaque semaine au café Saint Victor, boulevard des Batignolles, des réunions libres, ouvertes. Chaque lundi soir à vingt heures il assure cette permanence. Au gré des semaines, les artistes se retrouvent, se comptant parfois sur les doigts de la main, puis à l’occasion, regroupant une trentaine de participants. Parmi eux Bazaine, Hartung, Manessier ou Singier côtoient d’autres peintres moins illustres. Loin des réunions de Cercle et Carré à l’ordre du jour précis, les réunions de Batignolles s’ouvrent à tous les débats, artistiques, politiques. Les animateurs du salon des Réalités nouvelles ne voient pas d’un très bon œil la présence de certains de leurs membres dans ce cénacle. La défiance envers Seuphor n’est pas dissipée. Lors de ces rendez-vous des Batignolles, Seuphor lie connaissance avec une artiste à peine plus jeune que lui : Aurélie Nemours Après quelques années d’études chez André Lhote et Fernand Léger, Aurélie Nemours a emprunté, dans la solitude de son atelier, la voie de l‘abstraction. Depuis trois ans, elle s’est engagée dans une recherche déjà rigoureuse caractérisée par de grands pastels austères, noirs, blanc, gris. Un système aux lois strictes et au vocabulaire restreint se met en place. Le carré, le rectangle, la ligne construisent les éléments premiers de son vocabulaire plastique. La rencontre se révèle décisive : Seuphor lui fait découvrir Mondrian. Cette fois nous y sommes! Aurélie Nemours investit ce chemin déjà inscrit dans son propre destin. Elle abandonne la diagonale qu’elle juge « trop corporelle » pour ne conserver que l’horizontale et la verticale. Lorsque cette année 1953 Colette Allendy lui offre sa première exposition personnelle à Paris, Seuphor est sollicité pour écrire la préface de son catalogue.
Pour Seuphor et Nemours, c’est le début d’une amitié fondée sur des valeurs communes. Tous deux consacrent leur vie à une défense militante pour un art abstrait géométrique, concret, sans dévier, tout au long de leur existence, de ce chemin rigoureux, faisant face à l’adversité permanente, parfois à l’indifférence ou à l’ignorance. Tous deux font passer en premier cette exigence avant toute autre préoccupation du quotidien. Pour Nemours, la quête spirituelle d’un absolu anime l’œuvre. Seuphor se retrouve dans cet idéal. Pour Aurélie Nemours,

– « Le noir absorbe tout le spectre et le blanc l’irradie. Le noir et le blanc les seules couleurs totales absolues. »

Poussant sa réflexion au-delà de la simple géométrie, elle se concentre sur l’intersection de la verticale et de l’horizontale : la croix, évidemment. Les formes se chargent d’une valeur spirituelle et morale. Seuphor perçoit, chez cette artiste rare, toutes les valeurs dans lesquelles il se reconnaît. Peut-être resurgit, dans leurs échanges, ses réflexions lors de sa conversion vingt ans plus tôt: les artistes abstraits n’ont voulu voir de la croix que l’horizontale et la verticale. N’y voient-ils pas que l’essentiel de la croix, c’est le corps sanglant du Christ ? Entre exigence et spiritualité, rigueur et détermination, ferveur et exaltation, tous deux accèdent dans la défense de leur art à ce chemin de la liberté. Aurélie Nemours, après cette rencontre inéluctable avec Seuphor, s’engage en cette année 1953 pour un demi siècle de création.

Aurélie Nemours 1983

Le 83 avenue Émile Zola

L’année 1954 apporte un changement significatif dans la vie du couple Seuphor. Arp, l’ami de toujours, l’incite à quitter ses chambres sous les toits. Sa seconde femme, Marguerite Hagenbach, leur fait un prêt qui permet d’acheter un appartement au 83 avenue Émile Zola où ils vont, enfin, en juin 1954, s’installer cessant de subir les aléas des logements précaires et exigus.
Si l’avenue est animée, l’appartement au sixième étage est protégé du bruit. Il faut sortir sur le balcon pour retrouver la vie trépidante de la rue. Seuphor aime beaucoup cette avancée. Lorsque le soleil frappe aux fenêtres, la sortie sur le balcon est un plaisir partagé par tous ses visiteurs. Surtout, il dispose enfin de place pour écrire, pour dessiner. L’espace disponible influe sur le travail lui-même. Seuphor écrit dans une pièce. Puis il en change pour dessiner. Les dessins y deviennent plus grands. Dans ce nouveau domicile, la vie s’organise plus confortablement. Suzanne assure toute l’intendance. Seuphor avoue sa maladresse pour utiliser les outils du quotidien. Mais l’épouse assure d’autres tâches essentielles. Comme dans les premiers temps de leur rencontre, elle vérifie les manuscrits et les tape à la machine. Avec le temps et la complicité dans l’œuvre, Suzanne détecte rapidement les erreurs, se montre parfois critique, sans indulgence. Elle se place également en première ligne pour la communication avec le monde extérieur. Gestionnaire infatigable de l’œuvre de son mari, elle s’occupe de tout. Conscient d’un tel privilège, Seuphor se consacre, enfin, définitivement à son œuvre écrite et dessinée. Terminées les contraintes d’Anduze où il fallait bricoler, réparer, défricher…
Le 83 avenue Émile Zola devient un point d’appui décisif pour permettre à l’œuvre de progresser et à l’artiste de ne plus diluer son temps et son énergie dans les tracasseries des déménagements, l’entrave des locaux insalubres ou des chambres d’hôtels minuscules comme il en a trop connus.

Dans ces nouvelles conditions de vie, le Seuphor dessinateur occupe une place grandissante à côté de l’écrivain. C’est encore une fois Arp qui montre son intérêt pour le travail de son ami. Il aime ses dessins et estime qu’il est temps de rendre public cette facette du personnage. Seul Sartoris, vingt ans plus tôt, s’est occupé, pour la première fois, des dessins unilinéaires en les faisant exposer en Suisse.
Arp prend quelques dessins à lacunes, les présente à la galerie Berggruen qui donne le sentiment d’hésiter. Arp insiste, se montre convaincant, sa notoriété a du poids et, pour la première fois, Seuphor voit une exposition organisée autour de ses œuvres à Paris. Curieuse inversion pour celui qui écrit habituellement les préfaces pour les autres artistes, il a le privilège d’être présenté, cette fois, par Arp lui-même.

« ….Je peux m’imaginer le plaisir de Seuphor à voir, pendant qu’il dessine, comme le temps passe en beauté ; je le vois, riant, posant contre son oreille un nuage carré, à défaut d’une montre arrêtée, après quoi il continue de dessiner une page après l’autre sans jamais trébucher sur une onde théâtrale. (…) L’essentiel est que vous preniez plaisir à ces dessins et que vous reconnaissiez que nous sommes pour la liberté de l’art et contre les radoteurs présomptueux, contre les fouetteurs d’écume qui seraient bien fiers de nous déranger dans notre travail, nous les arrière-petits-fils des bâtisseurs de Stonehenge et des Alignements. Michel Seuphor est un des rares hommes qui ont vécu avec nous l’art contemporain dans ses débuts. »Jean Arp1

1 Seuphor, Fonds Mercator SA , Anvers, Paris    p 227 228

Pour mémoire

Les trois vies de Gottfried Honegger

Honneger affiche omega« Il faudrait deux ou trois vies.. »

Le dix sept janvier dernier disparaissait Gottfried Honegger  au terme d’une vie dont on ne mesure peut-être pas encore totalement l’amplitude et la richesse. Son amie Aurélie Nemours, lorsque je l’interrogeais sur son propre itinéraire lui aussi d’une incroyable densité, me confiait : « Il faudrait deux ou trois vies... ». Aurélie Nemours aura vécu quatre vingt quinze années d’une aventure totalement dévouée à l’art concret. Gottfried Honegger, décédé à quatre-vingt dix huit ans, lui aussi totalement impliqué dans la voie de l’art concret, a vraisemblablement vécu les trois vies enviées par Aurélie Nemours.
Sa première vie commence en Suisse où il est né. A travers l’Europe, dans les années d’après-guerre, de nouveaux signes de vitalité confortent  le mouvement de l’abstraction géométrique. Sur le terreau de l’art concret Zurichois poussent des idées nouvelles. Gottfried Honegger fréquente à Zurich les artistes du groupe Allianz. Intéressé par les recherches de Max Bill, Richard Paul Lohse, Joseph Albers sur des systèmes déterminés, il prend cependant ses distances, quelque peu ennuyé par ce qu’il estime constituer un résultat connu d’avance. Mais cette première vie l’engage définitivement dans cette recherche ou, si la rigueur est la règle, elle ne prend pas, chez Honegger, l’aspect de l’austérité comme parfois chez son amie Aurélie Nemours. L’homme à besoin de bouger, jouer, découvrir, expérimenter.
Et cette deuxième vie sera celle d’un infatigable voyageur. Venu en France, puis aux Etats-Unis, puis en France, puis en Suisse, il a dû épuiser ceux qui ont voulu le suivre à la trace. Après une carrière de graphiste publicitaire, il ne se consacre vraiment à la peinture qu’à partir de son séjour à New York en 1958. Il rencontre Miro, Le Corbusier, Arp, Hans Richter, Sam Francis, Barnett Newmann, Franz Kline, Mark Rothko, Alexandre Calder, Michel Seuphor…
L’importance déterminante de l’aléatoire qu’il a découvert à travers le livre de Jacques Monod Le Hasard et la Nécessité en 1970 influence non seulement son œuvre mais également sa vie, au point qu’il se promène en permanence avec un jeu de dés dans sa poche pour animer les choix du quotidien. Lorsque j’ai le privilège de rencontrer Gottfried Honegger en 1995, c’est un jeune homme qui s’exprime, toujours habité par la passion pour sa création, convaincu que la vie doit être un jeu.

L’Espace de l’art concret

La troisième vie de Gottfried Honegger prendra forme avec sa vocation de collectionneur passionné et militant.  Plutôt que de se construire un cénotaphe majestueux, Honegger a préféré donner du sens à la promotion de l’art concret qui a animé sa vie. Sybil Albers sa compagne et Gottfried Honegger ont fait des choix de collectionneurs durant leur vie entière. Ils ont voulu rendre leur collection accessible au public. Mise en dépôt auprès de la ville de Mouans-Sartoux dans un premier temps, cet ensemble a fait l’objet d’une donation à l’état français en 2000. Six cents œuvres regroupant cent quatre vingt artistes de multiples nationalités ont constitué ce fond exceptionnel. .

Gottfried_Honegger en 1995
Gottfried_Honegger en 1995

L’Espace de l’art concret inauguré en 1990 à Mouans-Sartoux a fêté en 2014 les dix ans d’existence de son bâtiment référence. Devenu Fonds National d’Art Contemporain, l’Espace de l’Art Concret en juin 2004 inaugurait un bâtiment manifeste : la Donation Albers-Honegger destinée à conserver et présenter le fonds d’œuvres concrètes données à l’État français par Sybil Albers, Gottfried Honegger, Aurelie Nemours et la Browstone Foundation.
Il aura fallu attendre ses quatre-vingt dix sept ans pour que Gottfried Honegger obtienne l’année passée une exposition personnelle au Centre Pompidou de Paris. Là encore la communion avec son amie Aurélie Nemours se vérifie, elle aussi accédant à une exposition monographique au Centre Pompidou pour ses quatre-vingt quatorze ans.

 

Gottfried Honegger dans l’Encyclopédie audiovisuelle de l’art contemporain

« Alpha Oméga »
Exposition posthume de Gottfried Honegger
Du 24 janvier au 22 mai 2016
Espace de l’art concret
Château de Mouans
06370 Mouans-Sartoux

Expositions

Noëlle : Célébration du rythme

Une artiste désormais inscrite dans l’histoire de l’art délivrait, dans les années soixante dix, le secret de sa création : « Ce qui est avant la forme, c’est le rythme dont le nombre est le secret ». Cette artiste, Aurélie Nemours, poursuivait de la sorte son chemin exigeant sur la voie d’un art concret sans concession. La série « Rythme du millimètre » s’assimilait ainsi à une équivalence visuelle de la musique sérielle, où la répétition ne génère jamais la même proposition.

"Manhattan" Noëlle 2014
« Manhattan » Noëlle 2014

Peinture sérielle

Aujourd’hui cette recherche, à travers les œuvres d’une jeune artiste, Nöelle, trouve de nouveaux développements avec les outils et les méthodes acquis à l’école de la restauration. Après avoir confronté ces techniques à une image chargée d’histoire, le code-barre, elle poursuit son expérimentation dans un exercice qui s’inscrit dans cette même préoccupation mais en l’acheminant vers de nouvelles avancées.
Utilisant de fines plaques de métal assemblées avec la  précision des métiers d’art, elle donne naissance à  un renouveau de cet art concret. Car, au-delà de la structure, la lumière intervient et, selon sa qualité naturelle ou artificielle, donne à cet agencement une vie nouvelle. Nous ne sommes pas véritablement dans un art cinétique ni dans un art optique mais dans un jeu délicat de déclinaisons exercé à travers les valeurs du noir (par exemple) et soumis aux vibrations de la lumière. Pour autant, ses œuvres ne s’en tiennent pas à ces valeurs dégradées du noir et s’orientent vers d’autres variantes monochromes.

Rythmes, gammes, phases

« Rythme du Millimètre », « Structure du Silence« , ces titres des séries d’Aurélie Nemours nous entrainaient vers un autre rapprochement, celui de la musique. Ayant eu l’opportunité de réaliser spécialement à l’attention d’Aurélie Nemours un film sur son travail, l’artiste avait souhaité que je fasse appel à une musique de Steve Reich. Pionnier de la musique minimaliste, un courant important de la musique contemporaine américaine, Steve Reich désignait sa recherche comme « musique de phases » référence à son invention de la technique musicale du déphasage, c’est-à-dire un décalage graduel de l’exécution des motifs musicaux source de sonorités nouvelles.

Noëlle et Anaïs de Chabaneix galerie Laure Royenette 2014
Noëlle et Anaïs de Chabaneix galerie Laure Roynette 2014

Cette relation à la musique trouve son expression dans l’ exposition de  la galerie Laure Roynette avec l’installation, en contrepoint, d’une autre artiste de la galerie : Anaïs de Chabaneix. Interpellée par John Cage et sa « Conférence sur le rien  » de 1959 ( « Il y a des silences et les mots font, aident à faire les silences » ) , Anaïs de Chabaneix s’inscrit dans cet univers. Steve Reich et John Cage sont associés à cette musique minimaliste même s’ils ne partageaient les mêmes orientations. Ce contrepoint des pièces d’ Anaïs de Chabaneix, travail évoqué dans un article précédent, apporte à l’exposition de Noëlle cette grille de lecture supplémentaire. Noëlle, face à ce concert silencieux d’Anaïs de Chabaneix, nous donne à voir le rythme. Sa partition colorée réclame davantage qu’un regard rapide et distant. Il faut s’impliquer devant ses tableaux pour appréhender toutes les subtilités de ce travail délicat et fait de multiples nuances. Son vocabulaire plastique pourrait appartenir également à l’univers musical. Entre rythme et gamme, sa partition se déploie sur les demi-tons chromatiques et propose, avec sa peinture sérielle, de nouveaux enjeux à un art concret renouvelé.

Noëlle et Anaïs de Chabaneix
« Rythme »

4–21 septembre 2014
Galerie Laure Roynette
20 rue de Thorigny
75003 Paris

Portraits

Ode Bertrand, organiser le chaos

À l’époque ou l’occasion se présentait de rencontrer Aurélie Nemours dans son atelier de Port Royal à Paris, il m’était arrivé de croiser une femme discrète, en retrait par rapport à son aînée, dont je pressentais qu’elle faisait fonction d’assistante.
Cette femme s’appelle Ode Bertrand et c’est plus tard, après le décès d’Aurelie Nemours que je découvris l’identité de cette personne et sa qualité d’artiste.
Après s’être consacrée à la danse classique, Ode Bertrand avait rejoint l’atelier de sa tante Aurélie Nemours comme assistante et élève. Elle y découvre la peinture et se trouve à cet endroit à un poste d’observation exceptionnel, dans le sillage de cette figure majeure de l’abstraction géométrique. D’assistante, elle devient disciple. Ode Bertrand considère avec le recul que le regard de son aînée n’a jamais freiné sa propre créativité car Aurélie savait à la fois faire preuve d’une rigueur exemplaire pour elle-même et laisser à sa nièce sa part de liberté.

Comme sa tante, Ode Bertrand s’emploie à creuser le sillon de l’art abstrait géométrique. Le trait plein l’intéresse ainsi que le noir et le blanc. La toile naît à partir de grilles, couvrant toute la surface du tableau, définies autour du nombre d’or, dont le motif et la position changent suivant les séries telles que le carré, le losange. Ode Bertrand s’attache à un travail long, minutieux, délicat. Les miniatures du Moyen-Age la fascinent et, à une autre époque, elle aurait pu: « être moine et faire des enluminures ».
 » Amener le chaos dans l’ordre  » : Ode Bertrand à travers sa création semble poursuivre ce but. Là où Aurélie Nemours explorait le plan et la couleur, Bertrand s’attache au trait, qu’elle utilise à la fois comme signe et structure. Discrète, sans jamais élever la voix, Ode Bertrand poursuit dans cette voie d’une peinture exigeante et rigoureuse pour laquelle Aurélie Nemours avait montré la voie.

Photo Wikipedia

Ode Bertrand dans l’Encyclopédie audiovisuelle de l’art contemporain


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Coups de chapeau

L’Alignement du XXIe siècle d’Aurélie Nemours

Dans un nouveau quartier de Rennes, L’Alignement du XXIe siècle est érigé depuis 2005. Cette œuvre est unique à plus d’un titre. Unique car elle est la seule sculpture d’un peintre: Aurélie Nemours. Unique car il s’agit de la plus grosse commande publique depuis quarante ans.
72 colonnes en granit gris de Bretagne, hautes de 4,50 mètres et larges de 90 centimètres composent cet alignement orienté sur le méridien du lieu. Les colonnes et leur ombre sont parfaitement alignées au midi solaire du lieu.

Je connaissais Aurélie Nemours depuis de nombreuses années. A Port-Royal, dans son appartement parisien, tout montrait combien seule l’œuvre comptait et comment le confort de la vie quotidienne n’apparaissait que très secondaire. Aurélie Nemours plaçait l’exigence au premier plan. Pour la construction de L’Alignement du XXIe siècle, cette exigence et cette rigueur se sont exprimées tout au long du chantier.
Aurélie Nemours est partie d’un dessin pour concevoir cette unique sculpture. Dans les années quatre vingts, le peintre pose sur le sol de son atelier « le Rythme du millimètre », une toile blanche composée de soixante-douze carrés noirs de dimension égale. Cette toile posée sur le sol dessine le plan de la future sculpture : les carrés noirs marquent les emplacements des piliers verticaux, les blancs seront les vides qui les séparent.
Bien plus qu’une oeuvre de l’abstraction géométrique, le projet lance un pont entre les millénaires. Aurélie Nemours a visité les mégalithes de Carnac. Elle a pris la mesure de ce lieu magique, arpenté le site, compté les pas séparant les menhirs de plus de quatre mètres de haut, éprouvé la dimension spirituelle des alignements, ressenti la puissance de la roche magmatique. Son projet enracine dans le néolithique la valeur universelle de l’abstraction. Aurélie Nemours décède le 27 janvier 2005. Le 17 décembre, la dernière colonne est érigée.

Aurélie Nemours dans l’Encyclopédie audiovisuelle de l’art contemporain

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