
Le blog des Chroniques du Chapeau noir poursuit la publication de « Seuphor, libre comme l’art », écrit par Claude Guibert sur la vie de l’écrivain, historien et artiste Michel Seuphor (1901-1999), de son vrai nom Fernand Berckelaers. Ce livre a été écrit en 2008 et sera publié intégralement à raison de quelques pages par publication, une fois par semaine.
Publication N° 10 (accès aux publications précédentes dans la catégorie éponyme du blog).
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Tristan Tzara
Lors d’un passage au Dôme , Seuphor rencontre Tristan Tzara. Il voit dans cette figure du Dadaïsme un interlocuteur majeur, dont le soutien peut s’avérer décisif à Paris pour mener à bien ses projets. Pourtant il éprouve des difficultés pour établir une relation vraie avec l’homme dont le dandysme ne lui convient guère .
-« C’est un type comme cela : pas émotif du tout et aimant se faire tirer les mots de la bouche.»(1)

Au cœur de ses polémiques avec André Breton, Tzara organise son combat contre l’ascension du surréalisme. Le mouvement Dada décline, le cœur n’y est plus. Le 6 juillet 1923, Tristan Tzara organise une soirée Dada au théâtre Michel à Paris. L’affiche du spectacle est conçue par Illia Zdanevitch. Ce dernier loue la salle pour Tzara auquel il apporte un enthousiasme que le groupe a désormais perdu. Le public, composé de curieux et d’artistes, se doute que les hostilités ne vont pas tarder à s’engager. Une certaine tension règne. On y lit des poèmes, On y danse. La projection du film de Charles Scheeler « Fumées de New York » dans une ambiance générale où vapeurs et nuages indisciplinés tranchent avec la rigidité des gratte-ciel, passe sans trop de remous. La présentation du film de Richter, « Rythme 21 », en revanche, provoque des réactions très vives : aucun personnage, aucune figure humaine à l’écran, mais des carrés, des rectangles, blancs, gris et noirs qui glissent, s’agrandissent ou disparaissent. L’écran de cinéma se voit traité à la manière de la surface plane d’une toile de peintre. Richter vient de proposer le premier film abstrait de l’histoire du cinéma. Mais la provocation n’est rien à côté de celle allumée par la projection du film de Man Ray : « Le Retour à la raison » . Dans l’urgence, Tzara demande à Man Ray, la veille de la première, de lui donner un film. Rien n’est disponible. Man Ray ne dispose que de quelques bouts d’essai tout au plus : une spirale de papier tournoyant dans l’air, une boîte à œufs pendant au bout d’un fil, un torse nu de femme. Le programme figurant déjà sur les affiches, il se met fébrilement au travail dans son atelier de la rue Campagne-Première. Qu’importe, il créera le premier film sans caméra ! Muni d’ un rouleau de trente mètres de pellicule, il s’isole dans la chambre noire et commence sa cuisine : couper la pellicule en petites bandes, saupoudrer quelques unes de sel et de poivre, barder les autres de punaises, d’épingles. Exposer le tout quelques instants à la lumière blanche. Lors de la projection, Man Ray découvre le résultat. Inouï, incroyable ! Le public manifeste sa stupéfaction. Le film, monté à la hâte, ne résiste pas, les collures lâchent. Dans le noir, les quolibets fusent, certains spectateurs en viennent aux mains.

Tzara a prévu, comme clou de la soirée, une nouvelle représentation du « Cœur à barbe» dont Sonia Delaunay a conçu les costumes en carton confectionnés par des bénévoles russes en même temps que les décors. Pour en finir avec le théâtre bourgeois, Tzara joue sur la désarticulation du langage, les phrases répétées et la perte totale du sens. Il inaugure un monument aux morts de l’art moderne sur lequel figure Picasso, présent dans la salle. André Breton, furieux, prend la défense du peintre, monte sur la scène. Un pugilat s’engage. Il s’en prend aux acteurs, empêtrés dans leurs costumes de carton rigide et qui tentent de se dégager. Il gifle Crevel, fracture le bras de Pierre de Massot avec sa canne. Une partie du public s’en prend à lui. Avec Aragon et Péret, Breton est traîné et expulsé par la police. A peine l’incident clos, Eluard monte à son tour sur la scène, frappe Tzara, tombe dans les décors et roule sur la rampe dont quelques ampoules éclatent. Une mêlée générale se déclenche. On annule la représentation du lendemain. Eluard reçoit une note d’huissier lui réclamant huit mille francs de dommages-intérêts. Devant son théâtre dévasté, le directeur refuse toute autre représentation.
1 Lettre à Joostens du 9 avril 1925
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