Seuphor, libre comme l'art

Seuphor, libre comme l’art : Der Sturm




Le blog des Chroniques du Chapeau noir poursuit la publication de « Seuphor, libre comme l’art », écrit par Claude Guibert sur la vie de l’écrivain, historien et artiste Michel Seuphor (1901-1999), de son vrai nom Fernand Berckelaers. Ce livre a été écrit en 2008 et sera publié intégralement à raison de quelques pages par publication, une fois par semaine.

Publication N°4

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A Berlin, le peintre Moholy-Nagy, les accueille à déjeuner chez lui. Cette table près du sol, ces sièges tout aussi bas, une nouvelle mode, la dernière expression de l’avant-garde ? Les pieds de la table et des chaises ont été coupés pour alimenter le feu. Avec sa femme Lucia, ils vivent dans une misère effrayante. On leur offre un repas composé presque uniquement de champignons que Moholy et ses fils sont allés chercher dans la forêt autour de Berlin pour pouvoir présenter un semblant de dîner. Moholy, séducteur, ne tarit pas d’éloges sur le travail de Lucia qui vient de lui faire découvrir la photographie. En cette année terrible à Berlin, il réalise ses premiers photogrammes, sur du papier à noircissement direct qui ne nécessite pas de chambre noire. L’enthousiasme de Moholy-Nagy met son auditoire sous le charme . Sa conviction est faite : il faut cesser d’interpréter la photographie en fonction de la peinture , sinon elle n’échappera pas aux lieux communs. Il plaide auprès de ses amis pour l’on cesse de considérer cette invention magique comme un « pinceau mécanique » n’ayant d’autre usage que de fabriquer sans peine des peintures réalistes. La photographie n’est pas une affaire de mécanique, elle ne sert pas seulement à enregistrer l’apparence des objets, elle n’est pas une simple copie de la nature sans imagination. L’originalité de la photographie réside dans sa capacité à fixer les phénomènes lumineux jusqu’à les rendre palpables, dans sa faculté à les enregistrer et à les mettre en forme. Il fait l’éloge de Théo Van Doesburg qui publie dans De Stijl le Manifeste de l’art règlementariste, se passionne pour ce congrès Constructiviste et Dadaïste de Weimar tenu au mois de septembre précédent.

Moholy Nagy

– « La nouvelle tendance de l’avant-garde doit produire des énoncés plastiques, verbaux, visuels, musicaux, écrits d’une nature tout à fait nouvelle ! » (1)

A travers Het Overzicht, les contacts de Peeters ont fait merveille. Herwarth Walden et ses collaborateurs de Der Sturm leur ouvrent les portes. Seuphor observe, impressionné, cet autre directeur de revue. Tirée à trente mille exemplaires, Der Sturm en impose face à Het Overzicht. Il réalise que Walden, son aîné de vingt ans, à la tête d’un magazine publié depuis plus d’une dizaine d’années, a joué bien avant lui le rôle d’ agitateur d’idées. Der Sturm (La Tempête) s’est révélé comme le tremplin des courants novateurs, de l’expressionnisme. Walden a multiplié les actions : Sturmkreis (cercle de l’orage), le Sturmbühne (théâtre de l’orage), Sturm-Abende (soirées de l’orage) Sturmgalerie (galerie de l’orage). La galerie Der Sturm devient le centre de Berlin pour l’art moderne. Après une exposition des Fauves et Der Blaue Reiter suivie par l’introduction en Allemagne des futuristes italiens, la galerie expose Munch, Georges Braque, Pablo Picasso, Robert Delaunay , Gino Severini, Jean Arp, Paul Klee, Wassily Kandinsky, Kurt Schwitters. .

Couverture de Der Sturm mars 1922
par Robert et Sonia Delaunay


Seuphor avance ébloui sur ce chemin de la création. Avec l’aplomb de sa jeunesse, il défend avec flamme Het Overzicht . On l’écoute attentivement. Le sculpteur Belling prend en main le petit groupe et se charge de les introduire dans le milieu de l’avant-garde berlinoise. Au cours d’une soirée, il leur présente Walter Gropius. L’homme se révèle simple, discret, peu bavard. Pourtant il vient de poser les bases d’une révolution : le Bauhaus. Dans cette Allemagne exsangue germe un mouvement d’une extraordinaire modernité. Gropius a la volonté chevillée au corps de dépasser le cloisonnement des disciplines. Deux ans plus tôt, il a lancé son manifeste :

« Le but final de toute activité plastique est la construction ! Décorer celle-ci, fut jadis, la tâche la plus distinguée des arts plastiques. » (2)

Gropius veut abolir la distinction entre artisans et artistes, entre Beaux-arts et arts appliqués, entre art d’agrément et art utile. Il s’agit finalement d’adapter l’art et l’architecture au monde industriel moderne. C’est de l’harmonie liant esthétique et technique que dépend la qualité de la création. De 1920 à 1922 arrivent Georg Muche, Oskar Schlemmer, Klee et Kandinsky. Van Doesburg, lui aussi, donne des conférences au Bauhaus. Seuphor, avec émotion, relate à Gropius, dans un allemand imparfait, le choc reçu lors de la rencontre à Anvers, le Van Doesburg militant, au discours enflammé. Gropius écoute avec attention et étonnement ce jeune homme qui lui présente avec fierté les numéros 13 et 14 de Het Overzicht.

Copyright Claude Guibert 2008

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1 Moholy-Nagy, Peinture, Photographie, Film, Paris, Gallimard, Folio 2007
2 Manifeste du Bauhaus Walter Gropius Weimar, Avril, 191