Seuphor, libre comme l'art

Seuphor, libre comme l’art : l’esprit nouveau






Le blog des Chroniques du Chapeau noir poursuit la publication de « Seuphor, libre comme l’art », écrit par Claude Guibert sur la vie de l’écrivain, historien et artiste Michel Seuphor (1901-1999), de son vrai nom Fernand Berckelaers. Ce livre a été écrit en 2008 et sera publié intégralement à raison de quelques pages par publication, une fois par semaine.

Publication N°2

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Michel Seuphor et Jozef Peeters à la rédaction de Het Overzicht en 1923 à Anvers

L’esprit nouveau

Pas de temps à perdre. Le 15 juin 1921, le premier numéro d’ Het Overzicht paraît. Fernand et Geert Pijnenburg, son complice d’édition, suffoqués par leur propre audace, parcourent une fois encore le manifeste :
-« Les tours de notre civilisation occidentale, rongées par l’âge, doivent-elle bientôt s’écrouler pour que naisse une société nouvelle ? Ou bien, enfant difforme qui n’a guère vécu encore, cette civilisation traverse-t-elle une nuit insolite avant l’aurore de la résurrection ? » (1)

Relire encore ce sommaire flamboyant où Fernand Berckelaers se métamorphose soudain en Seuphor. Orphéus ….Seuphor. Fernand Berckelaers reste à Anvers. Seuphor découvrira le monde.  Het Overzicht  sera le fer de lance des luttes flamingantes. La revue deviendra le lieu d’un nouvel humanisme. Fernand en est convaincu. Difficile cependant d’appeler hasard ce qui guide ses pas, quatre mois plus tard, dans une salle de l’Athénée d’Anvers. Bien sûr il est un habitué de ces lieux de conférences. Certes, ce jour là, il est disponible. Mais cette soirée d’octobre 1922, Fernand l’ignore encore, va bouleverser sa vie. Une voix s’élève dans cette enceinte :

-« Le règne de l’esprit a commencé ! »

Devant un public clairsemé, une silhouette mince comme un fil, s’agite. Costume noir, chemise noire, cravate noire, l’homme plonge un regard pénétrant sur l’auditoire. A travers la lanterne magique du conférencier surgissent les signes d’une ère nouvelle : « Composition avec gris, rouge, jaune et bleu » d’un certain Piet Mondrian. « Peinture  pure » de Christian Emil Küpper, « Composition arithmétique », « Contre composition simultanée ». Les images du projecteur se bousculent sous le geste fébrile de l’orateur. Fernand observe le public pétrifié de l’Athénée, le départ ostensible de quelques auditeurs, les rires étouffés des autres.
Quel est donc ce prédicateur profane dont l’intervention provoque un tel choc dans l’univers de Fernand Berckelaers ?

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Théo Van Doesburg

Le peintre, théoricien de l’art, directeur de revue Christian Emil Marie Küpper a pris le pseudonyme de Théo Van Doesburg. Avec sa revue De Stijl, depuis 1918, il brandit l’étendard du néoplasticisme pour lequel son compagnon de route Piet Mondrian prône l’usage exclusif dans la peinture de lignes droites agencées horizontalement ou verticalement et mises en rapport entre elles selon des principes de parallélisme ou d’orthogonalité. Ensemble ils veulent atteindre un art universel attaché à l’emploi d’une palette limitée aux trois couleurs primaires, appliquées en aplats, auxquelles s’ajoutent le blanc, le noir et le gris. Van Doesburg défend avec véhémence une nouvelle conscience esthétique où peinture, architecture, mobilier doivent ensemble intégrer les principes du néoplasticisme. De la petite cité hollandaise de Leyde vient de s’élancer un mouvement destiné à se propager dans toute l’Europe et jouer un rôle déterminant dans l’avènement de la pensée rationaliste dont l’avant-garde des années vingt et trente s’imprègne. Gerrit Rietveld et sa chaise rouge et bleu, les maisons ouvrières conçues par Jacobus Oud près de Rotterdam, le Bauhaus où Van Doesburg développe ses théories, tous participent à cette Internationale de l’esprit nouveau.
De cette rencontre d’octobre 1921 jaillit le signal d’un nouveau départ. Seuphor quitte l’Athénée ébloui par cette découverte, grisé par ces quelques mots bredouillés devant le maître sous le regard attendri des deux femmes en fourrures formant sa garde rapprochée. Sans attendre, il faut qu’il s’en ouvre à ce peintre présent dans la salle : Josef Peeters. Brocardé pour sa peinture géométrique, l’artiste se montre flatté de l’intérêt que ce jeune homme inconnu lui manifeste. Oubliés les quolibets essuyés après son exposition du café El Bardo, à quelques pas de l’Athénée. Sa récente immersion dans l’abstraction trouve en quelques instants tout son sens. Fernand s’enflamme pour sa revue. Une ardente obligation le porte. Voilà sa véritable vocation : Het Overzicht (Le Panorama) va souffler l’esprit nouveau partout.

Copyright Claude Guibert 2008

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1 Théo van Doesburg « De Stijl » août 1921 Manifeste III « Vers une nouvelle formation du monde. ».

Seuphor, libre comme l'art

Seuphor, libre comme l’art : l’envol





Le blog des Chroniques du Chapeau noir inaugure la publication de « Seuphor, libre comme l’art », écrit par Claude Guibert sur la vie de l’écrivain, historien et artiste Michel Seuphor (1901-1999), de son vrai nom Fernand Berckelaers. Ce livre a été écrit en 2008 et sera publié intégralement à raison de quelques pages par publication, une fois par semaine.

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L’envol

Table rase ! Faire le vide, ne rien devoir à personne, repartir à zéro. Vendre la bibliothèque, tout bazarder, absolument tout. Fernand Berckelaers exulte. Être libre enfin ! Derrière lui l’école des Jésuites, les dictionnaires latins et grecs, en revenir à la langue vivante. Lutter jusqu’à ce qu’il ne reste rien du passé, pas une trace, aucune indulgence. Dante, Pétrarque, Saint-Augustin, mais également Pascal, même Romain Rolland.

« Il faut maintenant construire le monde ! »

Terminées les tentatives bricolées de gazettes : De Klauwaert à dix huit ans, Roeland à dix neuf. En 1921, avec huit cents francs en poche, on doit pouvoir payer les frais d’impression d’une publication littéraire et politique pour quatre ou cinq numéros. Het Overzicht va naître. Directeur de revue à vingt ans, une vie nouvelle commence. Chapeau noir, redingote impeccable, col blanc net, nœud papillon, Fernand Berckelaers compose déjà sa silhouette future. L’espoir s’ouvre sur cette page blanche. Vertige de cette liberté chèrement acquise, de cette si soudaine et impérieuse nécessité, Fernand, passé le souffle d’orgueil de cette situation inédite, mesure-t-il l’immensité de la tâche ? Tout est ouvert, rien n’est impossible. Anvers, la Flandre, l’Europe, le Monde s’offrent à lui, anéantis par cette guerre. La dernière, plus jamais ça.

Het Overzicht N°14

Jeunesse Flamande

Faire table rase de sa culture à vingt ans n’efface pas l’histoire d’un homme, ses racines, son enfance. Il ne plonge pas dans l’oubli le souvenir d’Eugène Berckelaers, ce père malade de tuberculose, décédé à trente-six ans, qu’il a si peu connu, ni celui de Caroline Mariën, sa mère, fille unique d’un riche entrepreneur retiré des affaires, jeune femme cultivée, férue de littérature française. Fernand ne peut pas oublier l’enfant Berckelaers né ce 10 mars 1901, au 105 chaussée de Turhout à Anvers, dans cette maison construite par son grand-père maternel, simple maçon rapidement enrichi grâce à l’essor du bâtiment. La rupture avec Anvers suffit-elle pour gommer définitivement l’éducation rigide que sa mère donne à cet enfant solitaire dans cette somptueuse maison bourgeoise au goût encombrant ?
Lorsque madame Berckelaers se remarie en 1912 avec Charles Van Riel, le 79 rue de la Balance à Anvers devient le cadre nouveau dans lequel s’impose encore davantage la rigueur et la discipline sur le jeune Fernand. Le collège des Jésuites qu’il subira jusqu’en 1918 ne favorise pas davantage son épanouissement.Ses origines flamandes, la promesse faite au père sur son lit de mort, que son fils suivrait ses traces se sont-elles évanouies ? C’est bien le jeune Berckelaers qui, engagé dans le militantisme à dix neuf ans, publiait déjà une feuille flamingante « L’homme à la griffe ». C’est lui encore qui s’est retrouvé dans le tumulte de ce rassemblement sur la grand place d’Anvers le onze juillet 1920. Ce jour funeste, une manifestation flamingante a pris forme pour commémorer la Bataille des Éperons d’Or remportée à Courtrai, en 1302, par les Flamands sur les troupes du roi de France. Les Flamands luttent pour la reconnaissance des droits linguistiques et une Université. Hermann van den Reeck, le très jeune étudiant ami de Seuphor et fer de lance du mouvement flamand est touché mortellement. Seuphor s’en tire avec la blessure d’un coup de sabre à la tête. Faut-il appeler hasard ce livre de l’archéologue Salomon Reinach posé sur sa table de travail quand il a seize ans ? « Orpheus, Histoire générale des religions », publié quelques années plus tôt compte parmi ses lectures du moment. On sollicite Fernand, en cette fin d’année 1917, pour une feuille clandestine dirigée par d’anciens élèves. La couverture est devant ses yeux, ORPHEUS. Ces sept grosses lettres l’interpellent. Ce sera donc SEUPHOR

Copyright Claude Guibert 2008

Moments privilégiés

De la performance

Quand la manifestation dans l’espace public mobilise aussi bien la performance des artistes que l’action politique ou syndicale, la frontière entre les deux modes d’expression se révèle parfois ténue.
Lors de la marche pour le climat à Paris, les militants de l’organisation ANV COP21 ont exposé ce dimanche 8 Décembre cent portraits présidentiels d’Emmanuel Macron décrochés pour dénoncer “l’inaction climatique” du gouvernement. Tout en scandant “Nous sommes toutes et tous décrocheurs de portraits”, les participants ont brandi ces portraits du chef de l’État à l’envers. Ce jeu de subversion des images auquel se juxtaposait le principe d’accumulation conférait, je crois, à cette initiative l’aspect d’une performance artistique au-delà de sa vocation politique.

Ce même 8 décembre un mouvement syndical dans le domaine hospitalier se joignait à la manifestation pour dénoncer à la fois les conditions de travail dans les hôpitaux et les blessures et mutilations dont ont été victimes certains manifestants. Les cotons tiges géants portés par les agents hospitaliers avaient pour mission, j’imagine, de déboucher les oreilles des gouvernants sourds à leurs revendications.
Ce principe d’objets surdimensionnés n’est pas sans rappeler celui du Pop-art avec ces cotons tiges gigantesques. Les blouses blanches des manifestants ne pouvaient qu’accentuer la dimension plastique d’une initiative inscrite dans une démarche de revendication syndicale et politique. La manifestation syndicale prend alors l’aspect d’un happening qu’il est tentant de rapprocher de la performance artistique.
Cette dualité se retrouve dans les propositions des artistes depuis de nombreuses années.

Fred Forest

On ne peut pas ne pas évoquer la performance historique de Fred Forest en 1973 à Sao Polo. Organisant un défilé de pancartes … blanches dans les rues de la ville, l’absence de message revendicatif se révéla plus fort que les slogans potentiels.

XII Biennale Sao Polo 1973 Fred Forest


L ’artiste fort du statut acquis lors de la XII Biennale, critique le régime militaire en place avec cette manifestation dans les rues de Sao Paulo et dénonce l’atteinte aux libertés fondamentales. L’appui des médias et la complicité active des artistes et des intellectuels brésiliens en fera un événement international.. C’en était trop. Cette fois, Fred Forest a bien été cerné… par la police militaire. Il sera conduit et interrogé au DOPS (département de la police politique) durant quatre heures. La performance artistique acquiert, dans le contexte du lieu et de l’époque, une dimension politique militante.

« Zero Demo »

Quand l’artiste Hongrois Endre Tót, organise, au début des années 80, des manifestations sans slogan comme « Zero Demo » , à Viersen, en Allermagne (1980), la performance artistique dans laquelle les participants brandissent des panneaux blancs seulement remplis du chiffre zéro, cette même proximité entre l’acte artistique et la revendication politique se vérifie.

« Zero Demo » , à Viersen Allermagne (1980) Endre Tó

« La révolution des couleurs »

En avril 2016, la Macédoine a commencé la « Révolution de couleurs ». « Plutôt que des piquets, des flammes et des routes bloquées, les manifestants macédoniens ont décidé de s’armer de pistolets à peinture et de ballons. » Les manifestants réclamaient le report des élections , la démission du président  Gjorge Ivanov. La révolution des couleurs, associant l’engagement militant et le geste artistique, privilégie alors l’usage perturbateur de la peinture plutôt que pavés, boulons, objets divers susceptibles d’être meurtriers.

Le 18 mai, sous la pression de l’opposition, de l’ Union européenne, et sûrement un peu de la révolution des couleurs, le Parlement macédonien a voté le report des élections. Cette fois l’action politique et la stratégie artistique se sont conjugués pour faire de l’espace public le lieu historique de la performance.

Expositions

Kiki Smith : l’ombre du père

Serait-ce le chant du cygne pour les expositions d’art contemporain à la Monnaie de Paris ?
Les informations récentes faisant état du départ de la directrice des expositions, Camille Morineau, quelques semaines après l’annulation d’une rétrospective consacrée à Jean Tinguely et la décision de la direction générale sur l’abandon des expositions d’art contemporain semblent sceller le sort de cette aventure pour l’institution.
L’exposition Kiki Smith serait donc la dernière manifestation de ce parcours. Pour l’artiste il s’agit dans le même temps d’une première exposition personnelle dans une institution française.

Est-ce un privilège ou un fardeau d’être la fille du sculpteur Tony Smith ? On pourrait imaginer plus anonyme comme paternité. On observera que le livret remis aux visiteurs de l’exposition occulte totalement cette filiation. La référence au masculin doit-elle être à ce point éradiquée ? Il me semble que l’information sur ce père célèbre sculpteur n’est pas anodine et qu’elle aurait eu légitimement sa place dans l’investigation documentaire sur l’approche du parcours de sa fille. Autre artiste réputée : la mère de Kiki Smith est la chanteuse d’opéra Jane Lawrence. La sœur de Kiki , Seton, embrasse également la carrière d’artiste comme photographe.
Ce sont peut-être les raisons pour lesquelles Kiki semble avoir interrogé son identité tout au long de son œuvre. Cette recherche donne aussi le sentiment qu’elle pourrait s’être opérée « contre » cette paternité encombrante. Tony Smith a élaboré une œuvre abstraite rigoureuse voire austère qui l’a situé comme un pionnier de l’art minimaliste. Kiki Smith prendra elle le chemin d’une exploration du corps humain. Puis cette quête identitaire passe également par celle de la féminité à partir des années quatre-vingt. Explorer le rôle social, culturel et politique des femmes c’est aussi se situer dans cet espace. L’Histoire même est mise à contribution : héroïnes de contes, sorcières, figures féminines bibliques apparaissent. Kiki Smith souligne, notamment, le sort de ces sorcières, oubliées de l’histoire et qui selon elle, devraient avoir un monument dans chaque ville . Et l’artiste donne à voir ce martyre sur un bûcher.

« Famille Addams »

« Pyre woman Kneeling » 2002

La relation à la mort occupe une place singulière dans cette « Famille Addams » comme la désigne Kiki Smith.
Dans le New Jersey où elle habitait : « Il y avait une pierre tombale avec notre nom devant la maison ». La fascination de son père pour la mort n’aurait-elle aucune influence sur l’oeuvre de sa fille ? « J’avais cette vision que je devais faire une autre arche de Noé, mais elle était pleine d’animaux morts ». Le besoin impérieux de resituer l’être humain dans le cosmos aura également son importance. « L’œuvre de Kiki Smith s’apparente ainsi a une traversée, une quête romantique de l’union des corps avec la totalité des êtres vivants et du cosmos. D’éléments microscopiques aux organes, des organes au corps dans son ensemble, puis du corps aux systèmes cosmiques, l’artiste explore la relation entre les espèces et les échelles, cherchant l’harmonie qui nous unit avec la nature et l’univers. »
L’exposition montre les aspects multiples dans la création de cette artiste prolifique. La tapisserie, notamment, lui a offert l’opportunité de développer un cycle influencé par la Tapisserie de l’Apocalypse et par le Chant du Monde de Jean Lurçat qu’elle découvre en France. Douze tapisserie naitront entre 2012 et 2017. Et comme la Monnaie de Paris l’accueille, elle participe également à la création de médailles. Cette ultime exposition d’art contemporain à la Monnaie de Paris signe le passage dans l’institution d’une commissaire d’exposition qui a tracé sa ligne éditoriale avec notamment en 2017 « Women House » abordant la production contemporaine des femmes artistes dans leur relation explosive entre un genre – le féminin – et un espace – le domestique. S’attaquer au système patriarcal animait cette exposition collective. Faut-il pour autant gommer l’ombre du père dans l’œuvre de Kiki Smith ?

Photos : Monnaie de Paris

Kiki Smith

Du 18 octobre 2019 au 9 février 2020
Monnaie de Paris
11 quai de Conti
75006 Paris