
Le blog des Chroniques du Chapeau noir poursuit la publication de « Seuphor, libre comme l’art », écrit par Claude Guibert sur la vie de l’écrivain, historien et artiste Michel Seuphor (1901-1999), de son vrai nom Fernand Berckelaers. Ce livre a été écrit en 2008 et sera publié intégralement à raison de quelques pages par publication, une fois par semaine.
Publication N°2
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L’esprit nouveau
Pas de temps à perdre. Le 15 juin 1921, le premier numéro d’ Het Overzicht paraît. Fernand et Geert Pijnenburg, son complice d’édition, suffoqués par leur propre audace, parcourent une fois encore le manifeste :
-« Les tours de notre civilisation occidentale, rongées par l’âge, doivent-elle bientôt s’écrouler pour que naisse une société nouvelle ? Ou bien, enfant difforme qui n’a guère vécu encore, cette civilisation traverse-t-elle une nuit insolite avant l’aurore de la résurrection ? » (1)
Relire encore ce sommaire flamboyant où Fernand Berckelaers se métamorphose soudain en Seuphor. Orphéus ….Seuphor. Fernand Berckelaers reste à Anvers. Seuphor découvrira le monde. Het Overzicht sera le fer de lance des luttes flamingantes. La revue deviendra le lieu d’un nouvel humanisme. Fernand en est convaincu. Difficile cependant d’appeler hasard ce qui guide ses pas, quatre mois plus tard, dans une salle de l’Athénée d’Anvers. Bien sûr il est un habitué de ces lieux de conférences. Certes, ce jour là, il est disponible. Mais cette soirée d’octobre 1922, Fernand l’ignore encore, va bouleverser sa vie. Une voix s’élève dans cette enceinte :
-« Le règne de l’esprit a commencé ! »
Devant un public clairsemé, une silhouette mince comme un fil, s’agite. Costume noir, chemise noire, cravate noire, l’homme plonge un regard pénétrant sur l’auditoire. A travers la lanterne magique du conférencier surgissent les signes d’une ère nouvelle : « Composition avec gris, rouge, jaune et bleu » d’un certain Piet Mondrian. « Peinture pure » de Christian Emil Küpper, « Composition arithmétique », « Contre composition simultanée ». Les images du projecteur se bousculent sous le geste fébrile de l’orateur. Fernand observe le public pétrifié de l’Athénée, le départ ostensible de quelques auditeurs, les rires étouffés des autres.
Quel est donc ce prédicateur profane dont l’intervention provoque un tel choc dans l’univers de Fernand Berckelaers ?

Le peintre, théoricien de l’art, directeur de revue Christian Emil Marie Küpper a pris le pseudonyme de Théo Van Doesburg. Avec sa revue De Stijl, depuis 1918, il brandit l’étendard du néoplasticisme pour lequel son compagnon de route Piet Mondrian prône l’usage exclusif dans la peinture de lignes droites agencées horizontalement ou verticalement et mises en rapport entre elles selon des principes de parallélisme ou d’orthogonalité. Ensemble ils veulent atteindre un art universel attaché à l’emploi d’une palette limitée aux trois couleurs primaires, appliquées en aplats, auxquelles s’ajoutent le blanc, le noir et le gris. Van Doesburg défend avec véhémence une nouvelle conscience esthétique où peinture, architecture, mobilier doivent ensemble intégrer les principes du néoplasticisme. De la petite cité hollandaise de Leyde vient de s’élancer un mouvement destiné à se propager dans toute l’Europe et jouer un rôle déterminant dans l’avènement de la pensée rationaliste dont l’avant-garde des années vingt et trente s’imprègne. Gerrit Rietveld et sa chaise rouge et bleu, les maisons ouvrières conçues par Jacobus Oud près de Rotterdam, le Bauhaus où Van Doesburg développe ses théories, tous participent à cette Internationale de l’esprit nouveau.
De cette rencontre d’octobre 1921 jaillit le signal d’un nouveau départ. Seuphor quitte l’Athénée ébloui par cette découverte, grisé par ces quelques mots bredouillés devant le maître sous le regard attendri des deux femmes en fourrures formant sa garde rapprochée. Sans attendre, il faut qu’il s’en ouvre à ce peintre présent dans la salle : Josef Peeters. Brocardé pour sa peinture géométrique, l’artiste se montre flatté de l’intérêt que ce jeune homme inconnu lui manifeste. Oubliés les quolibets essuyés après son exposition du café El Bardo, à quelques pas de l’Athénée. Sa récente immersion dans l’abstraction trouve en quelques instants tout son sens. Fernand s’enflamme pour sa revue. Une ardente obligation le porte. Voilà sa véritable vocation : Het Overzicht (Le Panorama) va souffler l’esprit nouveau partout.
Copyright Claude Guibert 2008
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1 Théo van Doesburg « De Stijl » août 1921 Manifeste III « Vers une nouvelle formation du monde. ».